GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1987 |
Gnose et Franc-Maçonnerie On devient
hérétique, disait Tertullien, dès lors qu'on se pose la question : «D'où vient
l'humanité et comment ? D'où vient le mal et pourquoi ?». Le cynisme de cette
affirmation qui est en même temps un assez extraordinaire aveu d'impuissance ne
semble pas avoir ému outre-mesure les philosophes qui, au cours des siècles, se
sont réclamés de l'orthodoxie chrétienne. Un tel pamphlet a
du moins le mérite de (l'excessive) franchise. Nous n'avons pas le droit de
nous demander ce que nous sommes, d'où nous venons, où nous allons... Ce n'est
pas notre affaire. ce n'est pas notre rôle. Et l'on voit parfaitement déjà
l'opposition fondamentale, l'opposition irréductible qui, dès l'origine du
christianisme, séparait ceux qui voulaient construire une Église ordonnée,
dogmatique, fondée uniquement sur la foi et ouverte à tous, et ceux qui
prétendaient que le salut venait de la Connaissance, qu'il y avait à côté de
l'enseignement officiel un enseignement secret et que c'était à l'homme
lui-même de découvrir son propre chemin vers Dieu. D'emblée le
problème était posé. C'était l'un ou l'autre courant. C'était Tertullien,
Irénée, Clément de Rome, Ignace d'Antioche, Clément d'Alexandrie et plus tard
Augustin pour les Pères de l'Église orthodoxe. C'était Simon le magicien,
Basilide, Marcion, Valentin, Marcos et aussi les disciples d'Hermès Trismégiste
pour les «Pèr s» de l'Église gnostique. D'un côté le salut
en communauté, par l'Église, dans le respect rigoureux des dogmes. De l'autre
le salut individuel par l'initiation, grâce à la connaissance. En vérité les
choses ne furent jamais si simples. Le combat se situa longtemps au niveau des
idées. Basilide, Valentin ne furent jamais expressément condamnés. Clément
d'Alexandrie défendit maintes idées gnostiques. Et si l'Église officielle
triompha ce fut bien sûr
parce qu'elle était savamment organisée, hierarchisée mais aussi parce que ses
adversaires étaient divisés - il y eut d'innombrables courants gnostiques - et
parce qu'ils pratiquaient un enseignement secret réservé aux initiés. Une Église ne peut
longtemps vivre sous sa forme d'église lorsqu'elle prône la recherche
individuelle et se fonde sur l'ésotérisme. Elle devient alors souterraine,
diffuse son enseignement en des milieux fermés, se perd en ramifications dans
des sectes et des chapelles. Ce que fit très exactement la Gnose, y compris jusqu'au
sein de l'Église orthodoxe elle-même ou un courant ésoterique, parfois à la
limite de l'hérésie, ne cessa d'exister. Mais qu'est-ce donc
que la Gnose ? D'où vient-elle ? Qui la créa ?... Personne en vérité n'est à
l'origine de la Gnose. Le gnosticisme au sens large a toujours existé. Comme
le souligne H.C. Puech : «Avoir la gnose, c'est connaître ce que nous sommes,
d'où nous venons, d'où nous venons et ou nous allons, ce par quoi nous sommes
sauvés, quelle est notre naissance et quelle est notre renaissance».
Gnosis
s'oppose à «mathesis», la science pure, le savoir.
La Gnose c'est donc la
connaissance pure, c'est l'enseignement secret. Car la Gnose est
ésotérique :
elle est réservée à une élite. Elle
est initiatique : elle explique le
problème de l'origine du Mal, elle a pour but le Salut par la
Connaissance. La
Gnose est d'abord une méthode de discipline spirituelle. Elle
est finalement le
chemin de la Lumière et de la Connaissance. C'est pourquoi les
gnostiques
chrétiens - puisque c'est après le Christ que l'on parla
officiellement de la
Gnose - se référaient à Hermès
Trismégiste dont l'enseignement nous a été
révélé par des écrits qui furent
probablement rédigés entre le IIè et le
IIIà
siècle par une secte gnostique. On trouve également
dans les doctrines gnostiques, à côté du judéo-christianisme de nombreuses
traces des traditions antiques, qu'elles soient égyptienne, zoroastrienne,
orphique ou pythagoricienne. La Gnose est ainsi une démonstration de l'unicité
de la tradition initiatique universelle à travers le christianisme : les
triades n'ont-elles pas précédé la Trinité, le baptême d'eau ou de feu, la
communion, le rachat des âmes, le culte de la Vierge Mère, le quaternaire de la
Croix ne sont-ils pas, bien avant le Christ, symboles courants des anciennes
initiations ?... L'enseignement
gnostique demeura longtemps connu uniquement à travers le prisme - souvent
déformant - des Pères de l'Église officielle, notamment Tertullien et Irénée.
