GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1983

Que penser des origines templières
de la Franc-maçonnerie ? (*)

Au hasard de vos excursions, de vos pèlerinages touristiques dans le beau pays de France, il vous a été à tous donné de visiter, d'admirer ces commanderies imposantes, ces églises méditatives, ces donjons sonores qui apportent, à près de huit cents ans d'intervalle, un témoi­gnage de ce que fut jadis la richesse de l'Ordre des Templiers. Certains de ces édifices patinés par le temps dans leur harmonie de ruines offrent le spectacle douloureux et magnifique des splendeurs passées. D'autres, en cours de restauration, retrouvent, après des années d'outrages, leur configuration ancienne. Ces monuments apportent leur contribution à une histoire des plus prodigieuses, des plus fascinantes, des plus secrètes si on en juge par l'intérêt qu'elle suscite, les passions qu'elle éveille, les légendes qui s'y attachent.

Cette histoire intense et passionnée, nous allons la reprendre à notre tour, non seulement dans ce qu'elle peut avoir d'événementiel, mais également dans la longue filiation spirituelle forgée par la mémoire des siècles.

Avant d'être nation, la France fut une chrétienté. Au début de notre ère, sous l'influence des évangélistes, l'âme greco-romaine entrée sur le vieux fond celtique s'est plongée tout entière dans la spiritualité qui lui venait de l'Orient. Alors que le monde romain s'effondre sous les enva­hissements barbares, la civilisation se réfugie auprès des prêtres. Tâton­nante au sortir des ruines, la foi devient plus sûre d'elle-même. Vers l'an 1000, l'Europe se recouvre d'églises tandis que les universités retentissement des disputes théologiques et que les pèlerins se pressent sur les chemins de croix.

Mais la foi, si sûre d'elle-même à l'intérieur, se trouve alors menacée de l'extérieur.

L'Islam, surgi des sables de l'Arabie, a progressivement envahi la Syrie, le Proche-Orient, l'Afrique du Nord, une grande partie de l'Espagne. La situation empira aux alentours de l'an 1000 avec l'appa­rition des Turcs, venant des âpres steppes de la haute Asie, qui allaient apporter;, à la religion de Mahomet une vigueur nouvelle trempée de la misère et de la combativité de longs siècles de nomadisme. Les massa­cres de chrétiens se multipliaient dans les lieux saints. L'empire byzantin qui jouait depuis cinq siècles le rôle de tampon entre l'Asie et l'Europe menaçait de s'effondrer sous les coups de boutoirs répétés. S'il venait à disparaître — ce qui arriva finalement en 1453 — la route de l'Europe centrale serait ouverte aux Infidèles.

Il fallait agir et agir vite. C'est ce que comprit un homme qui fut à la fois un grand pape et un fin politique, Urbain II. Le 27 novembre 1095, lors du concile de Clermont, Urbain II appelle toute la chrétienté aux armes pour la défense de la foi. Au cri de « Dieu le veut », l'Occident, soulevé par un élan d'enthousiasme, lève ses armées et prend fièrement la route de l'Orient. A la tête de la première croisade, Godefroi de Bouillon atteignit Constantinople un soir de décembre 1098, et le 15 juillet 1099 Jérusalem était pris de haute lutte aux Musulmans.

Dans cette Palestine reconquise, les Croisés établirent un nouvel État : le royaume franc de Jérusalem.

Le premier roi de ce nouveau royaume sera Baudoin, frère de Godefroi de Bouillon, qui avait refusé de porter la tiare dans la ville où le Christ avait porté la couronne d'épines. Mais dans cette Palestine, le royaume franc paraît bien isolé. Les routes qui y conduisent ne sont pas sûres. Des deux cent mille pèlerins qui avaient quitté le Bosphore en avril 1101 et qui constituaient ce qu'on appelait « la croisade des pauvres gens », quelques milliers seulement purent atteindre Jérusalem. Les autres furent massacrés ou réduits en esclavage.

Selon un chroniqueur de l'époque, « personne ne pouvait aller tranquillement visiter les lieux saints car les brigands et les voleurs infestaient les chemins, surprenaient les pèlerins, en détroussaient un grand nombre et en massacraient beaucoup ».

Cette situation ne pouvait durer. En 1119, Hugues de Payens, Geoffroy de Saint-Omer et sept autres chevaliers fondent un ordre de chevalerie pour assurer la police des routes pour protéger les pèlerins contre les Sarrazins, les bandits et les pillards. Le roi Baudoin logea ces preux chevaliers qui ne possédaient aucune église et aucune habitation à l'emplacement où se situait naguère le temple de Salomon. Le rapprochement ne fut pas sans suite. Ceux qui à leurs origines se nommaient eux-mêmes « les pauvres chevaliers du Christ », devinrent désormais les chevaliers du Temple ou les Templiers.

Les Templiers ne vont pas tarder à trouver un appui précieux. Bernard de Clairvaux, le Saint-Bernard de l'histoire sainte, s'intéresse à leur sort et salue cette nouvelle chevalerie apparue sur la Terre de l'incarnation. Reprenant la théorie de saint Augustin sur les deux glaives, Spirituel et Temporel, l'ermite de Clairvaux assigne aux Templiers la mission d'être l'épée de la foi. Il rédige lui-même la règle de l'Ordre qui sera approuvée au concile de Troyes en 1128. Cette règle ne subira par la suite que des modifications légères.

Au sein de l'Ordre cohabitent deux catégories de membres :

— les chevaliers, tous membres de la noblesse, et qui sont les combat­tants proprements dits ;

— les sergents, recrutés dans le peuple ou dans la bourgeoisie, et qui sont les écuyers ou les aides des chevaliers.

Au service de l'Ordre se trouvent également des domestiques, des artisans, des serviteurs.

L'Ordre du Temple est un ordre de chevalerie religieuse et, en tant que tel, son statut est à la fois mi-laïque et mi-ecclésiastique.

La règle que doivent suivre les Templiers est extrêmement stricte dans la mesure où elle veut concilier deux préoccupations qui semblaient jusqu'alors incompatibles : la vie religieuse et la vie militaire. Elle s'arti­cule autour des trois principes fondamentaux : « l'obéissance, la pauvreté, la chasteté ».

