GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1983 |
Que
penser des origines
templières
de la Franc-maçonnerie ? (*) Au
hasard de vos
excursions, de vos pèlerinages touristiques dans le beau
pays de France, il
vous a été à tous donné de
visiter, d'admirer ces commanderies imposantes, ces
églises méditatives, ces donjons sonores qui
apportent, à près de huit cents
ans d'intervalle, un témoignage de ce que fut jadis
la richesse de l'Ordre des
Templiers. Certains de ces édifices patinés par
le temps dans leur harmonie de
ruines offrent le spectacle douloureux et magnifique des splendeurs
passées.
D'autres, en cours de restauration, retrouvent, après des
années d'outrages,
leur configuration ancienne. Ces monuments apportent leur contribution
à une
histoire des plus prodigieuses, des plus fascinantes, des plus
secrètes si on
en juge par l'intérêt qu'elle suscite, les
passions qu'elle éveille, les
légendes qui s'y attachent. Cette
histoire
intense et passionnée, nous allons la reprendre à
notre tour, non seulement
dans ce qu'elle peut avoir d'événementiel, mais
également dans la longue
filiation spirituelle forgée par la mémoire des
siècles. Avant
d'être
nation, la France fut une chrétienté. Au
début de notre ère, sous l'influence
des évangélistes, l'âme greco-romaine
entrée sur le vieux fond celtique s'est
plongée tout entière dans la
spiritualité qui lui venait de l'Orient. Alors que
le monde romain s'effondre sous les envahissements barbares,
la civilisation
se réfugie auprès des prêtres.
Tâtonnante au sortir des ruines, la foi devient
plus sûre d'elle-même. Vers l'an 1000, l'Europe se
recouvre d'églises tandis
que les universités retentissement des disputes
théologiques et que les
pèlerins se pressent sur les chemins de croix. Mais
la foi, si
sûre d'elle-même à
l'intérieur, se trouve alors menacée de
l'extérieur. L'Islam,
surgi des
sables de l'Arabie, a progressivement envahi la Syrie, le
Proche-Orient,
l'Afrique du Nord, une grande partie de l'Espagne. La situation empira
aux
alentours de l'an 1000 avec l'apparition des Turcs, venant des
âpres steppes
de la haute Asie, qui allaient apporter;, à la religion de
Mahomet une vigueur
nouvelle trempée de la misère et de la
combativité de longs siècles de
nomadisme. Les massacres de chrétiens se
multipliaient dans les lieux saints.
L'empire byzantin qui jouait depuis cinq siècles le
rôle de tampon entre l'Asie
et l'Europe menaçait de s'effondrer sous les coups de
boutoirs répétés. S'il
venait à disparaître — ce qui arriva
finalement en 1453 — la route de l'Europe
centrale serait ouverte aux Infidèles. Il
fallait agir et
agir vite. C'est ce que comprit un homme qui fut à la fois
un grand pape et un
fin politique, Urbain II. Le 27 novembre 1095, lors du concile de
Clermont,
Urbain II appelle toute la chrétienté aux armes
pour la défense de la foi. Au
cri de « Dieu le veut », l'Occident,
soulevé par un élan d'enthousiasme,
lève
ses armées et prend fièrement la route de
l'Orient. A la tête de la première
croisade, Godefroi de Bouillon atteignit Constantinople un soir de
décembre
1098, et le 15 juillet 1099 Jérusalem était pris
de haute lutte aux Musulmans. Dans
cette
Palestine reconquise, les Croisés établirent un
nouvel État : le royaume franc
de Jérusalem. Le
premier roi de
ce nouveau royaume sera Baudoin, frère de Godefroi de
Bouillon, qui avait
refusé de porter la tiare dans la ville où le
Christ avait porté la couronne
d'épines. Mais dans cette Palestine, le royaume franc
paraît bien isolé. Les
routes qui y conduisent ne sont pas sûres. Des deux cent
mille pèlerins qui
avaient quitté le Bosphore en avril 1101 et qui
constituaient ce qu'on appelait
« la croisade des pauvres gens », quelques milliers
seulement purent atteindre
Jérusalem. Les autres furent massacrés ou
réduits en esclavage. Selon
un
chroniqueur de l'époque, « personne ne
pouvait aller tranquillement visiter
les lieux saints car les brigands et les voleurs infestaient les
chemins,
surprenaient les pèlerins, en détroussaient un
grand nombre et en massacraient
beaucoup ». Cette
situation ne
pouvait durer. En 1119, Hugues de Payens, Geoffroy de Saint-Omer et
sept autres
chevaliers fondent un ordre de chevalerie pour assurer la police des
routes
pour protéger les pèlerins contre les Sarrazins,
les bandits et les pillards.
Le roi Baudoin logea ces preux chevaliers qui ne possédaient
aucune église et
aucune habitation à l'emplacement où se situait
naguère le temple de Salomon.
Le rapprochement ne fut pas sans suite. Ceux qui à leurs
origines se nommaient
eux-mêmes « les pauvres chevaliers du Christ
», devinrent désormais les
chevaliers du Temple ou les Templiers. Les
Templiers ne
vont pas tarder à trouver un appui précieux.
Bernard de Clairvaux, le
Saint-Bernard de l'histoire sainte, s'intéresse à
leur sort et salue cette
nouvelle chevalerie apparue sur la Terre de l'incarnation. Reprenant la
théorie
de saint Augustin sur les deux glaives, Spirituel et Temporel, l'ermite
de
Clairvaux assigne aux Templiers la mission d'être
l'épée de la foi. Il rédige
lui-même la règle de l'Ordre qui sera
approuvée au concile de Troyes en 1128.
Cette règle ne subira par la suite que des modifications
légères. Au
sein de l'Ordre
cohabitent deux catégories de membres : —
les chevaliers,
tous membres de la noblesse, et qui sont les combattants
proprements dits ; —
les sergents,
recrutés dans le peuple ou dans la bourgeoisie, et qui sont
les écuyers ou les
aides des chevaliers. Au
service de
l'Ordre se trouvent également des domestiques, des artisans,
des serviteurs. L'Ordre
du Temple
est un ordre de chevalerie religieuse et, en tant que tel, son statut
est à la
fois mi-laïque et mi-ecclésiastique. La
règle que
doivent suivre les Templiers est extrêmement stricte dans la
mesure où elle
veut concilier deux préoccupations qui semblaient
jusqu'alors incompatibles :
la vie religieuse et la vie militaire. Elle s'articule autour
des trois principes
fondamentaux : « l'obéissance, la
pauvreté, la chasteté ». L'Ordre
lui-même
est voué à Notre-Dame. Ce n'est pas un hasard.
