GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1985

George Washington
et la Franc-Maçonnerie

Question : Monsieur Jean Lessay, vous avez publié aux Editions Jean-Claude Lattès, une biographie intitulée : « Georges Washing­ton ou La Grâce Républicaine ». J'aimerais savoir ce qui vous a attiré dans ce personnage. Comment l'avez-vous rencontré ?

Réponse : Ce qui m'a attiré ? Son caractère, sa façon d'agir, qui m'inspirent une très vive très profonde admiration et il, va de soi, une très grande sympathie.

Comment j'ai rencontré George Washington ? En rédigeant une livre, publié par les éditions Bordas, sur La Fayette, un héros qui m'a toujours inspiré aussi beaucoup d'admiration et d'intérêt.

Ce livre m'a amené à étudier de près la guerre d'Indépendance américaine que les Américains appellent la Révolution. J'ai été frappé par l'exceptionnelle amitié qui liait ces deux hommes : le tout jeune volontaire français — il n'avait pas vingt ans lorsqu'il est arrivé en Amérique pour offrir son épée aux insurgés — et le chef de cette armée de rebelles, malgré les différences d'âge, de langue, de for­mation, de mentalité. A partir donc de cette analyse d'une amitié peu banale j'ai découvert un type de général en chef, puis d'Homme d'Etat, exemplaire à bien des égards. J'ai voulu alors m'efforcer de rendre sensible à des lecteurs français la vie de cet homme qui a compté dans l'histoire du monde, mais qui est assez mal connu chez nous.

Question : Ce qui nous intéresse particulièrement, ici, c'est le fait que Washington, comme La Fayette, d'ailleurs, appartenait à la Franc-Maçonnerie. Comment peut-on le situer dans la Maçonnerie américaine ?

Réponse : On ne peut pas parler valablement, à mon avis, de Washington, sans faire référence à la fidélité qu'il a manifestée, toute sa vie durant, à l'idéal maçonnique. Pourtant beaucoup d'his­toriens passent sous silence cet aspect de sa personnalité, ou n'y fait qu'une vague allusion.

Question : Il a été initié très tôt...

Réponse : En 1753.11 avait vingt et un ans. Il a reçu la lumière, comme disent les francs-maçons, dans une loge de Frederickburg, une petite ville de Virginie. A cette époque, la maçonnerie améri­caine est une extension de la Grande Loge d'Angleterre, tout comme l'église Episcopalienne dépend de l'église Anglicane. Après la Révo­lution, les deux institutions deviendront l'une et l'autre indépendan­tes. Cette maçonnerie est évidemment spiritualiste. On invoque dans les loges le Grand Architecte de l'Univers. Mais, comme dans tou­tes les loges, à travers le symbolisme hérité des constructeurs de cathédrales, on y cultive l'esprit de tolérance, de fraternité, et les vertus civiques, ce qui est très important dans un pays neuf, où les communautés qui se forment doivent se donner des structures solides.

George Washington, qui gagne sa vie comme arpenteur- géomètre, puis comme officier de la milice, et enfin planteur, démon­tre très vite son dévouement au bien public. Il est membre du Con­seil qui gère la paroisse, juge de paix, représentant à l'assemblée locale. De plus, il est choisi comme arbitre de différends familiaux, il gère les biens de mineurs devenus orphelins.

Il devient membre de la loge n°4 d'Alexandria, proche de son domaine de Mount-Vernon, qui est placée sous la juridiction de la Grande Loge de Pennsylvanie, Grande Loge dont il sera élu Grand Maître-Adjoint, en 1774, après sa rencontre, au Congrès de Phila­delphie, de Benjamin Franklin, grande figure de la maçonnerie amé­ricaine, et de la maçonnerie française, au cours de son séjour dans notre pays... Washington fréquentera, en outre, des loges militai­res, comme il en existait beaucoup au dix-huitième et au dix- neuvième siècle. Ces loges permettaient aux officiers et aux sous- officiers maçons, d'un même régiment ou d'une même division, de se retrouver dans un lieu clos, protégé de l'extérieur, sur un pied d'égalité, au-delà de la hiérarchie de l'armée.

En 1789, année de sa première élection à la Présidence des Etats-Unis, Georges Washington est fait membre honoraire de la loge « HOLLAND », de New-York.

Le 18 Septembre 1793, lors de la pose de la première pierre du Capitole, dans la ville nouvelle qui va porter son nom, le Président Washington arbore fièrement un tablier maçonnique, cadeau de l'ad­mirable épouse de La Fayette, Adrienne, qui l'a brodé elle-même. 76

C'est dire que si écrasantes qu'aient été ses responsabilités, Washington n'a jamais perdu le contact avec la Maçonnerie. Les maçons le considéraient tellement comme un des leurs qu'une délé­gation de la loge d'Alexandria a été reçue par Martha Washington, quelques heures après la mort de l'ancien Président, dans son cher Mount-Vernon, le 14 Décembre 1799. Lors des obsèques, trois jours plus tard, le rite funèbre maçonnique était célébré autour de sa très simple sépulture en briques.

