GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1986 |
L'Art et l'histoire L'art n'a jamais
cessé d'être le produit d'une cascade d'histoires.
L'histoire d'un homme,
l'artiste, celle de sa cité, de son pays, l'histoire de ses
commanditaires, de
ses marchands, de ses collectionneurs. Mais à peine
achevée, l’œuvre à son tour
va entrer dans l'histoire, va susciter sa propre histoire, comme bien
des
choses courir à sa perte, mais aussi traverser l'histoire du
goût et de la
sensibilité du public qui la rencontrera. Mais ce serait peu
dire que de tenter
de ne démêler que l'inextricable affrontement d'une
histoire qui ferait
l'oeuvre et d'une oeuvre qui donnerait forme à l'histoire, tant
le travail de
l'artiste est celui d'une transformation, d'une émancipation,
d'une libération,
comme s'il .s'agissait, fondamentalement, de conquérir cette
terre vierge de
tout impondérable qui serait l'autonomie même de l'art.
Avec l'effondrement des
systèmes académiques, la référence
obligée aux « modèles » comme la soumission
aux exigences de la commande, du sujet ou du « pré-texte
», depuis plus d'un siècle,
non sans provocation souvent, l'histoire de l'art paraît se
confondre avec
celle de son autonomie, que ponctue, avec une prodigieuse
accélération, les
ruptures, elles-mêmes définissant de plus en plus
précisément, d'une façon qui
parait de plus en plus déroutante à un public de plus en
plus large, un champ
spécifique de plus en plus circonscrit où se multiplient
les mini-révolutions »,
comme si l'histoire des hommes et celle de l'art avaient pris de plus en plus
délibérément des chemins divergeants. Ainsi vont les choses : plus l'artiste se
désigne plus il perd sa fonction sociale qui fut le plus souvent centrale dans
l'histoire de l'humanité. Pourtant, aux
prises avec cette autonomie conquise, livrée en pâture à la foire d'empoigne du
marché de l'art, l'artiste n'a peut-être jamais été aussi près des hommes, de
l'histoire de « l'homme du commun » auquel aimait tant s'identifier Dubuffet.
Jamais peut-être comme depuis un siècle l'art a été à ce point complice de
l'histoire, de ses plus grands bouleversements à ses plus infimes soubressauts.
Et de tout temps la grandeur d'un artiste s'est mesurée à sa capacité d'être en
parfaite adéquation avec son temps dans ce qu'il avait de plus insaisissable,
de plus fugitif. Cette capacité à se saisir du moment, de l'ici et maintenant,
fussent-ils les plus infimes, et aussi celle à saisir cette part d'inconnu
garant plus sûrement de la pérennité de l’œuvre. C'est dans la mesure où les
grands programmes iconographiques avaient cette capacité à se saisir de cette «
subversion » qu'ils ont pu survivre. Cela prend un relief singulier aujourd'hui
où, comme jamais, le lointain paraît plus proche, où l'information que nous
avons du monde est sans commune mesure avec celle qui jusqu'ici pouvait
parvenir aux hommes. Mais à cette omniprésence du lointain, correspond la
perte chaque jour plus grande de l'expérience du monde, de son appréhension. Ce
n'est pas l'un des moindres paradoxes de l'art contemporain que de mettre en
évidence, jusqu'à l'absurde, les moyens mêmes de la peinture, sa matérialité
étant disséquée jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien. Ce pourrait être cette
histoire de la peinture qui partirait des « réserves des toiles
impressionnistes inachevées » dans leur sérialité même, qui irait jusqu'au «
Carré blanc sur fond blanc » de Malévitch, en pleine révolution russe, que,
plus près de nous, aurait repris l'art minimal américain ou « Support-surface
». Mais au contraire ce pourrait être cette histoire du renouveau des «
figurations » à laquelle la France prit une part prépondérante et qui, à la
suite du pop art, s'empara des images médiatisées du lointain asphyxiant que la
photographie, le cinéma, la télévision, la publicité, comme bien des aspects de
ce que l'on aima qualifier « la société de consommation » nous déversaient
abondamment, pour donner formes à des images présentes, c'est à dire ambiguës,
pleines d'humour ou d'ironie, de distances. Ecartelé en
tendances et mouvements apparemment inconciliables, en autant d'irréductibles
individualismes, le monde de l'art contemporain, semble tendre à l'histoire un
miroir brisé. A l'image du morcellement du monde comme de l'expérience, par
ler de l'art d'aujourd'hui c'est un peu décrire un puzzle à l'image de notre
temps, du miroir brisé de nos différences. L'aventure de l'art
d'aujourd'hui invente l'avenir sur des chemins qui conduisent toujours
ailleurs, du côté d'un monde qui refuserait obstinément l'uniformité. Artistes et
amateurs se sont toujours croisés sur des chemins de fortune aux confins du
réel et de l'imaginaire, là-même où s'écrit l'histoire, où ne cesse de se poser
la question du « réalisme ». Jean-Louis Pradel |
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