Dans l'intense piété du Moyen
Age, la Vierge adoucit les dogmes sacrés jusqu'au point
où l'amour divin
rejoint l'amour humain. Le
Templier vit en
communauté avec ses frères. La vie collective
dans l'égalité rigoureuse de
chacun des membres est alors considérée comme le
symbole de la charité et de la
fraternité. Ainsi qu'il en va dans les autres ordres
religieux, les journées sont
ordonnancées dans les moindres détails.
Les obligations religieuses sont
nombreuses. On se lève tôt pour chanter les
matines, on récite force
patenôtres, on rend des actions de grâce, on
jeûne au carême, on célèbre
les
saints. Les tâches domestiques ou d'entretien
requièrent de longues heures.
Une tenue irréprochable est exigée dans les lieux
publics. Les repas sont pris
en silence au réfectoire en écoutant une
leçon généralement tirée de
l'Écriture Sainte. Chez
les Templiers,
le principe de pauvreté est poussé à
l'extrême. Un chevalier du Temple ne doit
rien posséder en propre, et dès son
entrée dans l'Ordre, ses biens sont remis à
la collectivité. Les biens de chacun deviennent ainsi la
richesse de tous.
Cette prescription ne souffre aucune dérogation.
Trouverait-on en effet de
l'argent dans les effets d'un frère après sa mort
qu'il n'aurait point droit à
une sépulture chrétienne. Enfin,
la
discipline est sévère, et les fautes, comme les
incartades, face à la règle,
sont toujours sévèrement sanctionnées. Mais
les Templiers
sont aussi des soldats et la rigueur de leurs obligations militaires ne
le cède
en rien à leur ascèse monastique. Les
règles
militaires ne sont pas moins strictes que les prescriptions
religieuses. Le
Templier doit respecter rigoureusement les commandements de
son chef. Il n'est
pas autorisé à prendre l'initiative de l'attaque
et doit, en toutes
circonstances, rester prudent et circonspect. En revanche, il ne peut
jamais se
soustraire au combat, fût-ce à un contre trois. Il
ne doit jamais demander
quartier et aucune rançon ne saurait jamais être
versée pour sa libération. En
toutes circonstances, il doit être le dernier à
quitter le combat. Le Templier
est toujours reconnaissable à son habit blanc avec la croix
rouge pattée. Le
blanc est l'emblème de l'innocence, le rouge celui du
martyre. Sur les champs
de bataille flotte fièrement le beaussant, nom qui sera
donné à l'étendard des
Templiers. Celui-ci se présente sous forme d'un drapeau noir
et blanc pour
indiquer, comme le rapporte Jacques de Vitry, que les Templiers sont
« francs
et bienveillants pour leurs amis, mais noirs et terribles pour leurs
ennemis ». Il
n'est pas simple
d'entrer dans l'Ordre du Temple. Les demandes d'admission sont
examinées par le
chapitre qui fait procéder à un interrogatoire
serré du postulant pour savoir
s'il n'a pas d'épouse ou de fiancée, s'il n'a pas
de dettes, s'il n'est pas
engagé dans un autre ordre par des vœux et des
promesses, s'il est en bonne
santé, s'il n'est le serf de personne. On
l'avertit à
plusieurs reprises des grandes duretés de la maison, des
rigueurs de l'Ordre,
de ses obligations d'obéissance. « A
grand peine — le prévient-on — vous
ferez ce que vous voulez. Si vous voulez être a Acre, l'on
vous enverra en
terre de Tripoli ou d'Antioche ou d'Arménie ou l'on vous
mandera en Pouille ou
en Sicile, ou en Lombardie ou en France... Et si vous voulez dormir, on
vous
fera veiller ; et si vous voulez quelquefois veiller, on vous
commandera
d'aller vous reposer dans votre lit. » Si
le postulant persévère
dans son intention, il sera reçu dans le Temple
après avoir prononcé de
nombreuses promesses quant au respect de la règle de l'Ordre. L'Ordre
des
Templiers dispose d'une très large autonomie au sein du
monde religieux et
profane. C'est un ordre souverain qui s'administre librement et qui
relève
exclusivement du Saint-Siège. Ses structures
hiérarchisées sont assez typiques
de la société féodale dont il fait
partie. A la tête de l'organisation
templière, un Maître qui est élu par
l'Ordre selon une procédure particulière
et qui est considéré comme un prince
indépendant. Gardien de la règle, le
Maître est assisté d'un maréchal qui
administre l'armée du Temple, et d'un
sénéchal pour la gestion des biens de la
communauté. Toutefois, les décisions
importantes sont prises par une instance collégiale, le
chapitre. Le Temple est
dispensé de toute imposition royale ou
ecclésiastique. Il peut, en revanche,
percevoir des dîmes, posséder des terres et des
vassaux. Les Templiers ont le
privilège de se faire enterrer dans leurs églises
et dans leurs cloîtres ; ils
ont leurs propres prêtres, leurs propres chapelains qui ne
relèvent pas de
l'évêque de l'endroit. Tous
les frères
doivent ferme obéissance au Maître dont les ordres
doivent être exécutés sans
retard. Mais le Maître lui-même doit appliquer les
décisions du couvent,
c'est-à-dire de l'ensemble des frères. Le secret
absolu doit être conservé par
les frères sur les travaux des chapitres et du couvent. Le
Temple n'est pas
le seul ordre de chevalerie sur la terre des croisades. Coexistant
à côté de
lui, l'Ordre des Hospitaliers, également très
puissant, les Chevaliers
teutoniques, l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem,
l'Ordre du Saint-Sépulcre.
Pour sa part, l'Ordre du Temple, avec l'appui de Bernard de Clairvaux,
va
connaître un essor prodigieux. Il recrute de nombreux
adeptes. De grands
seigneurs s'engagent dans ses rangs pour servir en Terre Sainte. La
plupart
d'entre eux apportent leurs biens à l'Ordre qui s'enrichit
de manière
considérable. Il est aussi des féodaux qui
répugnent à quitter leurs terres.