Mais en 1945, il y eut la découverte à Nag Hammadi par un berger égyptien -
c'est toujours un berger, très symboliquement, qui est à l'origine de ce genre
de trésors - de 52 manuscrits coptes datant d'environ 1500 ans mais traductions
de manuscrits plus anciens et qu'Élaine Pagels, professeur d'histoire des
religions à Colombia, dénomme les «Évangiles secrets». Tous ces textes
d'inspiration gnostique dont le fameux Évangile de Thomas, l'Évangile de
Philippe, l'Évangile de Marie (de Magdala). L'Évangile de vérité, le Livre
secret de Jacques, l'Apocalypse de Paul, l'Apocryphe de Jean etc... apportaient
des lumières nouvelles sur la Gnose et remettaient en cause beaucoup d'idées
reçues. Ces manuscrits et
les écrits dont nous disposions auparavant, donnent une idée assez précise de
la pensée gnostique. Mais avant d'en venir à celle-ci, peut-être convient-il
d'évoquer le «système» de la Gnose. A l'origine du tout
il y a le Propâtor, le dieu sans nom, le dieu qui n'est pas et
qui correspond,
si l'on veut, à Brahma l'incréé,
l'indéterminé, à l'Aïn Soph de la Kabbale. En
tant que substance primordiale il donne naissance au
Plérôme, le monde des
pures intelligences. De ce dieu inconnaissable, nous ne pouvons
appréhender
que des émanations, les éons, des intelligences ou des
eres (Le Christ fut
ainsi l'éon de l'ère chrétienne. Des éons
vivent dans l'unité du Père, ce qui
signifie que la Gnose n'est pas polythéiste. Chaque éon a
un parède féminin
avec qui il forme un couple, ou syzygie, qui engendre d'autres
syzygies. Le
Propâtor avec son Fils consubstantiel et Pneuma, l'Esprit Saint,
constituent la
Trinité sainte. Selon Valentin la
puissance infinie du Propâtor s'exprime par la «Dynamis» de Simon ou l'hestos,
«celui qui se tient debout», l'androgyne primordial. Le Père suprême qui vit
au coeur d'une tétrade composée de Bythos (l'Abîme), Sigè (le Silence), Pneuma
(l'Intelligence) et Aletheia (la Vérité) qu'il a engendrée avec Sigè - a donné
naissance à une autre tétrade : Anthropos, Ecclesia, Logos et Zoë, la Mère des
vivants. Anthropos et Ecclesia se sont unis à leur tour et ont donné naissance
à des essences bisexuées. La première tétrade
correspond en fait à la Tetraktys pythagoricienne (1+2+3+4 = 10) et les deux
tétrades réunies forment l'ogdoade originelle. Quant aux éons qui constituent,
selon Valentin, le Plérôme, ils sont en quelque manière une autre représentation
du monde des Idées de Platon. Si le Dieu suprême
est innommable, incompréhensible, inconnaissable, en revanche il est permis de
tenter de concevoir le Grand Archonte, le premier démiurge - car il y aurait
également un deuxième Archonte, créateur du monde sensible et des 7 cieux
planétaires. Le Grand Archonte (Ialdabaoth) est le créateur du monde céleste et
des anges. C'est à son niveau que le Mal apparait. Par ailleurs il a cru qu'il
n'y avait pas de Dieu au-dessus de lui, il s'est cru le Grand Architecte de
l'Univers. Mais c'est un principe féminin, la fameuse Sophia, autre éon, qui
est à l'origine du démiurge et c'est elle qui a provoqué la chute. Jalouse de
Pneuma, l'Esprit qui a donné naissance au Christ et à la «Ste Esprit», elle a
engendré une fille prise au piège de la Terre, Sophia Achanoth. Achanoth qui
est sauvée par le Christ - engendré lui- même par tout le Plerôme - et de qui
est née la Lumière grâce à son sourire est celle qui a donné naissance au
Démiurge, un ange qui ressemble à Dieu. Le Démiurge est
donc notre créateur, le créateur des âmes charnelles qui toutefois (mais à son
issu) a insufflé en nous le Pneuma, l'Esprit Saint. La place de Iahveh
dans cette construction de l'échelle des Dieux apparait secondaire. En effet le
premier Archorte, nous rapporte Irénée, a produit six autres Archortes donc la
destinée est de régner sur les 7 planètes : Sabaoth, Adonaïas, Eloaïos, Horaïos,
Astaphaïos et... Iao, qui n'est autre que Iahveh. La vision de la
création d'Adam et Ève est encore plus complexe. Pour la
résumer disons qu'Adam
a été créé par l'ensemble des
Archontes et qu'il tenta malgré eux de s'élever
