GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1986 |
A quelles conditions la liberté intérieure, conquise grâce à l'initiation, peut-elle faciliter l'action du franc-maçon dans la cité ? La lecture des
rapports de Loges transmis par nos différé- rentes régions maçonniques confirme
l'impression que nous avions eu lors de la Commission d'Etude de cette première
question, commission qui s'était réunie lors de la dernière Tenue de la Grande
Loge de France. Cette première question, en effet, a généré chez nos Frères un
double sentiment à la fois d'espérance sereine voire d'enthousiasme tranquille
et de crainte légère et parfois profonde. L'espérance parie avec certitude sur
le rayonnement de la Franc-Maçonnerie, convaincus que sont les Frères de
continuer à l'extérieur l'oeuvre commencée à l'intérieur du Temple. La crainte
est celle de voir se profaner à l'extérieur la pureté de notre quête
spirituelle. Cependant il est
remarquable que le sentiment de crainte, y compris dans les rapports les plus
sceptiques, s'est peu à peu estompé pour finir même le plus souvent par
disparaître au fil de la conduite de la réflexion. Si un tel mouvement a été
possible, il nous faut croire que cela est sans doute dû à la liberté
intérieure et à la paix de l'âme auxquelles nous permet d'accéder notre méthode
de travail initiatique. Ainsi la stucture
des rapports comme l'enthousiasme des uns, au sens grec du terme c'est-à-dire
comme présence du transcendant en l'homme, mais aussi le doute des autres,
comme vertu de la raison ne retenant pour vrai que ce qu'elle a fermement
établi, montrent que, malgré les premières hésitations et en modérant les
premiers doutes, la réponse à la question s'avère positive. Mais il est fort
évident que nous ne pouvons nous contenter d'un sentiment aussi fort soit-il,
il nous faut user de notre raison pour analyser comment malgré les risques, qui
sont ceux de tout chemin initiatique, les Frères ont été convaincus de la force
et de la vigueur que peut conférer la liberté intérieure. en vue d'une action à
l'extérieur. Cette analyse
s'articule sur cinq points de force : 1) Qu'entendent les
Francs-Maçons par liberté intérieure ? 2) En quoi cette
liberté intérieure est-elle une conquête de l'initiation ? 3) Que faut-il
exactement entendre par Cité (avec un C majuscule), mot par bien trop souvent
galvaudé. 4) Quelle est la
nature de l'action efficace mais pure, sans compromissions aucunes avec les
puissances profanes quelles qu'elles soient, que facilite, pour ne pas dire que
rend possible, la maîtrise définie comme possession de la liberté intérieure.
5) Enfin quelles sont les conditions pour que cette liberté intérieure,
conquise grâce à l'initiation puisse passer de la virtualité à l'acte dans la
Cité. Nous nous
apercevons que la richesse de la question ne nous permet pas une présentation
en trois points comme il nous est familier, mais en cinq. Les différentes
approches de la liberté intérieure conduites par les rapporteurs des Congrès
Régionaux semblent pouvoir être rassemblées dans la définition qu'en donnait
Montaigne au dixième chapitre de son troisième livre de ses Essais comme ce qui
confère une certaine insensibilité qui ne serait pas pour autant indifférence à
ce qui nous arrive de l'extérieur, car ces choses extérieures « c'est raison
qu'elles touchent, pourvu qu'elles ne nous possèdent pas ». Nous insistons
avec force sur le fait qu'il nous faut prendre garde à ne pas confondre liberté
intérieure et liberté d'indifférence. La distance, en effet, que nous prenons
avec ce que la fortune nous accorde de bonheur et nous inflige de malheur n'est
en rien une indifférence aux autres. Elle est détachement, détachement de
soi-même, qui permet de guérir aisément de la pauvreté de biens ou de