Ceux-là aussi font des donations splendides aux Templiers,
ce qui, après tout,
est un moyen de participer à la croisade sans risquer sa
vie. On trouve dans
les testaments de l'époque de nombreuses clauses en faveur
de l'Ordre. En
Orient, l'Ordre avait droit de conquête. Il pouvait disposer
librement des
cités, des châteaux, des terres pris aux
Infidèles. Les armes pouvaient alors
être une précieuse source de revenus. En ces temps
de troubles, de nombreuses
personnes enfin, artisans, châtelains, hommes libres, se
placent sous la
protection des Templiers en apportant leurs biens. L'Ordre
du Temple
ne tardera pas à acquérir une fortune
prodigieuse. Son implantation déborde
largement le royaume franc de Jérusalem et même la
France qui lui fournit ses
premiers chevaliers. Ses ramifications s'étendent dans la
péninsule ibérique,
en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne. Pour les besoins de
l'administration,
l'Ordre a créé des province ayant
à leur tête un commandeur ; ces provinces
regroupent un certain nombre de commanderies qui sont
constituées par un
ensemble de bâtiments agricoles. Les
Templiers sont
en effet à la tête d'un immense patrimoine, avec
des châteaux, des fermes, des
domaines, des droits divers sur les marchés et les foires ;
un très grand
nombre de personnes, serfs et hommes libres, sont employées
sur les possessions
du Temple. Les preux chevaliers savent se montrer des agriculteurs
habiles qui
perfectionnent au plus haut degré les techniques
agronomiques de l'époque. A
Paris, même, ils se sont fait apprécier par
l'assèchement du quartier toujours
appelé « du Marais ». Ce sont
également des commerçants avisés. Ils
participent
activement au commerce entre l'Orient et l'Occident pour les
épices, le coton,
l'alun. A l'instar des riches cités marchandes —
Venise, Gênes ou Pise —,
l'Ordre dispose de sa propre flotte. Au sens moderne du terme, il a su
mettre
sur pied une véritable agence de voyages pour l'organisation
des pèlerinages en
Terre Sainte. Mais
les Templiers
se révéleront surtout des financiers
remarquables. L'argent dont ils disposent
est énorme. Cet argent provient soit des revenus des
diverses activités du
Temple, soit des placements effectués auprès de
lui en raison de la confiance
qu'il inspire. Tel marchand, te] pèlerin qui craint
d'être dévalisé sur la
route de Jérusalem n'hésitera pas à
lui confier son or. Les Templiers savent
faire fructifier revenus et dépôts et,
malgré les tabous religieux, pratiquent
sans vergogne les prêts à
intérêts. Avant les sociétés
financières italiennes
du xiv' siècle, le Temple sera véritablement le
précurseur de la banque
moderne, l'inventeur de la lettre de change, le propagateur des
prêts hypothécaires.
Le Temple de Paris, qui se présente comme une
véritable place forte à
l'intérieur de la capitale du royaume, constitue le centre
des opérations
financières de l'Europe occidentale. On
a pu dire que le
Temple était une Eglise dans l'Eglise, un Etat dans l'Etat.
En réalité, il
s'agit plutôt d'une sorte de société
internationale avec laquelle doivent
traiter les puissants du monde. Ainsi voit-on saint Louis, en 1248,
quémander
les concours financiers des Templiers pour affréter les
vaisseaux qui lui
permettront de gagner la Palestine. L'histoire
de
l'Ordre du Temple sera intimement liée à ce
royaume franc de Jérusalem qui a
été à l'origine de sa fondation. Dans
ce royaume
fondé par l'épée et
préservé pendant deux siècles par
l'épée, les Templiers joueront
un rôle primordial. Le royaume est rendu fort
vulnérable compte tenu de la
longueur des frontières à garder contre une
population hostile. Il faut sans
cesse se battre. Sur les champs de bataille du Proche-Orient, l'Ordre
du Temple
se couvre de gloire. Il participe à presque tous les combats
où, plus que tout
autre, il verse l'impôt du sang. On leur remet des
châteaux, voire des villes
fortifiées pour assurer la garde du royaume. Mais
les Templiers
ne sont pas seulement des combattants ; ils savent aussi s'adapter au
milieu En
dehors des combats, ils entretiennent de bons rapports avec les
musulmans. Ils
sont tolérants pour les us et coutumes locaux. A
l'inverse de la pratique de
certains croisés, les Templiers respectent et parfois
protègent les cultes
islamiques. A Jérusalem, les Templiers protègent
une mosquée où les musulmans
peuvent librement pratiquer leur religion. Aussi n'est-il pas
étonnant qu'ils
jouissent auprès des populations locales d'une grande
autorité et d'un grand
prestige ; ainsi, les musulmans exigent souvent la caution des
Templiers pour
tel ou tel accord passé avec les latins. Au demeurant,
l'Ordre du Temple a su
parfaitement comprendre que la négociation est le
complément indispensable de
la puissance militaire ; il développe alors sa propre
diplomatie auprès des
principaux chefs islamiques. Mais
il est aussi
des pages plus sombres. Rien
n'est simple
dans cet Orient sophistiqué. Des problèmes
délicats et compliqués sont
empestés par les sourds antagonismes des clans les
manoeuvres des puissants.
Ayant sa place dans toutes les grandes affaires du royaume, l'Ordre du
Temple
ne résiste pas de participer à ces
menées délétères. Il
entretien des relations
médiocres avec les autres ordres de chevalerie et en
particulier son grand
concurrent et rival, l'Ordre des Hospitaliers. L'animosité
entre les deux
obédiences prend parfois l'allure de conflits ouverts. Les
Templiers se mêlent
des querelles dynastiques qui ne tardent pas à
naître à Jérusalem. lls ont leur
propre conception des rapports avec les musulmans. Trop souvent l'Ordre
du
Temple a tendance à conduire sa propre stratégie,
ses propres négociations au
mieux de ce qu'il considère ses
intérêts mais qui ne coïncident pas
nécessairement avec ceux du royaume. Dans toutes ces
questions, le rôle des
Templiers n'est ni pire ni meilleur. Mais la participation
à ces intrigues
médiocres leur font perdre une grande part du prestige
conquis par les armes. Au
demeurant, la
stabilité de ce royaume ne sera jamais bien
assurée. Encerclés par les Sarrazins,
les Arméniens, les Syriens, les Druses, les Turcs, les
Égyptiens, il est
perpétuellement menacé de mort.
