GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1985

De l’Initiation

Il m'a été demandé d'ouvrir cette deuxième journée de Royau­mont par une réflexion sur le concept d'initiation. Il y a là sans aucun doute une certaine difficulté pour saisir dans les rets d'un appareil conceptuel ce que chacun d'entre nous a vécu comme un chemin initiatique. Veuillez m'excuser, je n'aurais jamais dû dire « a vécu » mais au contraire vit. En effet, je n'apprendrai rien à personne en affirmant que l'initiation ne se réduit ni à un instant ni à une céré­monie marquant cette initiation, mais que, bien plutôt, la cérémo­nie initiatique à laquelle tous les Francs-Maçons ont tous participé, d'abord comme néophytes, puis comme officiants, n'a de sens que si nous la comprenons comme un premier pas sur un chemin qui demandera quelque endurance. Peut-être certains pourraient s'éton­ner de l'expression d'officiant que je viens d'utiliser. Je tiens à la préciser du point de vue de tous les Maîtres Maçons qui participent aux travaux d'une Loge régulièrement constituée. En aucun cas le mot officiant ne doit ici faire référence à l'idée d'un sacrement : la Franc-Maçonnerie ne confère aucun sacrement, et en ce sens elle n'agit pas dans le domaine propre aux religions ou aux philosophies qui contestent le point de vue religieux. Les deux perspectives ne lui sont pas indifférentes, mais le concept de sacré que nous éta­blissons ne saurait donner lieu à des querelles sur ce point. Ce que nous voulons dire quand nous affirmons que nous travaillons à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers, n'est rien d'autre que l'aveu d'une humilité qui pourtant ne renonce pas à la dignité et qui affirme travailler au nom d'un principe transcendant, librement interpréta­ble par le libre arbitre de chacun. Aucun de nous ne renonce, en effet, à la liberté du sujet qui pense tel que Descartes le proclame et le démontre dans la formule du « Cogito ergo sum », qui résume aussi bien le « Discours de la Méthode » que les « Méditations Métaphysiques ». En ce sens nous sommes tous des officiants au sens où officier ne signifie rien d'autre que de mettre en oeuvre un travail sacré. Ce travail du sacré appartient sans doute d'abord aux Officiers d'une Loge, mais aussi et peut-être d'abord à tout un cha­cun des participants à une cérémonie ou à n'importe quel travail dans une Loge dûment constituée. Certes, on pourrait voir ici un jeu de mots, ou une frivolité rhétorique, il n'en est rien la recherche du sens des mots fait partie de l'authentique travail initiatique, au sens où Mallarmé, le poète, et pourquoi pas l'initié, s'efforce de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ».
 
Pour être plus clair je dirais que si la tradition des Pères de l'Eglise a retenu la traduction de sacrement pour le grec mystérion, notre tradition ne suit pas cette voie, sans pour autant l'exclure dans une autre sphère que la nôtre. Nous en restons sur la conception d'une démarche initiatique comme effort de découverte en soi d'une parcelle de lumière qui participe à la lumière du monde. Aussi le progrès dans la voie initiatique consiste à développer cette étincelle et à rassembler, d'abord en nous, puis parmi tous les Frères et ensuite chez tous les hommes les étincelles éparses pour faire de l'Humanité le Temple de la Vérité. Aussi en ce sens nous pouvons être cartésien et affirmer que l'homme est un être qui a une idée de l'infini, que le propre de l'humain est d'envelopper en sa finitude de l'infinitude. Mais il nous faut aussi nous inscrire en faux contre une des conséquences de la pensée de Descartes, qui fait de l'ima­gination l'un des plus bas degré de la pensée. Pour nous, au con­traire, si la voie rationnelle, au sens habituel du terme, nous est indis­pensable et est un chemin laborieux et difficile qu'il nous faut emprunter, cela ne veut nullement dire que nous rejetons le pou­voir de l'imagination comme producteur d'illusions et d'erreurs. Avec Henry Corbin nous affirmons qu'il y a bien un monde imaginal et que ce monde imaginal n'est pas en contradiction avec le monde rationnel, mais que l'imaginal et le rationnel sont deux manifesta­tions de la Vérité. L'originalité de la perspective initiatique, celle qui unit dans le regard de celui qui pénètre dans le Temple le compas et l'équerre, c'est l'union de ces deux mondes, l'union des deux facultés qui se correspondent, l'entendement et l'imagination, dans et pour la recherche d'une vérité qui est toute à la fois imaginale et rationnelle. Aussi exigeons-nous dans nos travaux à la fois la rigueur de la présentation rationnelle et l'ouverture imaginale que nos symboles nous offrent. La lecture des symboles sans l'appui de la raison nous conduirait sans doute aux égarements d'une ima­gination folle, qui deviendrait une authentique folle du logis, mais 26 une rationalité sans imagination nous conduirait à la sécheresse des concepts sans chair. Peut-être voit-on ici se dessiner une des exi­gences qui permet à notre Ordre de discerner parmi les profanes qui frappent à la porte du Temple. Ce que la Franc-Maçonnerie attend du profane, c'est que, s'il est homme de raison, il soit prêt à s'ou­vrir au monde de l'imaginal, et que, s'il est homme d'imagination, il soit capable de contenir les élans de son imagination dans l'or­dre du concevable. En un mot nous lui demandons de ne pas réduire l'homme à sa finitude, mais aussi de ne pas transformer son désir d'infini en une prétention fausse à l'infinitude. En ce sens l'initia­tion construit un pont, celui de la finitude humaine à l'infinitude sacrée, mais un pont dont l'axe n'est pas dans l'horizontalité mais dans la verticalité. Cet axe vertical est celui sans lequel la raison ne serait rien d'autre qu'une manifestation plus développée de l'ins­tinct, rien d'autre qu'une forme édulcorée de la volonté de puis­sance ; sans cet axe de verticalité l'imagination ne serait que le lieu des fantasmes, des illusions humaines. En fait cet axe vertical est celui qui permet à la raison et à l'imagination de se correspondre en un homme, non plus fractionné et divisé, autrement dit aliéné, par la diversité de ses facultés et selon les nécessités et les obliga­tions de la société, mais en un homme qui redécouvre, qui recou­vre même toutes ses dimensions, qui se recueille lui-même en recueillant le sacré.
 