L'Ordre lui-même est voué à Notre-Dame. Ce n'est pas un hasard. Dans l'intense piété du Moyen Age, la Vierge adoucit les dogmes sacrés jusqu'au point où l'amour divin rejoint l'amour humain.

Le Templier vit en communauté avec ses frères. La vie collective dans l'égalité rigoureuse de chacun des membres est alors considérée comme le symbole de la charité et de la fraternité. Ainsi qu'il en va dans les autres ordres religieux, les journées sont ordonnancées dans les moin­dres détails. Les obligations religieuses sont nombreuses. On se lève tôt pour chanter les matines, on récite force patenôtres, on rend des actions de grâce, on jeûne au carême, on célèbre les saints. Les tâches domesti­ques ou d'entretien requièrent de longues heures. Une tenue irréprochable est exigée dans les lieux publics. Les repas sont pris en silence au réfec­toire en écoutant une leçon généralement tirée de l'Écriture Sainte.

Chez les Templiers, le principe de pauvreté est poussé à l'extrême. Un chevalier du Temple ne doit rien posséder en propre, et dès son entrée dans l'Ordre, ses biens sont remis à la collectivité. Les biens de chacun deviennent ainsi la richesse de tous. Cette prescription ne souffre aucune dérogation. Trouverait-on en effet de l'argent dans les effets d'un frère après sa mort qu'il n'aurait point droit à une sépulture chrétienne.

Enfin, la discipline est sévère, et les fautes, comme les incartades, face à la règle, sont toujours sévèrement sanctionnées.

Mais les Templiers sont aussi des soldats et la rigueur de leurs obligations militaires ne le cède en rien à leur ascèse monastique.

Les règles militaires ne sont pas moins strictes que les prescriptions religieuses. Le Templier doit respecter rigoureusement les commande­ments de son chef. Il n'est pas autorisé à prendre l'initiative de l'attaque et doit, en toutes circonstances, rester prudent et circonspect. En revanche, il ne peut jamais se soustraire au combat, fût-ce à un contre trois. Il ne doit jamais demander quartier et aucune rançon ne saurait jamais être versée pour sa libération. En toutes circonstances, il doit être le dernier à quitter le combat. Le Templier est toujours reconnaissable à son habit blanc avec la croix rouge pattée. Le blanc est l'emblème de l'innocence, le rouge celui du martyre. Sur les champs de bataille flotte fièrement le beaussant, nom qui sera donné à l'étendard des Templiers. Celui-ci se présente sous forme d'un drapeau noir et blanc pour indiquer, comme le rapporte Jacques de Vitry, que les Templiers sont « francs et bienveillants pour leurs amis, mais noirs et terribles pour leurs ennemis ».

Il n'est pas simple d'entrer dans l'Ordre du Temple. Les demandes d'admission sont examinées par le chapitre qui fait procéder à un interrogatoire serré du postulant pour savoir s'il n'a pas d'épouse ou de fiancée, s'il n'a pas de dettes, s'il n'est pas engagé dans un autre ordre par des vœux et des promesses, s'il est en bonne santé, s'il n'est le serf de personne.

On l'avertit à plusieurs reprises des grandes duretés de la maison, des rigueurs de l'Ordre, de ses obligations d'obéissance. « A grand peine — le prévient-on — vous ferez ce que vous voulez. Si vous voulez être a Acre, l'on vous enverra en terre de Tripoli ou d'Antioche ou d'Arménie ou l'on vous mandera en Pouille ou en Sicile, ou en Lombardie ou en France... Et si vous voulez dormir, on vous fera veiller ; et si vous voulez quelquefois veiller, on vous commandera d'aller vous reposer dans votre lit. »

Si le postulant persévère dans son intention, il sera reçu dans le Temple après avoir prononcé de nombreuses promesses quant au respect de la règle de l'Ordre.

L'Ordre des Templiers dispose d'une très large autonomie au sein du monde religieux et profane. C'est un ordre souverain qui s'administre librement et qui relève exclusivement du Saint-Siège. Ses structures hiérarchisées sont assez typiques de la société féodale dont il fait partie. A la tête de l'organisation templière, un Maître qui est élu par l'Ordre selon une procédure particulière et qui est considéré comme un prince indépendant. Gardien de la règle, le Maître est assisté d'un maréchal qui administre l'armée du Temple, et d'un sénéchal pour la gestion des biens de la communauté. Toutefois, les décisions importantes sont prises par une instance collégiale, le chapitre. Le Temple est dispensé de toute imposition royale ou ecclésiastique. Il peut, en revanche, percevoir des dîmes, posséder des terres et des vassaux. Les Templiers ont le privilège de se faire enterrer dans leurs églises et dans leurs cloîtres ; ils ont leurs propres prêtres, leurs propres chapelains qui ne relèvent pas de l'évêque de l'endroit.

Tous les frères doivent ferme obéissance au Maître dont les ordres doivent être exécutés sans retard. Mais le Maître lui-même doit appliquer les décisions du couvent, c'est-à-dire de l'ensemble des frères. Le secret absolu doit être conservé par les frères sur les travaux des chapitres et du couvent.

Le Temple n'est pas le seul ordre de chevalerie sur la terre des croisades. Coexistant à côté de lui, l'Ordre des Hospitaliers, également très puissant, les Chevaliers teutoniques, l'Ordre de Saint-Jean de Jéru­salem, l'Ordre du Saint-Sépulcre. Pour sa part, l'Ordre du Temple, avec l'appui de Bernard de Clairvaux, va connaître un essor prodigieux. Il recrute de nombreux adeptes. De grands seigneurs s'engagent dans ses rangs pour servir en Terre Sainte. La plupart d'entre eux apportent leurs biens à l'Ordre qui s'enrichit de manière considérable. Il est aussi des féodaux qui répugnent à quitter leurs terres. Ceux-là aussi font des donations splendides aux Templiers, ce qui, après tout, est un moyen de participer à la croisade sans risquer sa vie. On trouve dans les testaments de l'époque de nombreuses clauses en faveur de l'Ordre. En Orient, l'Ordre avait droit de conquête. Il pouvait disposer librement des cités, des châteaux, des terres pris aux Infidèles. Les armes pouvaient alors être une précieuse source de revenus. En ces temps de troubles, de nombreuses personnes enfin, artisans, châtelains, hommes libres, se placent sous la protection des Templiers en apportant leurs biens.