pouvoirs, alors qu'il est impossible de le faire pour la pauvreté d'âme : telle
est la condition pour la générosité et l'amour. Cette condition est celle que
nos rituels formulent en disant que « nous laissons nos métaux à la porte du
temple », c'est-à-dire que nous nous déta chons de ce qui n'est que les dons
éphémères de la bonne fortune. Aussi la liberté
intérieure est-elle d'abord, pour toujours reprendre les mots de Montaigne, ce
qui nous permet « de modérer entre la haine de la douleur et l'amour de la
volupté et ordonne une moyenne route de vie entre les deux ». Cette voie
moyenne ne saurait être confondue avec celle de la médiocrité ou de la tiédeur
du coeur et de la raison, elle est celle du juste milieu, du « Kairon », de ce
qui est pertinent, disait Aristote ; elle est une voie étroite qui nécessite
l'indépendance du jugement et l'autonomie de la volonté, qui se trace avec
l'exigence de l'idéal de la raison mais aussi avec le sens du réel, qui allie
donc l'élévation de l'esprit et la lucidité de l'intelligence des choses. S'ouvre donc ainsi
une voie vers l'authentique expérience intérieure qui n'est pas celle d'un
frileux repliement sur soi, mais bien plutôt celle que Montaigne qualifie «
d'une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son
être » (LIII. Ch.13). Nous insistons sur l'adverbe loyalement, car la liberté
intérieure n'est point licence mais autonomie de la volonté qui se donne à
elle-même sa propre loi à laquelle elle se soumet en une liberté responsable.
Cette Loi, dirait Rousseau, tant celui du Contrat Social que celui des Rêveries,
est celle dont le « je » est à la fois l'auteur et le sujet, celui qui l'édicte
et celui qui s'y soumet librement, celui qui s'y soumet parce qu'il l'édicte en
toute clarté de conscience. Il ne s'agit donc
là en rien d'un repli sur soi et encore moins d'un culte de l'ego, d'un
quelconque égotisme dont l'esthétisme masquerait mal le simple égoïsme, mais
d'une jouissance de la plénitude de l'être serein qui permet d'accéder à la
tranquillité de l'âme et à la maîtrise de soi qui donne la disposition à la Loi
morale : cette soumission à la Loi que l'on se donne est, sans paradoxe,
authentique liberté, liberté du sujet dans sa dignité d'homme de souscrire à
l'universalité de la Raison qui dans le for intérieur de tout à chacun fait
entendre sa loi ainsi formulée par Kant : « Agis de telle sorte que tu traites
l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours
en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Ainsi la liberté
intérieure nous confère une douceur d'être parce que, grâce au travail
initiatique sur nous-mêmes, nous avons cessé de vouloir changer l'ordre des
choses pour le soumettre à l'ordre de nos désirs, et parce que nous avons su
changer l'ordre de nos désirs pour le conformer à l'ordre des choses. Mais il
nous faut prendre garde à ne pas confondre l'ordre des choses en leur vérité
avec le simple état de fait. La démarche initiatique nous apprend, en effet,
dans un enseignement progressif qu'il y a un sens aux choses, un sens au
monde, que l'authentique liberté est, pour suivre Spinoza, celle qui consiste
à savoir comprendre la loi de cet ordre pour pouvoir s'y conformer. Or cet
effort de compréhension et de savoir ne pourrait s'exercer sans la liberté de
philosopher, sans la liberté de recherche, et plus simplement sans la liberté
de pensée que nul Etat, que nul individu n'est en droit d'ôter à quiconque. Dans ces
conditions, la liberté intérieure n'est en rien un refus de la loi, mais bien
plutôt une compréhension des lois qui nous permet d'en voir la raison : c'est
ainsi que nous nous donnons la possibilité d'échanger à la tyrannie du hasard
ou à la dictature d'un déterminisme aveugle pour accéder à la liberté de
l'harmonie ou de l'équilibre. Nous approchons de la liberté intérieure quand