jusqu'à l'Être Suprême - d'où la chute -
et qu'Eve fut, elle, créée par
Ialdabaoth seul et donnée à Adam, ce qui n'empêcha
pas toutefois Ève de s'unir
aux autres Archontes pour engendrer les anges. Adam et Ève, nous
disent les
Pères gnostiques, possédaient la «Rosée de
lumière» et celle-ci a été transmise
à quelque élus de siècle en siècle mais il
faut que cette Rosée réintègre le
Plérôme pour que le règne du mauvais
démiurge, de Ialdabaoth, le dieu ignorant
et jaloux, prenne fin. Toutefois, selon les Basilidiens, le grand
Archonte
finit par apprendre (de Sophia) sa vraie nature et se repent... Et la place de
Jésus dans ce système, direz-vous ?... Le Sauveur,
le Christ est en fait
au-dessus du Démiurge. C'est lui qui apporte la Gnose salvatrice
par laquelle
les élus - les hommes de l'esprit, les
«pneumatiques», seront sauvés. Sa venue
précède la fin du monde sensible de la matière par
le feu. Les Ténèbres, la Lumière seront
alors radicalement séparés. En apportant la Loi nouvelle
Jésus nous a donné les
«mots de passe» qui nous permettront de tromper la
vigilance des gardiens du
Seuil. Bien entendu, Basilide se refuse de croire que le Christ
est mort en
croix ; de même les Valentiniens estiment que le corps de
Jésus était purement
psychique. Il y a, selon la
Gnose, trois catégories d'hommes, correspondant d'ailleurs à la division
triangulaire en corps, âme et esprit. 1/ Les hyliques :
esclaves de la matière, ils périront avec elle. 2/ Les phychiques :
ils connaîtront la rédemption après bien des épreuves, c'est-à-dire en fait des
réincarnations car tous les gnostiques croyaient, bien sûr à la réincarnation. 3/ Les palumatiques
ou spirituels : ceux-là sont sauvés d'office. La Gnose est donc
le plus sûr moyen d'échapper à l'esclavage de la matière. Les adeptes de la
Gnose sont les Parfaits ou les allogènes, les «étrangers» qui vivent inconnus
dans ce monde, comme le souligne Louis-Claude de Saint-Martin. Ce mot
d'étranger a inspiré peut-être d'ailleurs Albert Camus lorsqu'il écrivit le
roman qui porte ce titre et dont le héros a véritablement un comportement
gnostique. Etranger parce que l'existence apparait étrange au gnostique et
parce que celui-ci ne se sent pas de ce monde, que sa patrie est ailleurs (Cf
le mot de Jésus : «Mon royaume n'est pas de ce monde»...) Dans la genèse de
l'humanité Caïn est ainsi l'ancêtre des hyliques, Abel est un psychique et Seth
est à l'origine des pénumatiques. Or Nimrod est le descendant du grand Seth et
l'ancêtre de Balkis, la reine de Saba. Et le mariage d'Hiram, arrière-
petit-fils de Caïn avec Balkis, descendante de Seth figure donc l'union de la
généalogie du Demiurge avec celle de la Rosée de Lumière. C'est pourquoi la
Rosée de Lumière continue d'exister dans la race des hommes où elle préfigure
la réconciliation finale de la Lumière et des Ténèbres. Dans la doctrine
gnostique - et cela me parait particulièrement important pour sa
compréhension, bien au-dessus de toutes les constructions démiurgiques et éoniques,
l'Homme est au centre de tout. L'homme d'ici-bas, l'homme que nous sommes doit
imiter l'Homme androgyne primordial, la «Rosée de Lumière», ce Verbe ancrogyne,
ce grand Homme cosmique né de la rencontre de l'Esprit-mâle et de la
Matière-chaos femelle. L'homme d'ici-bas,
nous enseigne la Gnose, avec l'aide du Sauveur et de Gnosis est plus fort que
le principe matériel dont il est issu. Nous pouvons, par
Gnosis, gravir à nouveau tous les échelons de l'échelle du Ciel et inverser le
processus de la Chute. Il nous faut pour
cela devenir Homme spirituel. Mais nous n'atteindrons l'état de cet homme
idéal, archétypique, qu'en gravissant les échelons des mondes, des puissances,
des Dominations dont le dernier est celui de l'Hestos, «celui qui se tient debout,
s'est tenu debout, se tiendra debout». Le grand principe
de la Gnose est qu'il existe un enseignement secret délivré par Jésus - comme
pour les Kabbalistes il y a un enseignement secret livré à Moïse d'où est née
la Kabbale. Or c'est là le fond du problème, le cœur de la grande querelle.