Jérusalem sera reprise par le sultan Saladin en
décembre 1187, soit moins d'un siècle
après le déclenchement de la première
croisade. Tous les grands de la chrétienté
défilent alors en Terre Sainte pour
tenter de prolonger l'existence précaire d'un royaume qui,
privé de la
capitale, avait perdu sa raison d'être. On
vit
successivement passer Frédéric Barberousse qui,
tué accidentellement, ne put
faire ses preuves mais entra dans la légende ;
Philippe-Auguste, navré que ses
devoirs de chrétien l'éloignassent ainsi de la
France qu'il s'empressa à la
première occasion de regagner ; Richard Cœur de
Lion, le plus intrépide sans
doute de tous les preux mais qui perdit pratiquement toutes les grandes
batailles ; Louis VII, accompagné de son épouse,
Aliénor d'Aquitaine, dont
l'attitude volage fait les délices de la Cour avant de
constituer sans doute la
cause première de la Guerre de Cent Ans. Rempli de
piété, Louis IX, le
Saint-Louis de l'Histoire, débarque à son tour et
veut prendre les infidèles à
revers. Son expédition, mal préparée,
finit par le désastre de la Mansura. Rien
n'y fit.
Reprise en 1229, Jérusalem sera définitivement
perdue en 1244. En 1291, la
chute de Saint-Jean-d'Acre marque la fin du royaume. Dans une
défense héroïque,
les Templiers ont résisté jusqu'à la
mort, mais ils furent submergés par les
Turcs. Les autres places de la Terre Sainte, Tyr, Sidon, Tortose,
allaient être
évacuées sans combat. Dans l'île de
Rouad, les Templiers allaient résister
jusqu'en 1303. Après
l'effondrement du royaume des croisades, les Templiers se replient sur
l'île de
Chypre et surtout sur leur commanderie d'Europe. A l'époque,
le roi de France
Philippe le Bel est en conflit ouvert avec la papauté. La
richesse du
Temple excite la convoitise du roi tenaillé par les soucis
financiers alors que
l'ordre semble n'avoir plus aucune utilité depuis la perte
de la Terre Sainte.
Sa puissance apparaît comme une insulte au souverain qui,
souvent avec
brutalité, s'efforce de réduire les
féodaux pour affermir le pouvoir royal.
Réduire ce puissant Ordre sera d'autant plus facile que
l'Ordre du Temple, par
sa richesse et ses privilèges, a suscité bien des
jalousies et des animosités. Le
13 octobre 1307
se déroule « une des opérations
policières les plus extraordinaire de tous les
temps » (Levis-Mirepoix). A l'aube, tous les Templiers sont
arrêtés dans les
trois mille commanderies répandues dans tout le royaume. Le
chancelier Guillaume
de Nogaret va se saisir lui-même du Grand Maître. Le
procès des
Templiers va se prolonger pendant sept ans. Ils sont accusés
de toute une série
de crimes. Ainsi, ils seraient responsables de la perte du royaume de
Jérusalem, ils se seraient secrètement convertis
à l'Islam et ralliés aux
musulmans, ils omettraient sciemment, pendant leurs messes, les paroles
de
consécration de l'hostie, ils insulteraient le crucifix, ils
nieraient
l'efficacité des sacrements, ils s'adonneraient à
des pratiques magiques, ils
se livreraient à des pratiques scandaleuses. Normalement,
le
procès des Templiers aurait dû être
conduit par des commissions ecclésiastiques
émanant du pape lui-même. Mais le roi, qui ne veut
pas se dessaisir de ses
proies, ne l'entend pas ainsi. Le pape de l'époque,
Clément V, tente bien de
soustraire les Templiers de la justice de Philippe le Bel. Mais,
contraint de
résider en France, il est pratiquement sous la coupe du roi.
Le pape tente bien
de faire trainer les choses, de temporiser de façon
à gagner le plus de temps,
mais il doit finalement s'incliner. Dans
les faits, il
ne faut pas accorder trop d'importance aux
prétendus aveux des accusés. A bien
des égards, le procès des Templiers ne
diffère guère des autres procès de
l'époque menés par l'Inquisition. On trouve
toujours des histoires de
maléfices, des rapports avec Satan, des sornettes
impensables. Les Templiers,
sous la torture, reconnaissent pour la plupart les forfaits dont on les
accuse.
L'un d'eux, Aimery de Villiers, confiera même : «
J'avouerai que j'ai tué Dieu
». D'ailleurs, les commissions ecclésiastiques qui
enquêtent à l'étranger et
qui procèdent à des interrogatoires
absolument libres ne retiennent aucun des
griefs qui, en France, ont servi de prétexte à
l'incarcération des Templiers. Le
10 octobre 1312,
par sa bulle Vox Clamantis, le pape décrète
l'abolition de l'Ordre, sans
toutefois prononcer sa condamnation. Le 18 mars 1314, sur le parvis de
Notre-Dame, comparaissent les quatre dignitaires de l'Ordre : Jacques
de Molay,
le Maître ; Hugues de Pairaud, visiteur de France ; Geoffroy
de Charnay,
précepteur de Normandie ; Geoffroy de Gonneville,
précepteur du Poitou et
d'Aquitaine. Trois cardinaux et l'archevêque de Sens
énoncent la sentence qui
les condamnent à la réclusion
perpétuelle. A
ce moment éclate
un cri dont la rénonance n'est aujourd'hui pas encore
éteinte. Solennellement,
Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay hurlent à la foule
rassemblée leur
innocence en déclarant que leur seul crime avait
été de se prêter à de faux
aveux pour sauver leur vie mais que la règle du Temple
était juste, sainte et
catholique et que l'Ordre n'avait pas commis les
hérésies et les péchés
qu'on
lui attribuait. Sur
injonction du
roi, les deux dignitaires furent imémdiatement
déclarés relaps et en tant que
tels brûlés le soir-même sur un petit
îlot de la Seine, approximativement situé
à la pointe du Vert-Galant. Ainsi
s'achève
l'histoire glorieuse et tragique de l'Ordre du Temple. Ou
plutôt, une histoire
s'achève, alors qu'une autre commence. On ne se sera jamais
autant intéressé
aux Templiers que depuis qu'ils ont disparu. Jamais on n'aura autant
fouillé
les registres, sondé les souterrains, exploré les
pierres pour tenter de
découvrir un mystérieux secret qui ne vint jamais. De
nombreuses traditions
rapportent qu'après la mort tragique de Jacques de Molay,
l'Ordre se serait
reconstitué dans la clandestinité. La filiation
des Grands Maîtres varie
d'ailleurs selon les auteurs. Pour
certains
d'entre eux, des Templiers fuyant les persécutions royales
se seraient réfugiés
en Ecosse et la règle du Temple aurait servi de base'
à la constitution de la
Franc-Maçonnerie écossaise. Toutes
ces
constructions reposent en général sur le postulat
que l'Ordre du Temple, au
contact des musulmans et des nombreuses sectes religieuses de
Palestine, aurait