L'Ordre du Temple ne tardera pas à acquérir une fortune prodi­gieuse. Son implantation déborde largement le royaume franc de Jérusalem et même la France qui lui fournit ses premiers chevaliers. Ses ramifications s'étendent dans la péninsule ibérique, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne. Pour les besoins de l'administration, l'Ordre a créé des pro­vince ayant à leur tête un commandeur ; ces provinces regroupent un certain nombre de commanderies qui sont constituées par un ensemble de bâtiments agricoles.

Les Templiers sont en effet à la tête d'un immense patrimoine, avec des châteaux, des fermes, des domaines, des droits divers sur les marchés et les foires ; un très grand nombre de personnes, serfs et hommes libres, sont employées sur les possessions du Temple. Les preux chevaliers savent se montrer des agriculteurs habiles qui perfectionnent au plus haut degré les techniques agronomiques de l'époque. A Paris, même, ils se sont fait apprécier par l'assèchement du quartier toujours appelé « du Marais ». Ce sont également des commerçants avisés. Ils participent acti­vement au commerce entre l'Orient et l'Occident pour les épices, le coton, l'alun. A l'instar des riches cités marchandes — Venise, Gênes ou Pise —, l'Ordre dispose de sa propre flotte. Au sens moderne du terme, il a su mettre sur pied une véritable agence de voyages pour l'organisation des pèlerinages en Terre Sainte.

Mais les Templiers se révéleront surtout des financiers remarquables. L'argent dont ils disposent est énorme. Cet argent provient soit des revenus des diverses activités du Temple, soit des placements effectués auprès de lui en raison de la confiance qu'il inspire. Tel marchand, te] pèlerin qui craint d'être dévalisé sur la route de Jérusalem n'hésitera pas à lui confier son or. Les Templiers savent faire fructifier revenus et dépôts et, malgré les tabous religieux, pratiquent sans vergogne les prêts à intérêts. Avant les sociétés financières italiennes du xiv' siècle, le Temple sera véritablement le précurseur de la banque moderne, l'inventeur de la lettre de change, le propagateur des prêts hypothécaires. Le Temple de Paris, qui se présente comme une véritable place forte à l'intérieur de la capitale du royaume, constitue le centre des opérations financières de l'Europe occidentale.

On a pu dire que le Temple était une Eglise dans l'Eglise, un Etat dans l'Etat. En réalité, il s'agit plutôt d'une sorte de société internationale avec laquelle doivent traiter les puissants du monde. Ainsi voit-on saint Louis, en 1248, quémander les concours financiers des Templiers pour affréter les vaisseaux qui lui permettront de gagner la Palestine.

L'histoire de l'Ordre du Temple sera intimement liée à ce royaume franc de Jérusalem qui a été à l'origine de sa fondation.

Dans ce royaume fondé par l'épée et préservé pendant deux siècles par l'épée, les Templiers joueront un rôle primordial. Le royaume est rendu fort vulnérable compte tenu de la longueur des frontières à garder contre une population hostile. Il faut sans cesse se battre. Sur les champs de bataille du Proche-Orient, l'Ordre du Temple se couvre de gloire. Il participe à presque tous les combats où, plus que tout autre, il verse l'impôt du sang. On leur remet des châteaux, voire des villes fortifiées pour assurer la garde du royaume.

Mais les Templiers ne sont pas seulement des combattants ; ils savent aussi s'adapter au milieu En dehors des combats, ils entretiennent de bons rapports avec les musulmans. Ils sont tolérants pour les us et cou­tumes locaux. A l'inverse de la pratique de certains croisés, les Templiers respectent et parfois protègent les cultes islamiques. A Jérusalem, les Templiers protègent une mosquée où les musulmans peuvent librement pratiquer leur religion. Aussi n'est-il pas étonnant qu'ils jouissent auprès des populations locales d'une grande autorité et d'un grand prestige ; ainsi, les musulmans exigent souvent la caution des Templiers pour tel ou tel accord passé avec les latins. Au demeurant, l'Ordre du Temple a su parfaitement comprendre que la négociation est le complément indispensable de la puissance militaire ; il développe alors sa propre diplomatie auprès des principaux chefs islamiques.

Mais il est aussi des pages plus sombres.

Rien n'est simple dans cet Orient sophistiqué. Des problèmes déli­cats et compliqués sont empestés par les sourds antagonismes des clans les manoeuvres des puissants. Ayant sa place dans toutes les grandes affaires du royaume, l'Ordre du Temple ne résiste pas de participer à ces menées délétères. Il entretien des relations médiocres avec les autres ordres de chevalerie et en particulier son grand concurrent et rival, l'Ordre des Hospitaliers. L'animosité entre les deux obédiences prend parfois l'allure de conflits ouverts. Les Templiers se mêlent des querelles dynastiques qui ne tardent pas à naître à Jérusalem. lls ont leur propre conception des rapports avec les musulmans. Trop souvent l'Ordre du Temple a tendance à conduire sa propre stratégie, ses propres négo­ciations au mieux de ce qu'il considère ses intérêts mais qui ne coïncident pas nécessairement avec ceux du royaume. Dans toutes ces questions, le rôle des Templiers n'est ni pire ni meilleur. Mais la partici­pation à ces intrigues médiocres leur font perdre une grande part du prestige conquis par les armes.

Au demeurant, la stabilité de ce royaume ne sera jamais bien assurée. Encerclés par les Sarrazins, les Arméniens, les Syriens, les Druses, les Turcs, les Égyptiens, il est perpétuellement menacé de mort. Jérusalem sera reprise par le sultan Saladin en décembre 1187, soit moins d'un siècle après le déclenchement de la première croisade. Tous les grands de la chrétienté défilent alors en Terre Sainte pour tenter de prolonger l'existence précaire d'un royaume qui, privé de la capitale, avait perdu sa raison d'être.