nous avons réussi à trouver en nous la possibilité du jugement de raison, qui,
dans ce cas, est aussi celui du coeur, d'une raison et d'un coeur qui est tout
autant les nôtres que celui de l'univers. Cette paix du coeur et de l'esprit
ainsi conquise est celle de la certitude de participer à la raison du monde, de
participer à son esprit pour user d'une terminologie stoïcienne. Loin de nous couper
du monde en sa vérité, la liberté intérieure en nous détachant des illusions
de nos désirs et des apparences trompeuses des choses, nous ouvre un chemin
d'accès à la solidarité vraie et réelle des êtres dont la solidarité constitue
le monde en son ordre, ordre dont nous sommes partie. J'entends ici, avec de
nombreux rapporteurs, le monde comme cosmos, c'est-à-dire au sens grec comme
joyau et comme harmonie, comme beauté parce qu'ensemble harmonieux. Raison du
monde et raison de l'homme, raison externe et raison interne, ne font qu'un
parce que, comme le souligne Epictète au sixième chapitre du deuxième livre de
ses Entretiens « il y a des choses que les hommes, s'ils n'ont pas l'esprit
complètement faussé, voient selon des points de départ communs à tous. C'est
cette disposition que j'appelle l'intelligence commune ». En conquérant la
liberté intérieure et par elle la liberté de jugement, l'homme trouvera en lui
une raison qui tout en étant sa raison propre est celle de tous. Ainsi le «
Connais-toi toi-même » de Socrate n'est pas une vague invitation à
l'introspection mais un commandement moral et métaphysique, ouvrant la voie à
la richesse d'une intériorité commune à tous les hommes, qu'occultaient les
excès du monde profane et les abus de nos passions. Cela ne s'avèrera
possible que parce que l'homme est porteur en lui de quelque divinité, pour
reprendre une terminologie de la philosophie ancienne, ou de quelque
transcendance pour parler dans un vocabulaire plus moderne. La conquête de la
liberté intérieure est ce qui permet aux hommes de laisser développer en eux
l'étincelle de transcendance qu'ils détiennent parce qu'hommes, qu'ils ont en
partage avec les autres hommes, leurs frères, et par delà la fraternité humaine
qu'ils détiennent dans la fraternité universelle des êtres du monde que chante
l'Hymne à la Joie. Ce que l'initiation
rappelle ainsi à chaque Frère, c'est que « Toi, tu es en premier un fragment du
Dieu, tu as en toi-même une partie de divinité, tu portes un dieu, malheureux,
et tu l'ignores », comme nous le dit encore Epictète (Entretiens, Il, VIII).
Ce que la liberté intérieure réveille, en nous conduisant au détachement de
nos passions et de nos désirs, c'est l'étincelle de transcendance que nous
avons en partage et que nous avons le devoir de développer. La présence de
cette étincelle est la marque de notre liberté. Ainsi dans le
travail sur soi auquel nous incite la démarche maçonnique nous découvrons
progressivement que nous sommes à la fois libres de nous-mêmes et solidaires
des autres et de l'univers. Nous dirons, comme le souligne un grand nombre de
rapports, que l'initiation rappelle à l'homme qu'il est une partie consciente
de l'univers et que cette partie consciente est celle de la conscience de nos
devoirs qui seuls peuvent fonder nos droits. Une dernière fois suivons les
traces d'Epictète, et affirmons que nous sommes « hommes d'abord, c'est-à-dire
citoyen et une partie du monde, non pas une partie destinée à servir mais une
partie maîtresse » (Entretiens, Il, X). Mais cette partie n'est maîtresse que
dans la mesure où, libre d'elle-même, elle oeuvre dans le sens de la loi de
solidarité et d'harmonie des êtres. La découverte de la liberté intérieure est
d'abord la libération de l'esclavage d'un aveuglement passionnel qui nous masquait
notre solidarité avec l'ensemble dont nous sommes partie prenante comme maillon