été pénétré par
l'ésotérisme et par les courants de
pensées contraires à la
tradition romaine. Je
ne m'attarderai
pas sur toutes ces supputations qui prennent leur origine dans l'Ordre
du
Temple. Au
risque de décevoir
les amateurs de mystères en carton pâte, je dirai
qu'il faut prendre avec
beaucoup de réserve toutes ces spéculations. Aucune
étude
sérieuse n'a pu établir que l'Ordre du Temple
avait pu survivre à sa
disparition. En revanche, les études historiques les plus
récentes ont montré
que la filiation directe entre les Templiers et la
Franc-Maçonnerie écossaise
est plus qu'hasardeuse. Rien
ne prouve
également, comme on l'a souvent dit, et comme on le dit
encore souvent, que
l'Ordre fut un carrefour d'ésotérisme. Les
longues années de contact avec les
musulmans ne constituent pas en elles-mêmes un
élément de preuve. Dans
les
inventaires qui ont été dressés dans
les commanderies sur ordre de Philippe le
Bel on n'a, malgré de minutieuses recherches,
retrouvé ni idoles, ni livres
hérétiques, ni règles
secrètes. On a, en revanche, amassé en abondance
les
registres de comptes, les ouvrages de piété, les
reliquaires. Les graffiti que
l'on a pu découvrir dans certaines prisons
templières — Gisor, Chinon, Domme —
posent, certes, un problème, mais ne démontrent
pas, contrairement à certaines
conclusions hâtives, des messages se situant en
dehors de la tradition catholique
et romaine. Devons-nous,
dans
ces conditions, refermer le dossier et conclure que toute filiation
entre
l'Ordre du Temple et la Franc-Maçonnerie relève
de l'affabulation, voire de
l'élucubration. Certains l'on fait. Ils n'ont pas
nécessairement raison. On
ne trouve aucune
mention des Templiers dans les Constitutions d'Anderson
promulguées en 1723 et
qui fondent la Franc-Maçonnerie spéculative
moderne. Le Temple n'apparaît pas
non plus dans le célèbre discours de Ramsay qui
revendique néanmoins les
Croisés parmi les ancêtres de l'Ordre
maçonnique (1). Pourtant les
références
templières abondent dans de nombreuses obédiences
maçonniques du xviii' siècle.
Selon une tradition, qui s'est poursuivie jusqu'à nos jours,
un certain nombre
de loges se réclament directement de l'héritage
des Templiers. Certains
Francs-Maçons, dans la recherche de leurs racines, auraient-
ils trop cédé à la
légende ? Cette manière de conclure
diffère plus qu'elle ne résoud le
problème.
Pourquoi, en effet, avoir retenu spécialement les
Templiers alors que la
Franc-Maçonnerie aurait pu se trouver bien d'autres
« ancêtres » ? Pourquoi les
Francs-Maçons, fils de la Lumière, croient-ils
nécessaire d'asseoir leurs
origines sur une histoire du Moyen Age ? Pour
répondre à
cette question, je crois possible d'avancer deux séries de
raisons. Le
souvenir des
Templiers est resté particulièrement vivace dans
la mémoire populaire. On
trouve de nombreuses traces de leur existence dans les dictons, les
légendes,
les folklores régionaux. On leur attribue, parfois
à tort, parfois à raison, de
nombreuses constructions. On raconte à leur sujet des
histoires étranges.
L'Ordre, il est vrai, se prêtait à toutes les
légendes. Tout
avait été
prodigieux, excessif, démesuré chez les
Templiers, leur ascension prodigieuse,
leur organisation exemplaire, leur richesse insolente, leur chute
vertigineuse,
leurs souffrances inhumaines. On ne peut oublier une telle aventure :
pour
stimuler les fantasmes et les appétits, il y avait
également ce fabuleux trésor
du Temple qui aurait été soustrait à
la convoitise de Philippe le Bel et des
agents royaux pour être caché on ne sait
où. A la recherche de ce mystérieux
trésor, que de terre n'a-t-on pas remué, depuis
des siècles... toujours en
vain. Planait
également
sur le royaume de France ce qu'on appelait « la
malédiction des Templiers ». On
rapporte que du
haut de son bûcher, le Maître de l'Ordre, Jacques
de Molay, avait, dans une
attitude de suprême défi, convoqué le
pape dans une délai de quarante jours et
le roi de France dans un délai d'un an à
comparaître devant le tribunal de
Dieu. Cet épisode, qui inspira à Maurice Druon sa
grande fresque des Rois
Maudits, semble bien avoir été forgé
par l'imagination populaire. Mais, si on
en croit le poète et chroniqueur Geoffroy de Paris, le
Maître aurait effectivement
dit : « Je vais mourir, Dieu sait que c'est
à tort. Il arrivera bientôt
malheur à ceux qui nous condamnent sans justice ». Toujours
est-il que
le malheur devait effectivement s'abattre sur le royaume et plus
particulièrement sur ceux qui avaient organisé la
destruction de l'Ordre du
Temple. Quarante jours plus tard, le 20 avril, le pape
Clément V mourait à
Rochemaure, en Provence. La même année, Philippe
le Bel mourait à Fontainebleau
des suites d'une chute lors d'une chasse au sanglier. Il n'avait pas
encore
atteint ses quarante-six ans. Guillaume de Nogaret, Guillaume de
Plaisians,
Enguerrand de Marigny et quelques autres grands personnages,
acharnés contre
les Templiers, devaient disparaître rapidement de mort subite
ou violente.
Mais, surtout, en l'espace de treize ans devait disparaître
sans aucune
descendance la lignée des Capétiens directs qui
avait régné sans solution de
continuité sur la France pendant près de 350 ans
(un temps égal à celui qui
s'est écoulé de la mort d'Henri IV à
la guerre de 1940). Dans
l'imagination
de certains, la malédiction des Templiers fut
particulièrement tenace. Sur la
place de la Révolution, ce 21 janvier 1794, alors que l'aide
de Samson
brandissait au peuple la tête de celui qui était
encore il y a peu de temps,
roi de France et de Navarre par la grâce de Dieu, il se
serait trouvé quelqu'un
pour s'écrier : « Jacques de Molay, tu es
vengé ! ». Toujours est-il que par
une de ces facéties dont l'histoire a le secret, c'est dans
la tour du Temple,
cette tour qui symbolisait la puissance de l'Ordre, cette tour
qui, pendant
des années devait servir de prison au Maître
pendant sa captivité douloureuse,
c'est dans la tour du Temple que devait être
enfermée la monarchie déchue
(Louis XVI et sa famille). C'est dans la tour du Temple que devait
disparaître,
encore tout enfant, l'héritier des Capétiens,
Louis XVII, victime expiatoire
d'une tragédie qui le dépassait. Dans
cette descente
des siècles, il est aussi des canaux moins
tourmentés. De
nombreuses
corporations de métier s'étaient
développées sous la protection des Templiers.