On vit successivement passer Frédéric Barberousse qui, tué acci­dentellement, ne put faire ses preuves mais entra dans la légende ; Philippe-Auguste, navré que ses devoirs de chrétien l'éloignassent ainsi de la France qu'il s'empressa à la première occasion de regagner ; Richard Cœur de Lion, le plus intrépide sans doute de tous les preux mais qui perdit pratiquement toutes les grandes batailles ; Louis VII, accompagné de son épouse, Aliénor d'Aquitaine, dont l'attitude volage fait les délices de la Cour avant de constituer sans doute la cause première de la Guerre de Cent Ans. Rempli de piété, Louis IX, le Saint-Louis de l'Histoire, débarque à son tour et veut prendre les infidèles à revers. Son expédition, mal préparée, finit par le désastre de la Mansura.

Rien n'y fit. Reprise en 1229, Jérusalem sera définitivement perdue en 1244. En 1291, la chute de Saint-Jean-d'Acre marque la fin du royaume. Dans une défense héroïque, les Templiers ont résisté jusqu'à la mort, mais ils furent submergés par les Turcs. Les autres places de la Terre Sainte, Tyr, Sidon, Tortose, allaient être évacuées sans combat. Dans l'île de Rouad, les Templiers allaient résister jusqu'en 1303.

Après l'effondrement du royaume des croisades, les Templiers se replient sur l'île de Chypre et surtout sur leur commanderie d'Europe. A l'époque, le roi de France Philippe le Bel est en conflit ouvert avec la papauté.

La richesse du Temple excite la convoitise du roi tenaillé par les soucis financiers alors que l'ordre semble n'avoir plus aucune utilité depuis la perte de la Terre Sainte. Sa puissance apparaît comme une insulte au souverain qui, souvent avec brutalité, s'efforce de réduire les féodaux pour affermir le pouvoir royal. Réduire ce puissant Ordre sera d'autant plus facile que l'Ordre du Temple, par sa richesse et ses privilèges, a suscité bien des jalousies et des animosités.

Le 13 octobre 1307 se déroule « une des opérations policières les plus extraordinaire de tous les temps » (Levis-Mirepoix). A l'aube, tous les Templiers sont arrêtés dans les trois mille commanderies répandues dans tout le royaume. Le chancelier Guillaume de Nogaret va se saisir lui-même du Grand Maître.

Le procès des Templiers va se prolonger pendant sept ans. Ils sont accusés de toute une série de crimes. Ainsi, ils seraient responsables de la perte du royaume de Jérusalem, ils se seraient secrètement convertis à l'Islam et ralliés aux musulmans, ils omettraient sciemment, pendant leurs messes, les paroles de consécration de l'hostie, ils insulteraient le crucifix, ils nieraient l'efficacité des sacrements, ils s'adonneraient à des pratiques magiques, ils se livreraient à des pratiques scandaleuses.

Normalement, le procès des Templiers aurait dû être conduit par des commissions ecclésiastiques émanant du pape lui-même. Mais le roi, qui ne veut pas se dessaisir de ses proies, ne l'entend pas ainsi. Le pape de l'époque, Clément V, tente bien de soustraire les Templiers de la justice de Philippe le Bel. Mais, contraint de résider en France, il est pratiquement sous la coupe du roi. Le pape tente bien de faire trainer les choses, de temporiser de façon à gagner le plus de temps, mais il doit finalement s'incliner.

Dans les faits, il ne faut pas accorder trop d'importance aux pré­tendus aveux des accusés. A bien des égards, le procès des Templiers ne diffère guère des autres procès de l'époque menés par l'Inquisition. On trouve toujours des histoires de maléfices, des rapports avec Satan, des sornettes impensables. Les Templiers, sous la torture, reconnaissent pour la plupart les forfaits dont on les accuse. L'un d'eux, Aimery de Villiers, confiera même : « J'avouerai que j'ai tué Dieu ». D'ailleurs, les commissions ecclésiastiques qui enquêtent à l'étranger et qui procè­dent à des interrogatoires absolument libres ne retiennent aucun des griefs qui, en France, ont servi de prétexte à l'incarcération des Templiers.

Le 10 octobre 1312, par sa bulle Vox Clamantis, le pape décrète l'abolition de l'Ordre, sans toutefois prononcer sa condamnation. Le 18 mars 1314, sur le parvis de Notre-Dame, comparaissent les quatre dignitaires de l'Ordre : Jacques de Molay, le Maître ; Hugues de Pairaud, visiteur de France ; Geoffroy de Charnay, précepteur de Normandie ; Geoffroy de Gonneville, précepteur du Poitou et d'Aquitaine. Trois cardinaux et l'archevêque de Sens énoncent la sentence qui les condam­nent à la réclusion perpétuelle.

A ce moment éclate un cri dont la rénonance n'est aujourd'hui pas encore éteinte. Solennellement, Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay hurlent à la foule rassemblée leur innocence en déclarant que leur seul crime avait été de se prêter à de faux aveux pour sauver leur vie mais que la règle du Temple était juste, sainte et catholique et que l'Ordre n'avait pas commis les hérésies et les péchés qu'on lui attribuait.

Sur injonction du roi, les deux dignitaires furent imémdiatement déclarés relaps et en tant que tels brûlés le soir-même sur un petit îlot de la Seine, approximativement situé à la pointe du Vert-Galant.

Ainsi s'achève l'histoire glorieuse et tragique de l'Ordre du Temple. Ou plutôt, une histoire s'achève, alors qu'une autre commence. On ne se sera jamais autant intéressé aux Templiers que depuis qu'ils ont disparu. Jamais on n'aura autant fouillé les registres, sondé les souterrains, exploré les pierres pour tenter de découvrir un mystérieux secret qui ne vint jamais.

De nombreuses traditions rapportent qu'après la mort tragique de Jacques de Molay, l'Ordre se serait reconstitué dans la clandestinité. La filiation des Grands Maîtres varie d'ailleurs selon les auteurs.

Pour certains d'entre eux, des Templiers fuyant les persécutions royales se seraient réfugiés en Ecosse et la règle du Temple aurait servi de base' à la constitution de la Franc-Maçonnerie écossaise.

Toutes ces constructions reposent en général sur le postulat que l'Ordre du Temple, au contact des musulmans et des nombreuses sectes religieuses de Palestine, aurait été pénétré par l'ésotérisme et par les courants de pensées contraires à la tradition romaine.

