GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1985 |
La bible dans la Loge Alors que nous venions de déplorer le passage à l'Orient Eternel du Grand Maître Richard DUPUY, nous avons tenu à lui rendre hommage dans le dernier numéro de Points de Vue Initiatiques. Mais aujourd'hui ils nous a semblé non seulement utile mais nécessaire de publier un article de Richard DUPUY, où le passé Grand Maître de la Grande Loge de France définissait avec son talent habituel le sens de la référence à la Bible comme Volume de la Loi sacrée dans notre Tradition maçonnique.Dès la plus haute antiquité les constructeurs constituaient des groupes initiatiques fermés. Ils étaient à la fois ouvriers et prêtres, car, exerçant un métier noble entre tous, ils se considéraient en outre comme les collaborateurs de Dieu dans l’œuvre de création. Ils étaient les artisans du Grand OEuvre. Et c'est pourquoi, sur toute la terre et à travers les siècles ils perpétuèrent les rites sacrés de la construction, précieusement conservés et transmis de la bouche à l'oreille, de la main à la main, du vivant au vivant, dans des communautés portant des dénominations et affectant des formes diverses (Collegia, Hétairies, Tarouks, Confréries monastiques ou laïques), mais procédant toutes d'une essence commune. Ces hommes n'admettaient parmi eux que ceux qui étaient parvenus à la perfection dans l'un des corps de la maçonnerie. Ils se promettaient réciproquement aide et assistance dans toutes les circonstances de la vie et ils juraient de garder le secret sur les connaissances, les procédés et inventions qui leur seraient communiqués en vue d'améliorer encore et de faire progresser leur art dans la voie de la création continue. Ils portaient volontiers la robe de lin blanc des initiés. Ils célébraient, à l'occasion du solstice d'hiver et du solstice d'été, en des agapes fraternelles, la communion de leurs coeurs et la conjonction de leur travail créateur. Ils se reconnaissaient par des mots, des signes et des gestes discrets qu'ils s'interdisaient de communiquer aux profanes, et, nantis de ces passeports invisibles, ils parcouraient les continents et 18 les mers. Partout, malgré les différences de races, de langages, de religions et de coutumes, ils étaient reçus comme frères parmi leurs frères. On trouve dans l'Ancien Testament, au chapitre des Rois, le récit de la construction du temple que Salomon fit ériger à la gloire de l'Eternel, par Hiram, le fils de la Veuve, maître-architecte du royaume de Tyr, en un lieu voué à l'amour fraternel, sur la colline de Morija, près de Jérusalem. Cette tradition qui parvint jusqu'à nous constitue le fondement de l'Ordre Maçonnique universel. Au Moyen Age, lorsque le Mestier Franc de Maçon se dégagea du carcan corporatif, les meilleurs ouvriers y étaient seuls admis, après avoir subi victorieusement les épreuves rituelles destinées à prendre la mesure de leurs capacités professionnelles, physiques et morales. Et dans un contexte politique, religieux, économique et social qui considérait le travail comme une pénitence et même une déchéance, puisqu'il était interdit aux nobles et aux clercs, les Maçons Francs constituaient une élite de l'esprit et du coeur unanimement respectée. A cette époque, lorsqu'un seigneur, clerc ou laïc, décidait d'entreprendre une construction, cathédrale ou chapelle, château ou maison, il commençait par s'assurer le concours d'un maître-architecte. Celui-ci, après avoir examiné le terrain et conféré avec le seigneur de l'édifice à construire, de sa destination et de ses proportions, envoyait à travers le pays des émissaires chargés de convoquer les compagnons en qui il avait confiance. A l'appel du maître d’œuvre, ils arrivaient bientôt, dans des chars à bancs tirés par des chevaux ou des bœufs, chargés de femmes, d'enfants, de hardes et d'outils. Lorsque tous se trouvaient assemblés, l'architecte leur faisait former un cercle autour d'un point qu'il avait soigneusement choisi à proximité du lieu où devait s'ouvrir le chantier. Et c'est là qu'ils se livraient à leur premier travail : construire la loge. Celle-ci devait être orientée, comme une église ou un temple. Elle était édifiée avec soin et amour, décorée artistement. En son centre se dressait un autel triangulaire, en équilibre parfait. La planche à tracer du maître était placée à l'est afin de recevoir la lumière du soleil levant. En face, de chaque côté de la porte qui s'ouvrait sur l'ouest, deux plateaux marquaient les places du premier et du deuxième surveillant, chargés respectivement de l'instruction et de la direction des compagnons et des apprentis. Les ouvriers s'asseyaient au pied des deux colonnes, semblables à celles qui gardaient l'entrée du temple du roi Salomon, les compagnons au midi, les apprentis au nord. Car ses hommes libres étaient respectueux de l'ordre. En tête des principes que leur enseignait la Philosophie du Mestier, figurait l'adage suivant lequel la liberté ne se peut exercer dans le désordre et la confusion. Leur franchise avait pour condition, pour prix et pour contrepartie