L'Église orthodoxe, après l'avoir admis a très tôt nié l'existence d'un tel
enseignement. Et pourtant, comme
le souligne Mircea Eliade, qui donne raison aux gnostiques, cet enseignement ne
peut être contesté : «Devant les prétentions extravagantes de certains auteurs
gnostiques, écrit Mircea Eliade, les Pères de l'Église suivis par la majorité
de historiens ont nié l'existence d'un enseignement ésotérique pratiqué par
Jésus et continué par ses disciples. Mais cette opinion est contredite par les
faits». L'ésotérisme,
souligne-t-il, est reconnu officiellement par Marc, Origène Clément
d'Alexandrie qui déclare : « A Jacques le Juste, à Jean et à Pierre le Seigneur
après sa résurrection donna la Gnose ; ceux-ci la donnèrent aux autres apôtres,
les autres apôtres la donnèrent aux 70 dont «l'un était Barnabé»... Cet enseignement
secret, d'après les recherches entreprises par Eliade, portait notamment sur le
baptème, la Croix, l'eucharistie, l'Apocalypse, la vie après la mort et par
beaucoup de points présentait des analogies avec les conceptions eschatologiques
égyptienne et zoroastrienne. Il y avait d'ailleurs dans l'Église primitive
gnostique trois degrés comme dans les traditions initiatiques : les
«commençants», les progressants et les Parfaits... Tout comme les
rishis, les samnyasins et les yogis, le gnostique se sent
délivré des lois qui
régissent la société ; il se situe au- delà
du bien et du mal (en termes
déexégèse morale). «C'est
évidemment ce sentiment de supériorité, ou
plutôt
d'indifférence, qui a été très vivement
reproché aux gnostiques et notamment a
certaines sectes gnostiques tels les Barbelognostiques (du nom de
Barbelô, la
première puissance féminine engendrée par Dieu et
qui es la mère de Ialdabaoth)
qui offraient à la Divinité leur sperme et le sang
menstruel, ou les
Carpocratiens qui voulaient ignorer radicalement la distinction
Bien-Mal. Il y
a évidemment deux manières de dompter la Matière :
la première est la pratique
ascétique - elle fut le fait de très nombreux gnostique
qui allaient, nous le
verrons, jusqu'à refuser toute union sexuelle pour éviter
de procréer (Cf. les
Cathares) - la seconde est au contraire l'indifférence envers le
corps et ses
faiblesses. L'argumentation de ces derniers, très minoritaires,
selon lesquels
l'esprit ne peut périr et n'a rien à redouter des
souillures de la chair (si
souillures il y a !...) fut à l'origine de toutes les calomnies
répandues par
les Pères de l'Église orthodoxe sur les pratiques
sexuelles des gnostiques. La découverte d'un
principe transcendantal à l'intérieur de Soi, rappelant le double iranien,
l'image céleste de l'âme qui accueille le défunt trois jours après sa mort,
est également au centre du gnosticisme. Reprenant le symbolisme archaïque
universel sur le sommeil et la mort, les gnostiques proclamaient qu'il faut
«s'éveiller», être présent au monde de l'esprit. Ce n'est pas autre chose que
ce que disait Jésus à ses disciples. Ce n'est pas autre chose que signifie le
voyage initiatique de Gilgamesh ou le mythe d'Orphée. Ainsi la Lumière
emprisonnée dans ce monde tente-t-elle de réveiller les créatures des Ténèbres.
La délivrance ne peut être obtenue que par la Gnose et la connaissance de soi :
«Adam s'examina lui-même et il sut qui il était»... Dans l'extrême
aboutissement du gnosticisme qu'est la doctrine de Mani, le mythe de la
destinée humaine est en fait en opposition radicale avec la Création et la
Genèse de l'Ancien Testament : c'est le mythe de l'éternel retour et non de la
création. Conférence
prononcée le samedi 17 février 1987 par Jean-Jacques Gabut à Condorcet
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