Je ne m'attarderai pas sur toutes ces supputations qui prennent leur origine dans l'Ordre du Temple.

Au risque de décevoir les amateurs de mystères en carton pâte, je dirai qu'il faut prendre avec beaucoup de réserve toutes ces spéculations.

Aucune étude sérieuse n'a pu établir que l'Ordre du Temple avait pu survivre à sa disparition. En revanche, les études historiques les plus récentes ont montré que la filiation directe entre les Templiers et la Franc-Maçonnerie écossaise est plus qu'hasardeuse.

Rien ne prouve également, comme on l'a souvent dit, et comme on le dit encore souvent, que l'Ordre fut un carrefour d'ésotérisme. Les longues années de contact avec les musulmans ne constituent pas en elles-mêmes un élément de preuve.

Dans les inventaires qui ont été dressés dans les commanderies sur ordre de Philippe le Bel on n'a, malgré de minutieuses recherches, retrouvé ni idoles, ni livres hérétiques, ni règles secrètes. On a, en revanche, amassé en abondance les registres de comptes, les ouvrages de piété, les reliquaires. Les graffiti que l'on a pu découvrir dans certaines prisons templières — Gisor, Chinon, Domme — posent, certes, un problème, mais ne démontrent pas, contrairement à certaines conclu­sions hâtives, des messages se situant en dehors de la tradition catho­lique et romaine.

Devons-nous, dans ces conditions, refermer le dossier et conclure que toute filiation entre l'Ordre du Temple et la Franc-Maçonnerie relève de l'affabulation, voire de l'élucubration. Certains l'on fait. Ils n'ont pas nécessairement raison.

On ne trouve aucune mention des Templiers dans les Constitutions d'Anderson promulguées en 1723 et qui fondent la Franc-Maçonnerie spéculative moderne. Le Temple n'apparaît pas non plus dans le célèbre discours de Ramsay qui revendique néanmoins les Croisés parmi les ancêtres de l'Ordre maçonnique (1). Pourtant les références templières abondent dans de nombreuses obédiences maçonniques du xviii' siècle. Selon une tradition, qui s'est poursuivie jusqu'à nos jours, un certain nombre de loges se réclament directement de l'héritage des Templiers.

Certains Francs-Maçons, dans la recherche de leurs racines, auraient- ils trop cédé à la légende ? Cette manière de conclure diffère plus qu'elle ne résoud le problème. Pourquoi, en effet, avoir retenu spéciale­ment les Templiers alors que la Franc-Maçonnerie aurait pu se trouver bien d'autres « ancêtres » ? Pourquoi les Francs-Maçons, fils de la Lumière, croient-ils nécessaire d'asseoir leurs origines sur une histoire du Moyen Age ?

Pour répondre à cette question, je crois possible d'avancer deux séries de raisons.

Le souvenir des Templiers est resté particulièrement vivace dans la mémoire populaire. On trouve de nombreuses traces de leur existence dans les dictons, les légendes, les folklores régionaux. On leur attribue, parfois à tort, parfois à raison, de nombreuses constructions. On raconte à leur sujet des histoires étranges. L'Ordre, il est vrai, se prêtait à toutes les légendes.

Tout avait été prodigieux, excessif, démesuré chez les Templiers, leur ascension prodigieuse, leur organisation exemplaire, leur richesse insolente, leur chute vertigineuse, leurs souffrances inhumaines. On ne peut oublier une telle aventure : pour stimuler les fantasmes et les appétits, il y avait également ce fabuleux trésor du Temple qui aurait été soustrait à la convoitise de Philippe le Bel et des agents royaux pour être caché on ne sait où. A la recherche de ce mystérieux trésor, que de terre n'a-t-on pas remué, depuis des siècles... toujours en vain.

Planait également sur le royaume de France ce qu'on appelait « la malédiction des Templiers ».

On rapporte que du haut de son bûcher, le Maître de l'Ordre, Jacques de Molay, avait, dans une attitude de suprême défi, convoqué le pape dans une délai de quarante jours et le roi de France dans un délai d'un an à comparaître devant le tribunal de Dieu. Cet épisode, qui inspira à Maurice Druon sa grande fresque des Rois Maudits, semble bien avoir été forgé par l'imagination populaire. Mais, si on en croit le poète et chroniqueur Geoffroy de Paris, le Maître aurait effecti­vement dit : « Je vais mourir, Dieu sait que c'est à tort. Il arrivera bientôt malheur à ceux qui nous condamnent sans justice ».

Toujours est-il que le malheur devait effectivement s'abattre sur le royaume et plus particulièrement sur ceux qui avaient organisé la des­truction de l'Ordre du Temple. Quarante jours plus tard, le 20 avril, le pape Clément V mourait à Rochemaure, en Provence. La même année, Philippe le Bel mourait à Fontainebleau des suites d'une chute lors d'une chasse au sanglier. Il n'avait pas encore atteint ses quarante-six ans. Guillaume de Nogaret, Guillaume de Plaisians, Enguerrand de Marigny et quelques autres grands personnages, acharnés contre les Templiers, devaient disparaître rapidement de mort subite ou violente. Mais, surtout, en l'espace de treize ans devait disparaître sans aucune descendance la lignée des Capétiens directs qui avait régné sans solution de continuité sur la France pendant près de 350 ans (un temps égal à celui qui s'est écoulé de la mort d'Henri IV à la guerre de 1940).

Dans l'imagination de certains, la malédiction des Templiers fut particulièrement tenace. Sur la place de la Révolution, ce 21 janvier 1794, alors que l'aide de Samson brandissait au peuple la tête de celui qui était encore il y a peu de temps, roi de France et de Navarre par la grâce de Dieu, il se serait trouvé quelqu'un pour s'écrier : « Jacques de Molay, tu es vengé ! ». Toujours est-il que par une de ces facéties dont l'histoire a le secret, c'est dans la tour du Temple, cette tour qui symboli­sait la puissance de l'Ordre, cette tour qui, pendant des années devait servir de prison au Maître pendant sa captivité douloureuse, c'est dans la tour du Temple que devait être enfermée la monarchie déchue (Louis XVI et sa famille). C'est dans la tour du Temple que devait disparaître, encore tout enfant, l'héritier des Capétiens, Louis XVII, victime expiatoire d'une tragédie qui le dépassait.