la discipline irréprochable qu'ils savaient librement s'imposer. Que faisaient-ils donc dans cette loge ? — Avant toute autre chose ils y rangeaient religieusement leurs biens les plus précieux, leurs outils. Ces outils faisaient l'objet des soins et du respect de tous parce que, d'une part, ils étaient investis d'un caractère sacré, comme symbolisant la victoire de l'esprit sur la matière grâce à la merveilleuse conjonction du cerveau et de la main dont ils prolongeaient efficacement l'action, et, d'autre part, ils étaient les instruments indispensables à l'exercice de l'Art royal. Sans l'outil qui réalise, l'invention de l'esprit n'est que rêverie. — C'est aussi dans la loge que le maître-architecte recevait le serment des ouvriers qui s'engageaient à travailler loyalement, dans le respect des règles de l'Art et dans celui des us et coutumes de leurs corps de métier, à ne pas gaspiller les matériaux que le maître d'ouvrage mettrait à leur disposition et à ne rien révéler des secrets du métier de franc-maçon à ceux qui n'étaient point Francs. Cette obligation solennelle était prêtée devant l'autel des serments sur lequel étaient disposés les trois principaux instruments du travail : le compas qui trace le cercle sans commencement ni fin, symbole de l'esprit infini, éternel et universel ; l'équerre qui donne l'angle droit par lequel la pierre brute devient cubique et apte à être assemblée en édifices harmonieux, symbole de la matière animée par l'esprit ; et enfin la règle, symbole de la loi commune qui régit aussi bien les phénomènes du monde réel que ceux du monde spirituel. Le compas était d'or, l'équerre d'argent et la règle de bois. Elle comptait vingt-quatre pouces divisés en trois fractions : les vingt- quatre heures de la journée du compagnon-maçon dont huit étaient consacrées au travail sur le chantier, huit au sommeil et huit à la prière, à la méditation et à l'instruction. Les huit heures réservées à l'élévation de l'âme et à la culture de l'esprit, les Frères les passaient dans la loge où, après la prière du soir, ils recevaient les direc20 tives pour le labeur du lendemain, percevaient leur salaire, et, entre- temps se communiquaient réciproquement tout leur savoir. Ils étudiaient d'abord la science des sciences, celle qui préside à l'élaboration et à la vie du cosmos, la géométrie dont l'initiale figure au centre de l'étoile flamboyante resplendissant au nord de la loge ; ensuite, bien sûr, toutes les techniques concourant à l'art de construire ; enfin — car nul domaine n'était fermé aux investigations de ces hommes libres — toutes les sciences connues à cette époque : la philosophie, la psychologie, la morale, la médecine, la chirurgie, l'alchimie, l'astrologie... Et jusqu'à minuit plein, les trois fenêtres de la loge diffusaient la lumière discrète des trois cierges qui encadraient l'autel et celle des chandelles qui éclairaient les plateaux du vénérable maître et des deux surveillants, tandis que les cantiques, les chants maçonniques, les prières, les exposés et les débats fraternels qui s'ensuivaient animaient étrangement le silence de la campagne alentour. Il advint que ces modestes loges, devenues centres de culture, de science et d'amour fraternel attirèrent la curiosité des habitants des châteaux, des bourgs et des fermes voisines. Les uns et les autres, intrigués, venaient parfois coller une oreille indiscrète à la porte de la loge dans l'espoir de pénétrer le secret de ces extraordinaires roturiers qui, plus instruits que des moines, savaient lire, écrire, dessiner et peindre, compter et calculer, et en outre creuser les fondations, fondre les métaux, sculpter, graver, buriner, travailler le bois, le fer et la pierre, dresser les murailles et poser les charpentes, en un mot, tout concevoir et tout réaliser. Ces hommes étonnants, gentils et courtois comme des chevaliers, travailleurs et musclés comme des serfs, passaient une partie de la nuit à discourir et, dès le petit jour s'affairaient sur le chantier, remplissant l'air du chant laborieux des maillets, des ciseaux, des scies, des marteaux, des poulies et des brouettes, transportant, hissant, poussant, travaillant sans relâche une matière inerte et rebelle et parvenant à lui conférer la grâce et la vie, et l'élan d'un acte de foi. Quelques-uns de ces voisins curieux, nobles, clercs ou bourgeois s'enhardissaient même jusqu'à venir prier le maître de la loge de les accepter dans la fraternité, quoique n'appartenant pas au métier. Si le requérant était de bonne constitution physique et morale, s'il était adulte, né libre et de bonnes mœurs, sa demande était prise en considération. Il était admis à subir les épreuves, et il était reçu Franc-Maçon suivant les rites et mystères de l'Ordre. Au cours de son initiation aux secrets et privilèges de la Franc-Maçonnerie, on exigeait de lui le serment habituel de fidélité à la règle de l'Ordre et aux règlements de la loge, d'obéissance non aveugle mais intelligente aux chefs de la confrérie, de dévouement et d'amour fraternel à l'égard de ses frères et de