GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1982 |
Le Symbole de la Lumière Pour comprendre un symbole,
il convient de saisir la nature du « signifiant », c'est-à-dire de la réalité
concrète dont on fait l'image d'une réalité d'un autre ordre. Qu'est-ce donc que
la lumière, au sens physique ? Ce n'est pas la science moderne que nous
interrogerons ; car c'est d'un savoir plus ancien, plus proche de l'expérience
immédiate, que procèdent les images et les symboles. Aussi ferons-nous appel à
celui que Dante appelle « il maestro de color che sanno » (le maître de ceux
qui savent), Aristote, qu'il imagine devisant avec d'autres philosophes dans le
lieu de pénombre réservé dans son Enfer aux justes qui ne purent connaître la
vraie foi. Contrairement à
l'opinion des partisans des atomes, explique Aristote dans le traité De Anima,
la lumière n'est pas quelque chose qui se transporte, une sorte d'effluve ; car
ce prétendu mouvement pourrait sans doute nous échapper pour une courte
distance, « mais que, de l'Orient à l'Occident, il passe inaperçu, c'est là une
supposition invraisemblable ». Pour comprendre la nature de la lumière, l'idée
essentielle est celle du diaphane, c'est- à-dire de la qualité de transparence
qui est propre à l'Air, à l'Eau et à certains corps solides comme les cristaux
(qui appartiennent à l'élément Terre). Le diaphane — dont nous dirions qu'il
caractérise un certain milieu — est ce qui, sans être visible par soi,
rend visibles les choses colorées. Encore faut-il, pour que les choses colorées
deviennent effectivement visibles dans le diaphane, que celui-ci passe de la
puissance à l'acte : le diaphane en puissance est ce qu'on appelle proprement obscurité
; le passage de l'obscurité à la clarté du « diaphane en acte » se produit par
l'action d'un agent illuminant, qui est le Feu, le soleil ou un autre
corps céleste ; alors les objets colorés affectent le milieu diaphane «
activité », qui à son tour affecte l’œil, de telle sorte que soit accomplie la
fonction propre de la lumière, qui est de dévoiler le monde sensible dans la
richesse de ses couleurs et la variété de ses formes. Enfin, si l’œil peut
recevoir la lumière, c'est parce qu'il contient lui-même un milieu diaphane, et
participe ainsi à la nature de la lumière : une chose ne peut en effet agir que
sur ce qui est, dans une certaine mesure, semblable. Cette théorie, à la
fois naïve et subtile, scientifiquement fausse mais en un sens plus fidèle à la
réalité que les constructions de la science, Aristote lui-même en a compris la
richesse symbolique. Lorsqu'il en vient,
dans le De Anima, à décrire l'intelligence, fonction supérieure
de l'âme, il la compare à un élément diaphane, à la fois « milieu » et «
récepteur », dans lequel se révèlent les intelligibles, c'est-à-dire les
Formes, abstraites de leur matière sensible ; mais le passage de l'obscurité de
la sensation à la clarté de l'intellection suppose en outre l'action d'un agent
illuminant, comparable au soleil, qu'Aristote appelle « l'intellect
agent » . C'est dans les moments d'illumination, dans l'éclair de
compréhension, que nous prenons conscience de la présence en nous de cette instance
mystérieuse ; mais sa présence est permanente, car, en tant qu'acte pur,
l'intellect agent est impassible et sans mélange ; or, ces caractères sont
précisément ceux qu'Aristote attribuait à la Matière du Ciel, l'Ether ou
Cinquième Elément, qui échappe au cycle de la génération et de la
corruption où sont engagés les quatre éléments du monde sublunaire. Ainsi, par
l'intellect, noue serions apparentés au règne de la pure lumière, que nous
représentons sous l'aspect de la Voûte Etoilée et des « grands luminaires
»... C'est ici, comme
Dante prit congé de son guide Virgile, que nous nous séparerons de notre
philosophe. La lumière qui
éclaire nos travaux, en effet, n'est pas celle de l'illumination intellectuelle.
L'intellection n'est que l'une des composantes de cette illumination que nous
associons à l'initiation et de cette lumière que nous associons au travail
maçonnique. Les premiers versets de l'Evangile de Jean, que nous lisons au
début de nos tenues, nous rappellent le lien indissoluble entre Parole,
Lumière et Vie : « en elle (la Parole) était la Vie, et la Vie était
la Lumière des hommes ». C'est dans cette
association que nous pouvons comprendre la signification proprement initiatique
du symbole de la lumière, tout en gardant présents à notre esprit les éléments
de la description aristotélicienne. En premier lieu, en tant qu'elle est essentiellement transparence,
la fonction propre de la lumière est de déployer un « milieu » où les choses et
les êtres se donnent à voir. N'est-ce pas d'abord en ce sens que la lumière «
éclaire nos travaux » ? Dans l'espace de la Loge, qui reproduit l'espace du
Monde (comme tout espace sacré), toutes les paroles sont perçues, et
l'attention de chacun est dirigée sur leur sens. On pourrait dire : on laisse
leur sens se dévoiler (au lieu de les considérer comme les expressions d'individualités
qui s'affrontent), et par conséquent on permet à la vérité de se dévoiler à
travers elles. A ce point de vue
encore, la description d'Aristote nous enseigne qu'il y a un rapport étroit
entre lumière et ordre. En cela d'ailleurs, il peut être
rapproché de saint Jean, qui associe lumière et logos : la lumière, en effet,
est ce par quoi un monde de formes (par opposition à un chaos) est possible.