Dans cette descente des siècles, il est aussi des canaux moins tourmentés.

De nombreuses corporations de métier s'étaient développées sous la protection des Templiers. Compte tenu des franchises dont elles jouissaient (possibilité d'exercer, privilèges fiscaux, etc.), on les appelait « les francs métiers ». Ces corporations conservèrent leur franchise malgré la suppression de l'Ordre. Elles conservèrent le souvenir du Temple qui était à l'origine de leur développement. Ce fut particulièrement vrai pour celle du bâtiment.

Les Templiers ont laissé dans la pierre une oeuvre considérable. Or, depuis l'Antiquité, les ordres de bâtisseurs semblent avoir été perméables aux traditions occultes. Les collèges romains de métiers conservaient secrètement non seulement des procédés techniques, mais également tout un symbolisme philosophique, religieux ou magique. Mais ce qu'on peut appeler le symbolisme triompha véritablement pendant notre Moyen Age. « Comprendre et expliquer une chose — écrit le médiévaliste Etienne Gilson — consistait pour un penseur à cette époque à montrer qu'elle était le symbole ou le signe d'une réalité plus profonde, qu'elle proclamait ou signifiait quelque chose d'autre ». Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la vie profane, professionnelle, sacrée, du Moyen Age, fut hautement marquée de symboles, de rites, et intégrée dans une prégnante cosmogonie. Ce sont les siècles des grands sanctuaires romans et gothiques, mais bâtir est un art qui requiert la coopération étroite d'artistes, d'ouvriers, de savants. L'iconographie des cathédrales relève que l'hermétisme, l'ésotérisme, étaient familiers aux bâtisseurs.

Par un phénomène de symbiose bien connu en Histoire, l'ésotérisme véhiculé par les francs-métiers allait se centrer sur l'Ordre du Temple disparu qui avait si longtemps, si bien, si largement assuré leur protection.

Après la destruction de l'Ordre, certains templiers trouvèrent refuge dans des sociétés secrètes mais, à vrai dire, l'Inquisition elle-même avait créé toutes les conditions de cette greffe. N'accusait-elle pas l'Ordre des superstitions impies, de pratiques magiques ? D'après elle, tous les crimes du Temple étaient commandés par une règle secrète remontant à la haute Antiquité. Cette légende, forgée pour la cause d'un procès inique, devait se consolider au cours des âges, mais avec une toute autre signification. Le Temple détruit allait constituer le grand vaisseau invisible assurant le transport du Moyen Age au Siècle des Lumières de la tradition ésotérique.

Cette transposition était d'autant plus commode à réaliser que l'Ordre du Temple offrait de nombreux éléments propres à faciliter une construction mythique.

Hugues de Payens n'était-il pas originaire de cette terre de Champagne qui passe pour avoir été un haut lieu de la tradition celtique ? Ils étaient neuf — dit-on — lors de la fondation de l'Ordre. Or, le nombre neuf est considéré comme un nombre magique dans la symbolique des nombres. Mais surtout les pauvres chevaliers du Christ avaient reçu la garde du lieu le plus prodigieux, le plus sacré de toute l'Histoire Sainte, le temple de Salomon d'où, comme je l'ai dit, il tire précisément leur nom. L'an passé, lors d'une précédente conférence, j'ai retracé l'histoire de ce sanctuaire. Le temple de Salomon est le premier temple de la tradition judéo-chrétienne. Il a été bâti quelque mille ans avant notre ère par un roi qui fut à la fois sage et savant pour abriter les Tables de la Loi que l'Éternel Jahvé avait remis à Moïse sur le mont Sinaï. Détruit par Nabuchodonosor, roi de Babylone, il fut recons­truit une nouvelle fois par Hérode. C'est dans ce temple que Jésus prêcha et tenta de se faire entendre. C'est dans ce temple que prièrent les premiers chrétiens. Le temple de Salomon sera définitivement détruit en 70 après Jésus-Christ. Le Mur des Lamentations à Jérusalem rappelle un emplacement et symbolise une perte irréparable.

Mais selon une tradition très lointaine, un secret est enfoui dans le temple disparu. Qu'est-ce que ce secret ? Son contenu paraît infiniment variable.

Pour certains, ce sont les secrets magiques de Salomon. D'après toute une tradition, dont on retrouve certains échos dans la Bible, le roi Salomon, comme d'ailleurs son père ,le roi David, pratiquait la sorcellerie, les rites secrets. Pour les Arabes, Salomon fut un enchanteur. Notre Moyen Age en fit un magicien, un poète, un sorcier, un savant. Pendant des siècles le Livre des Clavicules de Salomon, avec ses formules incantatoires, a constitué le bréviaire le plus vénéré des mages. Gardiens des vestiges du temple qu'ils reproduisaient d'ailleurs sur leur sceau, les chevaliers du Christ furent regardés comme les héritiers et les dépo­sitaires de cette pratique mystérieuse.

L'Orient arabe devait jouer un, rôle considérable dans tout l'hermé­tisme du Moyen Age. Puisqu'ils s'étaient développés eux aussi sur ces terres de Palestine et de Syrie particulièrement riches en philosophes, les Templiers se devaient d'assurer le passage de l'Orient à l'Occident des rites, des symboles, des secrets véhiculés jusqu'alors par la tradition arabe. Ainsi, les chevaliers du Christ auraient appris « le goût du mys­tère, l'organisation hiérarchique des grades comme chez les Ismaéliens et les Esséniens, mais aussi la vision transcendantale des choses et la recherche d'un état béatique et d'une félicité dans la connaissance bien au-dessus des religions » (1). On a donné à leur emblème une signifi­cation symbolique. La croix pâtée de gueule formée de quatre éléments, quatre triangles aux sommets convergents était sensée représenter le feu de l'action. L'étendard de l'Ordre noir et blanc représentait le mani­chéisme dans l'alternance des Ténèbres et de la Lumière.