En 1932, le Président des Etats-Unis, Hoover, maçon lui-même, inaugurait à Alexandria, le George Washington Masonic Memorial.

Question : Les maçons américains n'ont-ils pas joué un certain rôle au début des événements ayant conduit à la Révolution ?

Réponse : C'est un fait que les loges, parce qu'elles travaillaient dans des conditions de discrétion, et parce qu'elles rassemblaient des hommes de professions et de sensibilités différentes, consti­tuaient un lieu idéal pour des échanges d'informations, dès le début de la crise entre l'Angleterre et ses colonies d'Amérique du Nord, dans les années 1760. En 1773, une loi décidée par le parlement de Londres, qui donnait un monopole de la vente du thé à la Compa­gnie des Indes Orientales Britanniques, en Amérique même, au détri­ment des commerçants américains, provoqua une vague d'indignation.

Un commando d'habitants de Boston, le grand port du Massa­chussets, déguisés en Peaux-Rouges Mohawks, monte sur le « Dar­mouth », le premier de trois bateaux qui transportaient du thé de la Compagnie britannique. Trois cent quarante deux ballots de cette précieuse marchandise sont jetés par dessus bord. Le scandale est éncorme. Cet incident, véritable action de Résistance, connu sous le nom de Tea-Party de Boston (la soirée de thé, de Boston) aurait été selon certains historiens, provoqué et mis au point par des maçons d'une loge de Boston, la loge « Saint-André ».

Question : N'y avait-il pas, également, dans les loges des maçons qui entendaient rester fidèles à la Couronne britannique ?

Réponse : Certes, du fait que les loges, dès cette époque, transcendaient les oppositions d'opinion, il y avait des maçons loyalistes, opposés à la rupture des liens avec Londres, ceux qu'on appelait les « tories », nom donné, en Angleterre, aux conservateurs. Ces loyalistes devinrent de plus en plus minoritaires. Les irréductibles furent obligés d'aller s'installer au Canada, où ils s'intégrèrent dans des loges anglaises.

Question : La qualité maçonnique de Washington a-t-elle modi­fié son comportement et sa destinée ? En d'autres termes, son action politique aurait-elle été la même s'il n'avait pas été maçon ?
Réponse : Il est difficile de dire en quoi l'action d'un homme, qui a joué un rôle important dans l'histoire, aurait pu être différente si tel aspect de sa personnalité n'avait pas existé... Mais, lorsqu'on étudie la vie et l'ceuvre de Washington, on est frappé de voir que les vertus qu'il manifeste sont celles-la mêmes qui sont prônées par la Maçonnerie, de voir que sa façon d'aborder les hommes, comme les problèmes, son approche, comme on dit, s'inspire des métho­des maçonniques.

Remarquons que la profession d'origine de Washington, qui était celle de géomètre, le préparait à recevoir l'enseignement tra­ditionnel de la Maçonnerie. Le maçon conscient, achevé, qui tra­vaille, à son échelle, à construire le Temple de l'Humanité, se doit d'acquérir le sens de la mesure, c'est-à-dire de la juste mesure, de la rigueur dans l'exécution, de l'équilibre des parties, de l'Ordre, source de beauté en même temps que de solidité. Washington con­sidère la République à construire, comme un immense chantier civi­que, et il sait qu'on ne construit pas n'importe comment.

Pour lui, les ouvriers, c'est-à-dire, symboliquement, les minis­tres et les hauts-fonctionnaires, ne doivent rien tenir de leur simple naissance ou de leurs relations avec tel ou tel clan puissant. Seul, à ses yeux, compte le talent. Un bon gouvernement ne peut être que « le gouvernement des meilleurs ».

Ce qui lui paraît le plus dangereux, pour l'avenir de cette jeune nation qui ne ressemblera à aucune autre nation connue, ce sont les factions, les groupements d'intérêts particuliers qui entendent peser sur le pouvoir. Washington rêve, en somme, d'un authentique consensus, ce mot qu'on voit devenir à la mode. Chacun a le droit d'exprimer publiquement son opinion, de recevoir la plus large infor­mation possible, mais en acceptant de servir d'abord l'intérêt géné­ral. Il entend que l'adversaire politique ne soit pas écrasé s'il n'ob­tient pas la majorité. C'est un concurrent, un peu au sens sportif, pas un ennemi. Il doit être respecté. Ce qu'il y a, dans son point de vue, de compatible avec l'intérêt général doit être pris en compte. En cela, Washington est non seulement, un vrai dirigeant démocra­tique, mais, aussi, un Vénérable maçonnique toujours préoccupé par l'union profonde des membres de la Loge. Du moins, je le crois.