René Guénon remarque à ce propos (dans « Aperçus sur l'initiation ») que le mot
sanscrit Loka, qui signifie Monde, Cosmos, a pour racine Lok, qui signifie voir
(et qui est à rapprocher de Lux). Nous sommes ici en présence d'une triple
analogie, au niveau du macrocosme, du cosmos symbolique de la Loge, et du
microcosme de l'individu : La création du
monde à partir d'un chaos originel ne fait qu'un avec le surgissement d'une
lumière originelle, Urlicht, éclairant les Ténèbres. L'harmonie de la
Loge, lieu de recherche en commun de la vérité et du bien, est la manifestation
d'une parcelle de cette lumière ; l'harmonie, l'unité de la Loge sont
indissociables de cette transparence qu'on appelle lumière. L'initié, comme
individu, passe des ténèbres à la lumière en actualisant les potentialités non
développées et chaotiques qui constituaient sa personnalité « profane ». La
lumière représente le mode de conscience auquel l'homme peut accéder,
lorsqu'il triomphe de l'opacité des pulsions instinctuelles et dirige son regard
vers les formes intelligibles qui constituent l'ordre du monde dans son unité,
sa vérité et sa beauté. De même que l’œil ne peut recevoir la lumière que parce
qu'il est lui-même « diaphane », l'initié ne peut comprendre le principe
spirituel qui illumine le monde que dans la mesure où il accède à la
transparence intérieure par la connaissance et l'unification du Soi. C'est, en second
lieu, vers la Source de la lumière spirituelle que le symbolisme
maçonnique oriente notre regard. Aristote enseigne que, sans l'action' d'un «
illuminant » apparenté au feu, il n'est de transparence qu'en puissance,
obscurité. A ce point de vue,
notre symbolisme peut paraître étrangement pléthorique. Faut-il mentionner les
deux « grands luminaires » (l'un illuminant directement, l'autre de façon
diffuse) ? Les trois « étoiles » qui brillent sur les trois piliers, symboles
des trois principes de la Sagesse, de la Force et de la Beauté ? Ou encore, ce
que la tradition désigne comme les « trois grandes lumières de la maçonnerie »
: le Livre de la Loi Sacrée, l'Equerre:et le Compas ? Mais n'est-ce pas
précisément un caractère de la Lumière, que sa source ne se distingue pas
immédiatement, au sein du visible, de tous les autres objets qu'elle rend
visibles ? En fait nous savons
bien que la source originelle de la lumière spirituelle est symbolisée dans le
Temple par le Delta lumineux, et que c'est précisément vers cet «
illuminant », situé exactement à l'Orient, que nous tournons symboliquement nos
regards. Cela signifie que nous avons, en « recevant la lumière », acquis la
connaissance d'un fait simple et « évident », dont la reconnaissance est au
fond de toutes les religions et de toutes les traditions initiatiques : à
savoir que nous ne pouvons comprendre et créer que par
participation à la Source éternelle de la Conscience et de la Créativité, que
nous appelons le Grand Architecte de l'Univers et que le rituel invoque afin
qu'il « éclaire et protège nos travaux ». A la lumière émanée
de cette Source répond l'ardeur qui anime l'initié et le rend apte à la
recevoir. « Ton œil est la lampe de ton corps », dit l'Evangile de Luc (XI,
34), appliquant à l'illuminant le principe de similitude qu'Aristote appliquait
à l'élément diaphane. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner de voir, dans le
tableau du deuxième degré, l'Etoile Flamboyante, symbole de cette ardeur
immanente au cœur de l'homme, prendre précisément la place du Delta Lumineux,
symbole d'une source transcendante de lumière : « procession » à partir du
Principe et « conversion » vers le Principe sont une seule et même chose. Ainsi la vieille
physique aristotélicienne, en distinguant dans la lumière l'élément diaphane
et la source illuminante, en établissant d:autre part un rapport de
similitude entre la source et le récepteur, nous enseigne symboliquement que
l'homme ne peut espérer participer au règne de la Lumière qu'à condition de
réaliser en lui-même la juste et difficile proportion entre la pensée et
le cœur, la lucidité et la ferveur, l'élément Eau et
l'élément Feu ; rejoignant en cela l'enseignement des alchimistes qui
professaient que la perfection de l'or, symbole du Soi réintégré, résulte d'une
juste proportion entre les deux principes, préalablement purifiés, du Mercure
(apparenté à l'Eau) et du Soufre (apparenté au Feu). B. R. |
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