tous les membres de la famille humaine. Lorsqu'il prêtait ce serment sur l'autel de la loge, l'un des trois outils symboliques, la règle, commandant l'emploi du temps quotidien des Maçons opératifs auquel le néophyte ne pouvait raisonnablement être astreint, était remplacé par un autre symbole représentant la loi morale. C'était soit un polychronicon, sort de parchemin artistement enluminé sur lequel était transcrit l'évangile de Jean, « Au commencement était le Verbe... », soit une bible, dès que l'invention de l'imprimerie permit à tous de se procurer le livre. Ainsi, entre l'équerre et le compas, la règle de vie des compagnons opératifs s'était, par la force des choses, sublimée et agrandie aux dimensions universelles, en même temps que, parmi les Francs-Maçons Anciens, naissaient les Acceptés. Ainsi, ces confréries de bâtisseurs que l'on appelait communément des loges, du nom même du lieu sacré où elles se réunissaient, devinrent, dès le début du XlVe siècle de notre ère, des Loges de Maçons Francs Anciens et Acceptés, et, après le départ des compagnons opératifs lorsque la construction avait été achevée, elles demeuraient en vie grâce aux spéculatifs qui désormais l'animaient seuls. La Bible ayant pénétré dans la loge, elle n'en sortit plus. Après l'ouverture rituelle des travaux, le Frère qui remplissait les fonctions de chapelain en lisait un verset qui servait de point de départ et de thème aux méditations de la soirée. De nos jours, les Francs-Maçons prêtent toujours leur serment initiatique sur ce Volume de la Loi Sacrée, ouvert sur l'autel et surmonté du compas et de l'équerre. Tous leurs travaux se déroulent en présence de ce symbole unique aux triples dimensions. Le livre n'évoque pour eux aucune religion particulière. Il les englobe toutes dans la religion universelle qui accueille tous les humains de bonne volonté. Son entrée dans la loge à une époque où sa lecture était interdite à qui n'était pas clerc n'implique aucune soumission, elle marque au contraire une importante étape dans la libération de la conscience, des interdits divers 22 qui, de tout temps, prétendirent assigner des limites aux investigations de l'esprit humain. La Bible n'est, pour le Franc-Maçon, ni un récit historique, ni un traité théologique. Elle est le symbole de la loi vivante. Elle n'est pas objet de controverses fastidieuses et stériles, mais source d'inspiration et de réflexion. Elle représente la démarche de l'humanité, frayant sa route sur le sol des réalités, grâce au moteur de l'esprit et par l'effort opiniâtre de sa raison, de son intuition et de son imagination. Elle montre l'homme émergeant de la bestialité pour cheminer vers la connaissance qui est à la fois compréhension et participation. Elle n'est pas seulement l'histoire authentique ou légendaire du peuple juif, ni le récit de la passion de Jésus. Elle n'est pas seulement le dialogue de l'homme avec son Créateur. Elle est tout en même temps, et beaucoup plus encore. Elle n'est l'apanage ni la propriété d'aucune église, d'aucune religion, d'aucune secte, d'aucune race, d'aucune civilisation. Elle est la somme. Elle est à la fois, miraculeusement, écriture et parole, tradition et évolution. Elle instaure le dialogue éternel du passé et de l'avenir. Elle est souvenir et prophétie. Elle vaut par ce qu'elle décrit et par ce qu'elle suggère. Comme la vie, etle apparaît diverse, multiforme, complexe et multiordinale, vaste et changeante comme la mer, il est vrai. Mais comme la mer, elle est une car elle exprime la loi, la loi sacrée qui s'impose à tous et protège tous, la loi qui rend solidaire la partie du tout et qui rend le tout tributaire de la partie, la loi d'amour. Qui prétendrait lui assigner un contenu et un sens immuables la dépouillerait de signification, de puissance et d'efficience car elle est, avant tout, incantation et incitation. Elle est le grand registre de famille de tous les hommes et de toutes les femmes, ceux qui ont vécu, ceux qui vivent et ceux qui vivront après eux. Il faut la lire avec les yeux de l'âme et non avec ceux de la chair. Il serait criminel d'en stériliser l'esprit en disséquant sa lettre. Il convient d'en accepter et d'en recevoir globalement l'impulsion lyrique, car elle est un chant d'amour. Et un chant d'amour ne s'analyse pas. C'est l'harmonie des notes qui fait naître la musique, c'est l'agencement des mots qui fait naître la phrase. Isolés, les notes et les mots ne sont que des sons sans signification, sans écho, sans pouvoir, sans vertu..., sans espoir. Son chant merveilleux réveille l'âme, le souvenir commun de l'espèce, enfoui, assoupi au tréfonds de l'inconscient collectif. Il est, entre tous les humains, le ciment et le lien, et le pacte d'alliance. Il est une ouverture sur le monde. Il est une communion avec lui car il est souffle et battement de cœur. Qui sait l'entendre est définitivement arraché à sa solitude, car, libéré de l'espace et du temps, il participe à la vie universelle et il marche vers la LUMIERE. Richard DUPUY |
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