d'une chaîne. La mémoire que nous donne l'initiation à chacun en notre
individualité, c'est celle de l'affirmation : tu es frère. Il est alors clair
que la liberté intérieure n'est pas donnée mais conquise dans une conquête
progressive qui est dépouillement de soi-même pour atteindre son être
authentique, authentiquement solidaire des autres. Tel est le sens du travail
initiatique, tel est son secret que nul, alors, ne saura percer, car comme
l'écrit Friedrich Schlegel dans son roman Lucinde, « c'est seulement dans sa
quête même que l'esprit de l'homme trouve le secret en quête duquel il s'est
mis ». Ainsi cette distance qu'il nous faut prendre avec nous-même et avec le
monde nous fait redécouvrir l'autre comme un frère, comme un alter ego auquel
nous sommes unis dans l'harmonieuse solidarité du cosmos. Mais cette liberté,
nous ne pouvons l'atteindre que si ceux qui ont déjà réveillé en eux leur
étincelle de transcendance nous indique la voie pour les imiter, que s'ils nous
transmettent les outils qui nous permettent de nous détacher de nos illusions
et préjugés pour trouver notre être véritable, de nous éloigner des apparences
trompeuses du monde pour découvrir le cosmos en son authenticité. Ces outils
sont ceux qui oeuvrent la manifestation de l'invisible dans le visible, qui
façonnent le matériel symbolique pour faire signe de l'apparaître à l'être, du
réel au vrai. Tels sont les outils symboliques que transmet l'initiation à
condition de prendre au sérieux nos symboles et de ne pas les transformer en de
simples signaux, à condition de ne pas confondre leur apprentissage avec une
simple répétition, à condition de ne pas déformer le rituel en une routine
pesante, en un mot à condition de ne pas confondre le sacré et le profane. La
condition première pour recevoir la lumière de la liberté qui nous fait
découvrir en nous-mêmes non pas la solitude mais la fraternité, c'est
d'acquérir et de conserver le sens du sacré, le sens de la transcendance. Quand enfin nous
avons pu nous départir des préjugés, mais aussi
quand nous avons pu parce que
su franchir l'étape du doute sceptique, où la raison se
dévore elle-même en
remettant tout en cause sans jamais pouvoir s'arrêter sur un
appui solide, et
quand nous avons pu percer les ténèbres de l'esprit
dogmatique, nous
découvrons la tranquillité de l'âme,
tranquillité qui est celle d'une âme qui
se sait assise en elle-même parce que solidaire des autres
âmes. Ce qui est
ainsi découvert c'est le joyau précieux, le trésor
sans prix de la fraternité
humaine, non pas comme vague sentiment, mais comme conviction de la
participation
de chaque être en son individualité à
l’œuvre commune de la création continuée
du monde. Enfermés dans nos préjugés, nous ne
trouvions que la tristesse de la
solitude, libérés par l'initiation nous commençons
à voir notre solidarité
joyeuse avec l'humanité en son entier, humanité
elle-même solidaire de
l'univers en sa totalité parce que vecteur de transcendance. Par
l'initiation,
la liberté intérieure révèle à
l'individu la poésie commune de l'humanité qui
est celle de rendre manifeste le voilé, de dévoiler la
raison du monde. L'acte
constructeur et créateur, comme celui des constructeurs des
cathédrales, par
lequel l’œuvre individuelle s'intègre dans
l'effort de tous, rend manifeste à
tous, dans l'élévation de l'édifice, la
beauté du monde humanisé. Nous commençons
maintenant à entrevoir ce qu'il nous faut entendre par cité. Comme le rappelle
la majorité des rapports, il ne s'agit pas de la cité profane mais bel et bien
de la Cité idéale mais non utopique, celle de Platon et celle de Saint-
Augustin qui déclare : « dans ce monde comme en mer, dans les rets qui les
enferment tous, ils nagent pèle-même », c'est-à-dire que le profane se mêle au