En un temps qui est celui de la modernisation, voire celui de la post-modernité, on serait en droit de se demander si un tel dis­cours qui fait de l'initiation une aventure sur un chemin vertical con­duisant à l'unité, et non pas à la totalité, peut aujourd'hui toujours se tenir alors, que l'homme et le social prennent dans les faits plus l'aspect d'un miroir brisé aux reflets éclatés que celui d'un miroir recueillant les rayons lumineux qui lui proviennent de tous les points de l'espace. Je me permets d'affirmer que non seulement cette atti­tude est moderne, mais que, comme au XVIII°, elle est la marque de l'authentique modernité. Ne craignons pas d'affirmer que la voie initiatique n'est pas archaïque, mais plus encore il nous faut pro­clamer qu'elle est celle de la modernité, non pas parce qu'il s'agi­rait là d'une conviction d'un adepte — cela serait de peu de poids face au monde profane — mais parce qu'il est vrai, du moins selon mon analyse, que la modernité s'exprime par ces voies du sacré. Voilà le point que je voudrais tenter d'éclaircir maintenant.
 
Depuis la révolution cartésienne dans le domaine des scien­ces, et ses conséquences lointaines dans les révolutions économi­ques, industrielles et technologiques, le progrès et la modernisa­tion ont été compris avant tout dans l'ordre des faits observés et du pouvoir technique, que l'homme s'est donné sur la nature. Avec le mouvement des Lumières, les progrès de la Raison dans sa recher­che de la vérité dans la sphère des sciences et des techniques se sont prolongés par un progrès dans l'ordre des droits, dans la recher­che du juste dans la sphère de la légitimité. La pénétration de la révolution rationnelle depuis l'ordre des faits observés jusqu'à celui des droits affirmés se traduit par exemple dans l’œuvre d'un pen­seur comme Condorcet et se réalise dans la révolution politique, celle de 1789. Cependant, malgré l'espérance de Condorcet dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'Esprit humain, il serait vain aujourd'hui de penser qu'un homme dans sa personne puisse synthétiser encyclopédiquement la somme du savoir, de même que la complexité des sociétés contemporaines nous inter­dit de penser réalisable l'idée des humanistes d'une démocratie ou chaque sujet libre pourrait en se rassemblant avec les autres légi­férer, le relais de la représentation et celui de l'Etat semble indis­pensable au moins dans l'ordre macro-sociologique. Aussi les deux voies de la modernisation, celle de la science et celle du droit sem­blent aujourd'hui se clore sur elles-mêmes, même s'il s'agit là de conquêtes précieuses, que d'ailleurs la Maçonnerie non seulement approuvait mais encore conduisait aux XVIlle et XIXe siècles. Nous retrouvons facilement ces traces dans les rituels et notre philoso­phie quand nous affirmons travailler au progrès de l'humanité. Or ce progrès ainsi limité semble parfois régressif et aller à l'encontre de l'humain au lieu de le développer, au point de provoquer parfois des phénomènes de rejets dramatiques donnant naissance à l'into­lérance la plus barbare, comme par exemple en Iran. Mais ces effets pervers d'un progrès que, pourtant, notre philosophie revendique, sont peut-être dûs à la mise entre parenthèses d'une autre sphère que celle de la science et du droit, celle de la représentation et des formes symboliques.