Selon une évocation plus chrétienne, ce serait le Graal lui-même qui aurait été enseveli dans les ruines du temple de Salomon. D'après une légende rapportée par un évangile apocryphe, le Graal serait cette coupe qui aurait permis à Joseph Arimathie de recueillir quelques gouttes du sang du Christ lorsque la lance du soldat romain le perça sur la croix.. On sait à quel point toute la littérature du Moyen Age, avec Robert de Boron et Chrétien de Troyes, sera marqué par cette queste du Graal. Le Graal, c'est en effet l'objet mystérieux qui permet de posséder toutes les richesses de la terre, c'est l'objet magique qui révèle la vérité du monde, c'est le symbole aussi bien matériel que spirituel de la Grand­ oeuvre. Les chevaliers du Temple, cette authentique chevalerie de la foi conçue par saint Bernard, devinrent ainsi les conquérants et les gardiens du Graal. Pour Daniel Rops, « dans la queste du Graal, les principaux thèmes se relient de maintes façons à la tradition templière ». Dans son grand poème, à la fois allégorique et chevaleresque, Parsifal, Wolfram d'Eschenbach, au début du XIII° siècle, fait des Templiers les gardiens du Graal. La légende templière vient ici rejoindre celle des romans de la Table Ronde et du cycle arthurien.

S'ils ne possédèrent jamais le Graal, les Templiers participèrent véri­tablement à la Grand-Oeuvre. L'or qu'ils firent si bien fructifier par leur habilité économique ne valait-il pas le sortilège de la transmutation des métaux. Mais surtout en étendant leur influence sur l'ensemble de la chrétienté, les chevaliers du Christ réactualisaient toute la tradition, tout le souvenir du Temple. On sait que le chevalier Ramsay fait des croisades une source de la tradition maçonnique. Les tailleurs de pierre du Moyen Age rangeaient le temple de Salomon comme le modèle des édifices de l'Antiquité. Aussi, en bâtissant des églises, des cathédrales, en se transmettant tous ces secrets de l'Art royal dont l'origine plonge au coeur de ces sociétés antiques, les compagnons du Moyen Age, les artisans de l'art, tous ceux qui ont transformé la pierre brute en un mouvement de lumière, eh bien ils reconstruisaient à leur manière le temple de Jérusalem.

Ainsi s'éclaire, ainsi se construit l'authentique filiation entre l'Ordre du Temple et la Franc-Maçonnerie. Sur le plan historique, voir dans les Francs-Maçons, les héritiers des Templiers ne peut être considéré que comme une légende, on pourrait même dire une fable. Sur le plan spirituel, la légende prend valeur symbolique. En effet, le temps passant sur ses splendeurs et ses douleurs, le Temple s'éleva lui-même à la hauteur d'un symbole. Un symbole fait lui-même toute une architecture de symboles. Les matériaux provenant de la destruction de l'Ordre du Temple allaient servir de pierres symboliques pour une nouvelle architecture dont les allégories multiples permettent de comprendre une réalité autrement plus forte que celle qui résulte de considérations étroitement événementielles. De symbole en symbole, se déroule ainsi la grande filiation spirituelle qui relie l'Ordre du Temple à la Franc-Maçonnerie.

La Franc-Maçonnerie revendique sa part dans l'héritage du com­pagnonnage et de la chevalerie ; ces deux courants faisant partie inté­grante de la réalité et de la légende templières. La Franc-Maçonnerie range la symbolique du temple de Salomon dont on vient de voir le rôle qu'il tenait dans la légende templière, au centre de son enseignement. Elle étudie les outils qui permettent de le construire, les matériaux qui le composent, les symboles qu'il contient ; elle veut retrouver les secrets de maître Hiram, architecte, qui dirigeait la construction du temple et qui a été tué par trois mauvais compagnons.

Revendiqué par les juifs, les musulmans, les chrétiens, les courants johannistes, le temple est par lui-même le symbole de la sagesse et de l'universalité des hommes et du savoir.

Mais il y a davantage. Transposée plusieurs siècles en arrière et en tenant compte évidemment des caractéristiques propres à chaque époque, et en intégrant la part nécessaire qui revient à la Tradition, la Franc-Maçonnerie reprend à son compte l'idéal élevé qui s'est manifesté dans l'Ordre du Temple.

Ne s'agit-il pas une fois encore d'édifier un ordre ? Non pas un ordre quelconque dans sa composition, ses principes et ses buts, mais au contraire un ordre rigoureux dans le recrutement de ses membres, exigeant sur son organisation, intraitable sur les finalités.

Un ordre dans lequel n'entreront que ceux qui sont dignes d'y accéder et dignes de recevoir le message que seule l'authentique initiation permet de communiquer.

Un ordre composé d'hommes libres, soumis à la Règle, non pas une Règle qui opprime mais une Règle qui affranchit car elle exige de l'homme la mise en œuvre de ses qualités supérieures.

Un ordre qui ne se borne point aux frontières étroites des États et des Nations, mais qui peut étendre son influence chez tous les peuples et tous les continents ; un ordre qui établisse le dialogue entre l'Orient et l'Occident, le Nord et le Midi.

Un Ordre qui soit véritablement universel, aussi bien dans sa composition que dans les objectifs qu'il se propose d'atteindre.

Un ordre qui trouve sa joie dans la pratique fervente de la Frater­nité. Ecce quam bonus et quam jucundum habitare fratres (« Voici qu'il est bon, qu'il est agréable d'habiter tous ensemble en frère », chantaient jadis les Templiers. « Les Francs-Maçons se reconnaissent comme Frères et se doivent aide et assistance », proclame la constitution de la Grande Loge de France.

Il s'agit de créer aujourd'hui comme hier un ordre tout entier tourné vers une mission très haute, un ordre qui soit du monde dans la mesure où il n'ignore rien des préoccupations de la vie quotidienne, mais un ordre qui également transcende le monde dans la mesure où il se veut soumis à une loi d'une essence supérieure qu'on appelle Dieu ou le Grand Architecte de l'Univers.

Cette filiation symbolique telle que je viens de l'établir peut, à bien des égards, surprendre et peut-être même choquer. Pourtant, à y regarder de plus près, cette construction n'est singulière qu'en apparence. Les grandes religions, en effet, ne sont-elle pas édifiées sur tout un ensemble de mythes et de symboles qui, au sens premier du terme, sont absolument contraires à la vérité historique mais qui confèrent à la foi sa vraie dimension ? Ainsi la Nativité, la place de la Vierge dans le firmament romain, la vie des saints ne peuvent surgir d'une étude méthodique de la réalité vécue ; elles constituent, du point de vue historique, des légendes. Au niveau spirituel, toutes ces représentations sacrées ont valeur de symbole.