Compte tenu des franchises dont elles jouissaient
(possibilité d'exercer,
privilèges fiscaux, etc.), on les appelait « les
francs métiers ». Ces
corporations conservèrent leur franchise malgré
la suppression de l'Ordre.
Elles conservèrent le souvenir du Temple qui
était à l'origine de leur
développement. Ce fut particulièrement vrai pour
celle du bâtiment. Les
Templiers ont
laissé dans la pierre une oeuvre considérable.
Or, depuis l'Antiquité, les
ordres de bâtisseurs semblent avoir été
perméables aux traditions occultes. Les
collèges romains de métiers conservaient
secrètement non seulement des procédés
techniques, mais également tout un symbolisme philosophique,
religieux ou
magique. Mais ce qu'on peut appeler le symbolisme triompha
véritablement
pendant notre Moyen Age. « Comprendre et expliquer une chose
— écrit le
médiévaliste Etienne Gilson —
consistait pour un penseur à cette époque
à
montrer qu'elle était le symbole ou le signe d'une
réalité plus profonde,
qu'elle proclamait ou signifiait quelque chose d'autre ». Il
n'est pas
étonnant, dans ces conditions, que la vie profane,
professionnelle, sacrée, du
Moyen Age, fut hautement marquée de symboles, de rites, et
intégrée dans une
prégnante cosmogonie. Ce sont les siècles des
grands sanctuaires romans et
gothiques, mais bâtir est un art qui requiert la
coopération étroite
d'artistes, d'ouvriers, de savants. L'iconographie des
cathédrales relève que
l'hermétisme, l'ésotérisme,
étaient familiers aux bâtisseurs. Par
un phénomène de
symbiose bien connu en Histoire, l'ésotérisme
véhiculé par les francs-métiers
allait se centrer sur l'Ordre du Temple disparu qui avait si longtemps,
si
bien, si largement assuré leur protection. Après
la
destruction de l'Ordre, certains templiers trouvèrent refuge
dans des sociétés
secrètes mais, à vrai dire, l'Inquisition
elle-même avait créé toutes les
conditions de cette greffe. N'accusait-elle pas l'Ordre des
superstitions
impies, de pratiques magiques ? D'après elle, tous les
crimes du Temple étaient
commandés par une règle secrète
remontant à la haute Antiquité. Cette
légende,
forgée pour la cause d'un procès inique, devait
se consolider au cours des
âges, mais avec une toute autre signification. Le Temple
détruit allait
constituer le grand vaisseau invisible assurant le transport du Moyen
Age au
Siècle des Lumières de la tradition
ésotérique. Cette
transposition
était d'autant plus commode à réaliser
que l'Ordre du Temple offrait de
nombreux éléments propres à faciliter
une construction mythique. Hugues
de Payens
n'était-il pas originaire de cette terre de Champagne qui
passe pour avoir été
un haut lieu de la tradition celtique ? Ils étaient neuf
— dit-on — lors de la
fondation de l'Ordre. Or, le nombre neuf est
considéré comme un nombre magique
dans la symbolique des nombres. Mais surtout les pauvres chevaliers du
Christ
avaient reçu la garde du lieu le plus prodigieux, le plus
sacré de toute
l'Histoire Sainte, le temple de Salomon d'où, comme je l'ai
dit, il tire
précisément leur nom. L'an passé, lors
d'une précédente conférence, j'ai
retracé l'histoire de ce sanctuaire. Le temple de Salomon
est le premier temple
de la tradition judéo-chrétienne. Il a
été bâti quelque mille ans avant notre
ère par un roi qui fut à la fois sage et savant
pour abriter les Tables de la
Loi que l'Éternel Jahvé avait remis à
Moïse sur le mont Sinaï. Détruit par
Nabuchodonosor, roi de Babylone, il fut reconstruit une
nouvelle fois par
Hérode. C'est dans ce temple que Jésus
prêcha et tenta de se faire entendre.
C'est dans ce temple que prièrent les premiers
chrétiens. Le temple de Salomon
sera définitivement détruit en 70
après Jésus-Christ. Le Mur des Lamentations
à
Jérusalem rappelle un emplacement et symbolise une perte
irréparable. Mais
selon une
tradition très lointaine, un secret est enfoui dans le
temple disparu. Qu'est-ce
que ce secret ? Son contenu paraît infiniment variable. Pour
certains, ce
sont les secrets magiques de Salomon. D'après toute une
tradition, dont on
retrouve certains échos dans la Bible, le roi Salomon, comme
d'ailleurs son
père ,le roi David, pratiquait la sorcellerie, les rites
secrets. Pour les
Arabes, Salomon fut un enchanteur. Notre Moyen Age en fit un magicien,
un
poète, un sorcier, un savant. Pendant des siècles
le Livre des Clavicules de
Salomon, avec ses formules incantatoires, a constitué le
bréviaire le plus
vénéré des mages. Gardiens des
vestiges du temple qu'ils reproduisaient
d'ailleurs sur leur sceau, les chevaliers du Christ furent
regardés comme les
héritiers et les dépositaires de cette
pratique mystérieuse. L'Orient
arabe
devait jouer un, rôle considérable dans tout
l'hermétisme du Moyen Age.
Puisqu'ils s'étaient développés eux
aussi sur ces terres de Palestine et de
Syrie particulièrement riches en philosophes, les Templiers
se devaient
d'assurer le passage de l'Orient à l'Occident des rites, des
symboles, des
secrets véhiculés jusqu'alors par la tradition
arabe. Ainsi, les chevaliers du
Christ auraient appris « le goût du
mystère, l'organisation hiérarchique des
grades comme chez les Ismaéliens et les
Esséniens, mais aussi la vision
transcendantale des choses et la recherche d'un état
béatique et d'une félicité
dans la connaissance bien au-dessus des religions » (1). On a
donné à leur
emblème une signification symbolique. La croix
pâtée de gueule formée de
quatre éléments, quatre triangles aux sommets
convergents était sensée
représenter le feu de l'action. L'étendard de
l'Ordre noir et blanc
représentait le manichéisme dans
l'alternance des Ténèbres et de la
Lumière. Selon
une évocation
plus chrétienne, ce serait le Graal lui-même qui
aurait été enseveli dans les
ruines du temple de Salomon. D'après une légende
rapportée par un évangile
apocryphe, le Graal serait cette coupe qui aurait permis à
Joseph Arimathie de
recueillir quelques gouttes du sang du Christ lorsque la lance du
soldat romain
le perça sur la croix.. On sait à quel point
toute la littérature du Moyen Age,
avec Robert de Boron et Chrétien de Troyes, sera
marqué par cette queste du
Graal. Le Graal, c'est en effet l'objet mystérieux qui
permet de posséder
toutes les richesses de la terre, c'est l'objet magique qui
révèle la vérité du
monde, c'est le symbole aussi bien matériel que spirituel de
la Grand oeuvre.