sacré, le sacré se confond dans le profane. Notre liberté de jugement, fruit
de notre liberté intérieure, nous permettra de déceler dans ce mélange
chaotique l'ordre de la cité idéale auquel nous tendons tous sans pour autant
mépriser la réalité de la cité profane car la cité idéale ne saurait naître
sans prêter une attention serrée aux conditions matérielles, économiques,
sociologiques de la réalité de la cité. Mais je ne veux pas ici empiéter sur le
rapport de la deuxième question. Ce travail d'éclaircissement pour entrevoir
dans la cité profane les semences de la cité idéale implique l'usage de la
rigueur de la raison pour les discerner et celui des symboles pour les rendre
manifestes à ceux qui peuvent en avoir quelque intelligence. Ainsi sans la
clairvoyance de l'intelligence commune et sans la volonté de rendre manifeste au
moyen de nos symboles, aucune action efficace ne serait possible, car cette
action retomberait au bouillonnement indistinct et confus de la cité profane,
celles des luttes fratricides. Il nous faut
maintenant nous entendre sur ce que nous entendons par Cité et par action dans
la cité. Cette action ne saurait consister pour nous à autre chose qu'à réduire
le désordre qui rompt l'harmonie sociale et engendre l'injustice, qu'à faire
tendre la cité réelle vers la cité idéale, sans mépriser pour autant la réalité
et sans utopisme, mais avec la fermeté et la rigueur des exigences tant de la
raison que du coeur. Il faut affirmer avec force, même si cela allait sans
dire, que notre action se veut celle d'un initié et qu'elle ne supporterait pas
d'être réduite à celle d'un politique. Notre action ne consiste pas, en effet,
à activer les luttes dans un sens ou dans un autre, car le Maçon se refuse à
augmenter les tensions. Bien au contraire, elle s'efforce de transposer la
tranquillité intérieure de l'âme sur le monde extérieur sur la cité pour la
pacifier en l'humanisant. Tel est peut- être le sens sacré de
l'extériorisation. Il s'agit donc
avant tout d'une tâche d'éducation qui conduit à montrer par l'exemple à ceux
qui sont restés hors du Temple qu'ils participent de la même origine
transcendante, qu'ils ont en partage avec tous les hommes des liens de fraternité
qu'ils doivent resserrer et surtout se garder de dissoudre : en un mot, il
s'agit de toujours rappeler aux hommes leur humanité. Il est tout-à-fait
normal que chacun des membres de notre Ordre ait la sincérité de ses opinions
et de ses convictions et que, comme citoyen, il a non seulement la liberté mais
aussi le devoir de les faire connaître. Mais une telle action est celle qui
agit dans l'ordre profane, soumis aux contraintes des puissances divergentes
de la profanité, puissances qui risquent d'étouffer en nous la lumière de la
liberté intérieure que l'initiation avait réveillée dans notre âme. C'est
pourquoi, quelle que soit la force de nos convictions, il nous faut ne pas nous
laisser prendre dans les rets des opinions, fussent-t-elles les nôtres, mais au
contraire il nous faut constamment les remettre en cause en les soumettant au
tribunal de notre raison et de notre coeur dont l'usage nous a été rendu
possible par la reconquête de notre liberté intérieure. C'est pourquoi
notre action doit être préparée par un libre examen sur nous-mêmes, semblable
au mouvement de la démarche initiatique qui nous a conduit à plus de lumière
intérieure, en nous apprenant à nous défaire de nos passions, à nous détacher
de notre moi apparent. Dans la cité, également, il nous faut nous débarrasser
de nos propres préjugés et de nos opinions pour nous ouvrir à celles des
autres. Il s'agit là non seulement d'une tâche mais encore d'un devoir de
compréhension de ce qui diffère de nous pour ainsi rendre manifeste notre
communauté humaine. Cette action est avant tout éthique et éducative, et cela