En effet, comment ces progrès technologiques et démocrati­ques légués par la philosophie des Lumières, à laquelle nous som­mes historiquement attachés, peuvent se transmettre et se déve­lopper parmi les hommes, si ce n'est au moyen de formes symboli­28 ques qui, elles, puisque symboliques ne peuvent être en rupture avec le passé, travaillées qu'elles sont par la tradition. L'ordre de la repré­sentation symbolique est le lieu de la transmission et de l'appro­priation de ce que la raison a conquis dans celui de la science et du droit. En ce sens la référence à la tradition n'est pas archaïque, elle est tout au contraire moderne, car c'est par les formes symbo­liques forgées et transmises évolutivement par et dans la tradition que le sujet humain peut s'approprier et transmettre les progrès de la raison dans la science et les droits. Notre pouvoir nouveau sur la nature comme nos droits de l'homme ne seraient rien si chaque sujet ne pouvait se les approprier aux moyens des formes symboli­ques qui lui sont parvenus traditionnellement : sans cette appropria­tion, il les rejeterait. Aussi en s'ancrant dans la tradition, en se vou­lant une société traditionnelle la Franc-Maçonnerie n'en est pas moins une société moderne, participant sans doute ainsi d'une des manières les plus efficaces à la modernisation des mentalités.

Il faut ajouter sur ce point que l'ordre de la science comme ordre des faits est celui d'une relation aux objets, où le je est en rapport avec un il au neutre, — il s'agit bien là du monde la réification — et que l'ordre de la légitimité et du droit est celui du conflit et de la négociation des intérêts des personnes, qui sont dans la relation à l'autre, dans un rapport du je au tu. Mais comment ce rapport aux objets, et a fortiori ce rapport aux autres dans l'ordre de la société seraient possibles sans avoir d'abord établi un rapport du sujet au sujet, du je au je. Or ce rapport du sujet au sujet ne peut se faire que dans et par le langage, le lieu de la conscience théorique et spé­culative. Le langage est bien alors, comme le dit Heidegger, la mai­son de l'être et l'abri de l'homme. Encore faut-il que ce langage ne soit lui-même réifié au point de devenir une langue de bois, et que les mots gardent sens, malgré leur circulation parfois trop rapide. Ce qu'apprend la démarche initiatique c'est précisément que les mots ont sens, qu'il y a des symboles qui renvoient à un sens trans­cendant. Mais elle apprend aussi que ce sens n'appartient pas aux mots, que ceux-ci ne peuvent pas absorber le sens, qu'il y a tou­jours un vide, un trou, une béance entre le mot et son sens : c'est ce que nous voulons dire par l'idée d'une parole perdue dont nous n'approchons que par des mots restituées. La parole vivante qui envelopperait tout le sens nous fait défaut ; mais nous avons grâce à l'initiation la possibilité de mots qui ne soient pas ceux d'une langue de bois. Il s'agit ici de prendre garde à ce que la routine de la communication ne détruise pas cette référence au transcendant que doit avoir notre langage dans nos temples, mais aussi qu'il devrait avoir par voie de conséquence à l'extérieur des temples. C'est en nous donnant accès à des formes symboliques de représentation que la démarche initiatique se fait entre la finitude de l'homme et l'infinitude qu'il porte pourtant en lui comme marque de la trans­cendance. En un mot l'initiation n'est rien d'autre qu'un pari, au sens pascalien, qu'un pari sur le sens. En ce cas il faut jurer, il nous faut parier.

L'initiation en nous ouvrant la voie de la conscience authenti­que, en nous faisant pénétrer dans la sphère de la représentation symbolique, nous donne ainsi un outil pour nous approprier notre modernité et pour savoir agir selon une éthique légitime et une effi­cacité technique sur le monde contemporain. Le recueillement sur soi par lequel commence toute initiation, se poursuit par une ouver­ture sur l'autre dans la morale et la construction du monde humain qu'il nous faut inventer en poète. La conscience authentique ainsi libérée, libère à son tour la conscience morale et la conscience tech­nique. Les voies de l'initiation sont loin de nous désengager de notre modernité, bien au contraire elle nous permet d'y accéder sans nous y perdre. Il s'agit là d'un fil d'Ariane qui, s'il venait à se rompre, nous livrerait à une errance sans fin. Il appartient donc au travail des Loges de démêler ce fil d'Ariane, grâce auquel l'homme se donne son unité authentique dans sa relation au transcendant.

Michel BARAT

Publié dans le PVI N° 59 - 4éme trimestre 1985  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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