Les chevaliers du Temple, cette authentique chevalerie de la foi
conçue par
saint Bernard, devinrent ainsi les conquérants et les
gardiens du Graal. Pour
Daniel Rops, « dans la queste du Graal, les principaux
thèmes se relient de
maintes façons à la tradition
templière ». Dans son grand poème,
à la fois
allégorique et chevaleresque, Parsifal, Wolfram
d'Eschenbach, au début du XIII°
siècle, fait des Templiers les gardiens du Graal. La
légende templière vient
ici rejoindre celle des romans de la Table Ronde et du cycle arthurien. S'ils
ne
possédèrent jamais le Graal, les Templiers
participèrent véritablement à
la
Grand-Oeuvre. L'or qu'ils firent si bien fructifier par leur
habilité
économique ne valait-il pas le sortilège de la
transmutation des métaux. Mais
surtout en étendant leur influence sur l'ensemble de la
chrétienté, les
chevaliers du Christ réactualisaient toute la tradition,
tout le souvenir du
Temple. On sait que le chevalier Ramsay fait des croisades une source
de la
tradition maçonnique. Les tailleurs de pierre du Moyen Age
rangeaient le temple
de Salomon comme le modèle des édifices de
l'Antiquité. Aussi, en bâtissant des
églises, des cathédrales, en se transmettant tous
ces secrets de l'Art royal
dont l'origine plonge au coeur de ces sociétés
antiques, les compagnons du
Moyen Age, les artisans de l'art, tous ceux qui ont
transformé la pierre brute
en un mouvement de lumière, eh bien ils reconstruisaient
à leur manière le
temple de Jérusalem. Ainsi
s'éclaire,
ainsi se construit l'authentique filiation entre l'Ordre du Temple et
la
Franc-Maçonnerie. Sur le plan historique, voir dans les
Francs-Maçons, les
héritiers des Templiers ne peut être
considéré que comme une légende, on
pourrait même dire une fable. Sur le plan spirituel, la
légende prend valeur
symbolique. En effet, le temps passant sur ses splendeurs et ses
douleurs, le
Temple s'éleva lui-même à la hauteur
d'un symbole. Un symbole fait lui-même
toute une architecture de symboles. Les matériaux provenant
de la destruction
de l'Ordre du Temple allaient servir de pierres symboliques pour une
nouvelle
architecture dont les allégories multiples permettent de
comprendre une réalité
autrement plus forte que celle qui résulte de
considérations étroitement
événementielles. De symbole en symbole, se
déroule ainsi la grande filiation
spirituelle qui relie l'Ordre du Temple à la
Franc-Maçonnerie. La
Franc-Maçonnerie
revendique sa part dans l'héritage du compagnonnage
et de la chevalerie ; ces
deux courants faisant partie intégrante de la
réalité et de la légende
templières. La Franc-Maçonnerie range la
symbolique du temple de Salomon dont
on vient de voir le rôle qu'il tenait dans la
légende templière, au centre de
son enseignement. Elle étudie les outils qui permettent de
le construire, les
matériaux qui le composent, les symboles qu'il contient ;
elle veut retrouver
les secrets de maître Hiram, architecte, qui dirigeait la
construction du
temple et qui a été tué par trois
mauvais compagnons. Revendiqué
par les
juifs, les musulmans, les chrétiens, les courants
johannistes, le temple est
par lui-même le symbole de la sagesse et de
l'universalité des hommes et du
savoir. Mais
il y a
davantage. Transposée plusieurs siècles en
arrière et en tenant compte
évidemment des caractéristiques propres
à chaque époque, et en intégrant la
part nécessaire qui revient à la Tradition, la
Franc-Maçonnerie reprend à son
compte l'idéal élevé qui s'est
manifesté dans l'Ordre du Temple. Ne
s'agit-il pas
une fois encore d'édifier un ordre ? Non pas un ordre
quelconque dans sa
composition, ses principes et ses buts, mais au contraire un ordre
rigoureux
dans le recrutement de ses membres, exigeant sur son organisation,
intraitable
sur les finalités. Un
ordre dans
lequel n'entreront que ceux qui sont dignes d'y accéder et
dignes de recevoir
le message que seule l'authentique initiation permet de communiquer. Un
ordre composé
d'hommes libres, soumis à la Règle, non pas une
Règle qui opprime mais une
Règle qui affranchit car elle exige de l'homme la mise en
œuvre de ses qualités
supérieures. Un
ordre qui ne se
borne point aux frontières étroites des
États et des Nations, mais qui peut
étendre son influence chez tous les peuples et tous les
continents ; un ordre
qui établisse le dialogue entre l'Orient et l'Occident, le
Nord et le Midi. Un
Ordre qui soit
véritablement universel, aussi bien dans sa composition que
dans les objectifs
qu'il se propose d'atteindre. Un
ordre qui trouve
sa joie dans la pratique fervente de la Fraternité.