Que les esprits forts se gardent de se réjouir. Il n'y aurait certes pas besoin de gratter beaucoup pour découvrir la somme de mythes et de légendes sur lesquels reposent — et je parle de toutes sans excep­tion — les idéologies modernes.

La tradition ésotérique et occultiste qui, au cours des âges, s'est greffée sur l'Ordre disparu, loin de le dénaturer, lui a, au contraire, conféré une dimension symbolique considérable.

A côté de l'Église de Pierre, majestueuse dans ses institutions, a existé ce qu'on a appelé l'Église de Jean, une Église sans églises, sans cardinaux et sans évêques, mais qui intègre des courants les plus divers venus des lointaines civilisations, courants néo-platonicien, aristotélicien, gnostique, mazdéen, coranique, égyptien, manichéiste, etc. Elle est aussi porteuse de lumière dans la mesure où elle refuse de laisser enfermer le savoir dans des dogmes figés. Les risques, évidemment, étaient grands. Mais à l'époque où les bûchers s'allumaient, où on condamnait les Galilées, il était des hommes bravant la force des tabous et la rigueur de l'Inquisition, qui sondaient avec leurs moyens dérisoires les profon­deurs de la nature pour lui arracher ses secrets. Dans la vie quotidienne, l'Église de Pierre n'était pas toujours très éloignée de l'Église de Jean. Ainsi les constructeurs de cathédrales, tailleurs de pierres, fondeurs, menuisiers et maçons, dont on disait souvent que pour exercer leur art ils devaient passer un pacte avec le diable, travaillaient à la gloire de l'Église de Pierre en conservant dans leur confrérie fermée des secrets qui remontaient à la plus haute antiquité et qui sont le legs de l'Église de Jean.

Dès le XIX° siècle, des historiens comme Jules Michelet ont mis en évidence l'apport de ces courants de pensée qui se sont perpétués hors des institutions officielles et le plus souvent persécutés par elles. Des travaux plus récents sont venus confirmer cette approche.

La Renaissance, le Siècle des Lumières, la médecine, la science moderne puisent leurs racines très profondes dans les anciens mystères, les messages des cabalistes, les penseurs arabes, l'attitude des sorcières, les énigmes des hermétistes, la quête des alchimistes. Que seraient l'art, la littérature, la science, l'histoire, la . création en tous genres sans les connaissances, les allégories, les symboles et les mythes qui, ainsi, nous ont été légués ?

Dans la forme qu'elle prend au xviii° siècle, la Franc-Maçonnerie se présente comme le syncrétisme des divers fleuves qui, pendant des siècles, ont fécondé l'Occident.

Elle ne renie pas ses origines qui se confondent avec celles de la chrétienté. Mais elle intègre toute la tradition occultiste qui a permis de transmettre jusqu'à nos jours le message du monde gréco-romain. Elle reconnaît l'apport des prophètes et des évangélistes qui fondent la civili­sation judéo-chrétienne, mais elle veut aussi prendre en compte la philo­sophie grecque, la gnose, la mystique venue d'Asie.

Parce qu'elle procède à . la fois de l'Occident et de l'Orient, la tradition templière se présente comme le point de rencontre de l'Église de Pierre et de l'Église de Jean. Elle veut réaliser la jonction du message d'amour délivré par les Saintes Écritures et de l'humanisme éclos jadis sous le ciel de Grèce. Elle se veut par excellence le lieu où se rassem­blent, à condition qu'ils soient tolérants mais sans distinction de race, de nationalité, de confession, des hommes libres, qu'ils soient de foi ou de raison.

Plongée dans les ténèbres, l'humanité avance à tâtons. Mais il fut de tout temps des hommes de lumière pour la conseiller et lui montrer la voie. Mais sera-t-il possible de reproduire un jour dans les rapports humains l'harmonie qui règne dans l'univers ?

Ce Temple a été détruit et plus personne ne le reconstruira jamais. Mais s'est perpétrée la longue chaîne de tous ceux qui ont voulu cons­truire. La Franc-Maçonnerie, pour sa part, se réclame de cet héritage.

De maillon en maillon, de symbole en symbole s'égrène la filiation spirituelle qui, par l'intermédiaire des Templiers, relie le temple de Salomon au temple de la Franc-Maçonnerie moderne. Car il s'agit bien de construire pour une humanité nouvelle le grand Temple de la Lumière, le Temple de la Sagesse, le Temple de la Justice, le Temple de la Liberté, le Temple de l'Amour, le Temple de la Fraternité. Beaucoup plus qu'un local, le Temple maçonnique est un symbole de la grande œuvre à accomplir.

Nous voici maintenant parvenus au seuil de ce Temple tout à la fois visible et invisible. Le Temple où, dans la conception moderne du terme, chaque frère se voue entièrement au Grand-Oeuvre. Nous ne suivrons pas le postulant qui sollicite l'honneur d'y entrer et symbolique­ment vient de frapper ses trois coups. Ce serait une autre histoire qu'il ne nous appartient pas de retracer ici. N'en doutons pas, la route sera longue et semée d'embûches. Ne parvient pas qui veut à lire les symboles et à déchiffrer le grand mystère dissimulé dans le temple. Mais le passé prodigieux qu'il aura à assumer, l'idéal glorieux dont il se réclame seront pour le nouvel initié de précieux réconforts .

Alain BOURNAZEL

(*) Conférence prononcée le 24 avril 1982 par Alain Bournazel au cercle Condorcet-Brossolette.
(1)   Ramsay fait seulement référence à l'Ordre de Saint-jean de Jérusalem qui est d'ailleurs souvent confondu avec les Templiers. « Notre Ordre s'unit intimement avec les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Dès lors et depuis lors nos Loges portèrent le nom de " Loges de Saint-Jean " dans tous les pays. »
(2)   F. Ribadeau-Dumas Lucifer, prince du monde, p. 264.

Publié dans le PVI N° 48 - 1er trimestre 1983  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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