d'abord par l'exemplarité de nos comportements sociaux. Cela implique une
vertu, et précisément une vertu que seule la liberté intérieure nous permet de
développer, celle d'une espérance patiente qui nous pousse à persévérer dans
cette action éducative malgré la pauvreté des résultats, une vertu d'espérance
endurante qui nous apprend à continuer dans cette voie en restant indifférent
sans en être sourds tout autant à nos échecs qu'à nos réussites, et à regarder
l'échec comme le succès avec la même tranquillité d'âme. L'extériorisation est
ici évidente, elle est l'évidence de notre propre tranquillité, de notre paix
intérieure. Si le profane extériorise dans la cité profane la guerre intérieure
que ses passions se livrent en lui- même, l'initié, lui au contraire,
extériorise la paix intérieure conquise par la liberté intérieure, elle même
conquise par l'initiation. Pour qu'il soit
possible d'accomplir une telle tâche, il faut maintenir avec
fermeté et clarté
la distinction entre le profane et le sacré, faire comprendre
à la cité réelle
son écart à la cité idéale, mesurer la
longueur du chemin à parcourir, et
encourager à s'engager avec endurance sur une telle route.
Cependant cela n'est
pas suffisant, il nous incombe d'être vigilant pour éviter
tout manichéisme
dans le sens commun du terme, afin de ne pas créer de rupture
totale et
définitive entre le profane et le sacré : comprendre la
distance qui les sépare
implique que l'on soit aussi apte à comprendre comment ils se
correspondent analogiquement.
La condition qui permet d'éviter la dissociation tout en gardant
la
distinction, c'est celle de la tolérance. Dans un premier temps,
comprenons la
tolérance dans son usage technique : elle indique l'écart
admissible entre la
pièce réellement usinée et la pièce
géométriquement dessinée. Cette
tolérance
est une exigence de rigueur mais aussi une liberté
d'approximation mesurée par
la possibilité d'insérer l'élément dans un
ensemble de manière à ce que cet
ensemble puisse assumer correctement ses fonctions. Il n'y a donc point
de
construction sans cette tolérance qui est tout autant rigueur.
Certes, nombreux
ont été les Frères qui ont déclaré
à juste titre que cette analogie mérite une
correction et une correction d'importance : nous n'avons pas à
faire à des
ensembles mécaniques mais à des éléments
humains qui composent des ensembles
sensibles. C'est pourquoi si notre tolérance implique la
rigueur, cette rigueur
implique aussi l'amour. Nous dirons, qu'animés de l'esprit
d'amour les
Franc-Maçons entendent la tolérance comme une vertu qui
connait l'écart entre
l'idéal et la réalité, entre le profane et le
sacré, sans mépris ni pour le
réel ni pour le sacré. Une telle attitude nous interdit
de substituer à la
barbarie de la bête qui ignore l'idéal, la barbarie de
l'ange qui exigerait que
les hommes soient des anges. En ce sens, la tolérance est la
mesure de la
réalité profane à l'étalon de
l'idéal sacré. Arrivé au terme de
cette synthèse des rapports où les uns insistaient sur l'idéal et les autres
sur la réalité, il me semble que nous ne trahirons pas l'esprit du travail des
Frères de la Grande Loge de France, mais que nous serons leurs fidèles
interprètes en affirmant que les deux premières conditions pour une action
efficace mais libre de toute compromission, pour une action en un mot guidée
par la liberté intérieure conquise gâce à l'initiation, sont d'abord la
rigueur dans notre exigence d'idéal et la tolérance dans notre pratique pour
rapprocher la réalité de la cité de cet idéal. Rigueur et tolérance, voilà les
conditions clefs, mais ces deux vertus doivent sans doute d'abord s'exercer au
sein de nos Temples pour pouvoir être mises ensuite à l’œuvre à l'extérieur. Michel Barat |
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