Ecce quam bonus et quam
jucundum habitare fratres (« Voici qu'il est bon, qu'il est
agréable d'habiter
tous ensemble en frère », chantaient jadis les
Templiers. « Les Francs-Maçons
se reconnaissent comme Frères et se doivent aide et
assistance », proclame la
constitution de la Grande Loge de France. Il
s'agit de créer
aujourd'hui comme hier un ordre tout entier tourné vers une
mission très haute,
un ordre qui soit du monde dans la mesure où il n'ignore
rien des
préoccupations de la vie quotidienne, mais un ordre qui
également transcende le
monde dans la mesure où il se veut soumis à une
loi d'une essence supérieure
qu'on appelle Dieu ou le Grand Architecte de l'Univers. Cette
filiation
symbolique telle que je viens de l'établir peut,
à bien des égards, surprendre
et peut-être même choquer. Pourtant, à y
regarder de plus près, cette
construction n'est singulière qu'en apparence. Les grandes
religions, en effet,
ne sont-elle pas édifiées sur tout un ensemble de
mythes et de symboles qui, au
sens premier du terme, sont absolument contraires à la
vérité historique mais
qui confèrent à la foi sa vraie dimension ? Ainsi
la Nativité, la place de la
Vierge dans le firmament romain, la vie des saints ne peuvent surgir
d'une
étude méthodique de la
réalité vécue ; elles constituent, du
point de vue
historique, des légendes. Au niveau spirituel, toutes ces
représentations
sacrées ont valeur de symbole. Que
les esprits forts
se gardent de se réjouir. Il n'y aurait certes pas besoin de
gratter beaucoup
pour découvrir la somme de mythes et de légendes
sur lesquels reposent — et je
parle de toutes sans exception — les
idéologies modernes. La
tradition
ésotérique et occultiste qui, au cours des
âges, s'est greffée sur l'Ordre
disparu, loin de le dénaturer, lui a, au contraire,
conféré une dimension
symbolique considérable. A
côté de l'Église
de Pierre, majestueuse dans ses institutions, a existé ce
qu'on a appelé
l'Église de Jean, une Église sans
églises, sans cardinaux et sans
évêques, mais
qui intègre des courants les plus divers venus des
lointaines civilisations,
courants néo-platonicien, aristotélicien,
gnostique, mazdéen, coranique,
égyptien, manichéiste, etc. Elle est aussi
porteuse de lumière dans la mesure
où elle refuse de laisser enfermer le savoir dans des dogmes
figés. Les
risques, évidemment, étaient grands. Mais
à l'époque où les bûchers
s'allumaient, où on condamnait les Galilées, il
était des hommes bravant la
force des tabous et la rigueur de l'Inquisition, qui sondaient avec
leurs
moyens dérisoires les profondeurs de la nature pour
lui arracher ses secrets.
Dans la vie quotidienne, l'Église de Pierre
n'était pas toujours très
éloignée
de l'Église de Jean. Ainsi les constructeurs de
cathédrales, tailleurs de
pierres, fondeurs, menuisiers et maçons, dont on disait
souvent que pour
exercer leur art ils devaient passer un pacte avec le diable,
travaillaient à
la gloire de l'Église de Pierre en conservant dans leur
confrérie fermée des
secrets qui remontaient à la plus haute antiquité
et qui sont le legs de
l'Église de Jean. Dès
le XIX° siècle,
des historiens comme Jules Michelet ont mis en évidence
l'apport de ces
courants de pensée qui se sont
perpétués hors des institutions officielles et
le plus souvent persécutés par elles. Des travaux
plus récents sont venus
confirmer cette approche. La
Renaissance, le
Siècle des Lumières, la médecine, la
science moderne puisent leurs racines très
profondes dans les anciens mystères, les messages des
cabalistes, les penseurs
arabes, l'attitude des sorcières, les énigmes des
hermétistes, la quête des
alchimistes. Que seraient l'art, la littérature, la science,
l'histoire, la .
création en tous genres sans les connaissances, les
allégories, les symboles et
les mythes qui, ainsi, nous ont été
légués ? Dans
la forme
qu'elle prend au xviii° siècle, la
Franc-Maçonnerie se présente comme le
syncrétisme des divers fleuves qui, pendant des
siècles, ont fécondé
l'Occident. Elle
ne renie pas
ses origines qui se confondent avec celles de la
chrétienté. Mais elle intègre
toute la tradition occultiste qui a permis de transmettre
jusqu'à nos jours le
message du monde gréco-romain. Elle reconnaît
l'apport des prophètes et des
évangélistes qui fondent la civilisation
judéo-chrétienne, mais elle veut
aussi prendre en compte la philosophie grecque, la gnose, la
mystique venue
d'Asie. Parce
qu'elle
procède à . la fois de l'Occident et de l'Orient,
la tradition templière se
présente comme le point de rencontre de l'Église
de Pierre et de l'Église de
Jean. Elle veut réaliser la jonction du message d'amour
délivré par les Saintes
Écritures et de l'humanisme éclos jadis sous le
ciel de Grèce. Elle se veut par
excellence le lieu où se rassemblent, à
condition qu'ils soient tolérants mais
sans distinction de race, de nationalité, de confession, des
hommes libres,
qu'ils soient de foi ou de raison. Plongée
dans les
ténèbres, l'humanité avance
à tâtons. Mais il fut de tout temps des hommes de
lumière pour la conseiller et lui montrer la voie. Mais
sera-t-il possible de
reproduire un jour dans les rapports humains l'harmonie qui
règne dans
l'univers ? Ce
Temple a été
détruit et plus personne ne le reconstruira jamais. Mais
s'est perpétrée la
longue chaîne de tous ceux qui ont voulu construire.
La Franc-Maçonnerie, pour
sa part, se réclame de cet héritage. De
maillon en
maillon, de symbole en symbole s'égrène la
filiation spirituelle qui, par
l'intermédiaire des Templiers, relie le temple de Salomon au
temple de la
Franc-Maçonnerie moderne. Car il s'agit bien de construire
pour une humanité
nouvelle le grand Temple de la Lumière, le Temple de la
Sagesse, le Temple de
la Justice, le Temple de la Liberté, le Temple de l'Amour,
le Temple de la
Fraternité. Beaucoup plus qu'un local, le Temple
maçonnique est un symbole de
la grande œuvre à accomplir. Nous
voici
maintenant parvenus au seuil de ce Temple tout à la fois
visible et invisible.
Le Temple où, dans la conception moderne du terme, chaque
frère se voue entièrement
au Grand-Oeuvre. Nous ne suivrons pas le postulant qui sollicite
l'honneur d'y
entrer et symboliquement vient de frapper ses trois coups. Ce
serait une autre
histoire qu'il ne nous appartient pas de retracer ici. N'en doutons
pas, la
route sera longue et semée d'embûches. Ne parvient
pas qui veut à lire les
symboles et à déchiffrer le grand
mystère dissimulé dans le temple. Mais le
passé prodigieux qu'il aura à assumer,
l'idéal glorieux dont il se réclame
seront pour le nouvel initié de précieux
réconforts . Alain BOURNAZEL (*) Conférence prononcée le 24 avril 1982 par Alain Bournazel au cercle Condorcet-Brossolette.(1) Ramsay fait seulement référence à l'Ordre de Saint-jean de Jérusalem qui est d'ailleurs souvent confondu avec les Templiers. « Notre Ordre s'unit intimement avec les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Dès lors et depuis lors nos Loges portèrent le nom de " Loges de Saint-Jean " dans tous les pays. » (2) F. Ribadeau-Dumas Lucifer, prince du monde, p. 264. |
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