Question : Pratiquait-il la tolérance, vertu maçonnique, par excellence ?

Réponse : Sans aucun doute. Et il ne faut pas croire que la tolé­rance était, dans l'Amérique de l'époque, une vertu si courante. Les Puritains et les dissidents religieux de toutes sortes qui avaient fui leur pays et pour s'installer de l'autre côté de l'Atlantique et y vivre selon leurs convictions, en toute liberté, étaient devenus, à leur tour, dans bien des cas, dogmatiques, voire fanatiques. Des sorcières, ou prétendues telles, ont été brûlées jusque dans la moitié du XVIlle siècle. Le puritain D'est pas un modèle de tolérance. Washington, lui, bien qu'élevé dans la religion anglicane ne fait aucune différence entre les hommes, selon la confession à laquelle ils appartiennent, ni entre ces confessions elles-mêmes, du moment qu'elles prêchent le bien. Il assiste, indifféremment, à des services religieux, le diman­che — quand il y assiste — dans un temple épiscopalien, presby­térien, voire une église catholique. Il a d'excellentes relations avec les Quakers, et, aux membres de la communauté israélite du Rhode- Island il exprime publiquement son estime et son grand respect pour la religion hébraique.

Question : Washington a-t-il eu une influence sur la Révolution Française, et sur le mouvement des idées, à la fin du 18ème siècle ?

Réponse : Comme vous le savez, Washington n'a jamais visité l'Europe, et il ignorait le français. Il a été, cependant, invité à Paris, par La Fayette notamment, et il ne fait pas de doute qu'il aurait reçu un accueil enthousiaste, tant à la Cour de Versailles que dans la capitale ou la province, si grande était sa popularité. Mais il se trou­vait trop vieux pour accomplir ce voyage, et son ignorance de notre langue le gênait.

Il était tout de même très au courant de l'évolution de la situa­tion en France, par sa correspondance avec des Français, comme La Fayette et d'autres, par les rapports des diplomates américains, comme Jefferson, Short, et, plus tard, Gouverneur Morris, ainsi que par les visiteurs qu'il recevait. Il faut noter que, si pour les Français, la République américaine constitue une application réussie des idées des philosophes français des lumières : Montesquieu, Rous­seau, l'Abbé Reynal etc, pour les Américains, inversement, la Révo­lution Française est la fille de la Révolution Américaine.

La Fayette est tenu pour être un pur produit de cette révolu­tion, et cette image sera longtemps la sienne dans l'esprit améri­cain, jusqu'en 1848-50.

Ce dernier, dès son retour d'Amérique, rêve de devenir le Was­hington français. Il croit que la Révolution qui éclate en 1789 va lui fournir l'occasion de jouer un rôle analogue à celui qu'à joué et qui continue de jouer celui qu'il considère comme son père spirituel. Mais ce rêve ne peut pas devenir réalité. Les situations des deux pays ne sont pas comparables. Les tempéraments des deux hom­mes ne le sont pas non plus.
Les premières mesures, les premiers acquis de 1789, sont salués avec enthousiasme en Amérique. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (à la rédaction de laquelle Jefferson minis­tre plénipotentiaire à Paris, a d'ailleurs mis discrètement la main) rappelle aux Américains leur Déclaration d'Indépendance. L'aboli­tion des privilèges, l'introduction du système représentatif, bref l'ceuvre des constituants recueille l'approbation, non seulement de Washington mais de la plupart des Américains. Cependant, Was­hington, avant tous ses amis de la classe dirigeante mesure les dan­gers qui menacent la Révolution Française. Les excès l'inquiètent, de même que la lutte des factions rivales. La violence et la terreur l'indignent profondément. Il prévoit l'échec de la cause de la liberté, et l'avènement d'une dictature militaire, alors que Bonaparte est encore un inconnu. Il le dit et l'écrit. C'est pourquoi, paradoxale­ment, ce fondateur d'une république exemplaire va passer pour monarchiste auprès des jacobins et de leurs amis américains.

Après sa mort en 1799, Washington demeurera pour les libé­raux de France et d'Europe, un modèle admirable, mais inaccessi­ble, dont l'oeuvre, dans son détail est d'ailleurs mal connue. Bona­parte se croit tenu de faire célèbrer un cérémonie officielle à sa mémoire. Mais, autre paradoxe, ce sera le royaliste Chateaubriand qui lui rendra le plus grand hommage, dans ses « Mémoires d'Outre- Tombe », en faisant de lui le modèle du combattant de la liberté, resté fidèle jusqu'au bout à cette liberté, opposant sa réussite à l'échec de Napoléon.

Publié dans le PVI N° 59 - 4éme trimestre 1985  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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