GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1987 |
La voie maçonnique
entre la science et les mythes Comparer les
mythes, la science et la tradition est une tâche immense. Aussi, ne soyez pas
surpris de trouver dans le tableau que je vais brosser, des traits grossiers,
des couleurs vives, des oppositions violentes, des affirmations catégoriques,
peut-être même de la colère et de l'impatience. Nous n'aurons pas le souci des
détails ni des fines démonstrations, nous n'étalerons pas, ou presque pas, nos
références. Ce sera une sorte de fresque post- expressionniste où les masses se
détachent en grosses taches, les contours sont outrageusement soulignés, les
ombres sont rejetées. Nulle part il n'y aura de demi-teintes, les couleurs ne
seront pas harmonieusement fondues entre elles, on a ignoré les dégradés
subtils. Il n'y aura que les fers rugueux de la charpente. Analysés par la
brutalité d'un prisme qui ne laisse passer que les couleurs violentes,
débarrassés des voiles qui atténuent doucement leurs oppositions, les mythes,
la science et la tradition révèlent peut- être mieux, dans cette lumière crue,
les fondements élémentaires de leur nature. Le mythe est
essentiellement un récit, récit d'origine, naissance du monde, description des
causes et des événements, biographie de héros fondateurs. Une collection de
mythes est une mythologie, elle forme une histoire, une trame dans laquelle se
nouent les relations entre les héros, dans laquelle s'exprime les rapports de
force, dans la lumière chatoyante de l'opposition des caractères et des
volontés. Elle est la projection d'une histoire possible entre humains, mais
dont les personnages sont des Dieux, des Héros ou des animaux fabuleux. Le
mythe est donc un Roman, un conte, une fable à vocation éducative, chargé de
présenter des scénarios qui forment à la fois une description des situations
possibles dans la "vraie vie" et une leçon pour le comportement. Le
mythe véhicule un enseignement qui répond à une attente, une inquiétude, un
besoin de savoir. Voyez aux origines de notre civilisation, la mythologie
grecque, sa galerie abondante de Dieux, de Déesses, et de Héros, chacun avec
son tempérament marqué, ses emblèmes, ses domaines d'action. N'est-ce pas là
une société humaine avec ses querelles, ses colères, ses ambitions, ses
amours, le jeu de la puissance, les aléas du destin, le poids du passé, la
crainte des révolutions ? Plus près de nous dans le temps, ces mêmes Dieux ne
sont-ils pas à rceuvre, toujours aussi séduisants, dans les cérémonies
païennes qui se tiennent sur les deux rives de l'Atlantique Sud, au Brésil,
aux Caraïbes, et sur la côte africaine ou même dans le secret bien gardé des
intérieurs islamiques de l'Afrique du Nord, et bien sûr dans la jungle de notre
urbanité cosmopolite. Si les mythologies
de type grec, sont bien perçues comme un Roman à plusieurs personnages aux
aventures inépuisables, et directement assimilable à une description des
comportements humains par une simple translation et une relativisation du merveilleux,
les grands thèmes religieux fondateurs contenus, non pas dans une collection
d'histoires disparates et variables, souvent de traditions orales, mais dans
un Livre inaltérable et qui fait une fois pour toute autorité, ne sont
généralement pas assimilés aux mythes. Pourtant, ce sont aussi des récits,
mais des récits souvent dominés par un seul personnage qui fonde le monde
matériel, le monde vivant, édicte des règles, dispense explicitement un enseignement,
fixe une fois pour toutes le comportement à suivre, s'inscrit dans l'Histoire
comme le grand fabricateur des destins et des événements. Alors que dans les
récits polythéistes, l'autorité est dispersée, les conflits fréquents, dans le
récit monothéiste, sorte de Roman unidimensionnel, l'autorité est concentrée et
ne souffre pas la contradiction ou la rivalité. C'est une société humaine
structurée, encadrée, hiérarchisée, qui s'y projette toute tendue vers un but,
vers une finalité. Pour la plupart des grandes religions, cette finalité est le
Salut, la promesse d'une vie paradisiaque dans l'Ailleurs d'un monde futur
après la mort, accessible seulement si l'adepte suit bien les préceptes
imposées, même au prix de l'aliénation, dans les souffrances et les
frustrations, de sa vie terrestre. De même, les
grandes idéologies contemporaines ne sont pas généralement considérées comme
des mythes, pourtant elles s'appuient aussi sur un récit, une écriture de
l'Histoire qui est une certaine façon de présenter le passé, de le décrire à
partir d'éléments qui lui donnent une coloration héroïque. Mais cette fois, le
personnage fondateur, le démiurge actif, est une entité collective, un
personnage fabriqué à partir de la foule et qui est proprement une figure mythique.
Voyez le prolétariat d'un côté, la race aryenne d'un autre, l'Etat ou la Nation
ailleurs. Et, ces récits construits à partir de l'histoire, bardés comme les
récits religieux, d'emblèmes, de signes, de slogans, fabriqués pour illustrer
une théorie sociale, sont aussi unidimensionnels, ils suggèrent une action
politique autoritaire pour une organisation de la société qui tend vers une
finalité, une sorte de Société Idéale. Mais le point d'aboutissement est lui
aussi situé dans un Avenir supposé Radieux, il est inaccessible au présent il
est, presque, rejeté à l'infini du Futur. On sait que, comme les religions du
Livre les idéologies dont les héros sont des figures collectives, personnalisations
de foules enthousiastes et consentantes, ne supportent pas la contradiction. Ce qui fait l'unité
des religions poly ou mono-théistes et des idéologies politiques, c'est donc le
Récit, un corpus d'histoires, qui se présente comme une leçon à apprendre,
comme un exposé définitif et généralement détaillé, de ce qu'il faut retenir du
passé pour avoir dans la pratique quotidienne de la vie un comportement
correct susceptible d'être récompensé, soit après la mort, soit à travers les
générations futures. Religions et Idéologies ont en outre en commun de recourir
au rituel de la cérémonie du Sacrifice, celui-ci est quelquefois purement
symbolique, innocent, mais censé rappeler une éxécution violente, comme dans la
Messe, par exemple, quelquefois effectif comme le chevreau qui tombe sous le
couteau du sacrificateur vaudou, trop souvent massif comme le soldat qui tombe
à la guerre sous un drapeau ou l'opposant fusillé dans l'ombre d'une
forteresse. Les Récits ont tous
les caractères du mythe : ce sont des projections archétypales de situations
humaines possibles, de rêves, de pulsions, un travail de romancier et de poète
qui s'appuie sur des bribes de réalités et d'observations expérimentales
extrapolées aux confins de l'imaginaire. On ne prend pas d'ordinaire au
sérieux un Roman, on n'est pas prêt de mourir pour un Roman, pourtant on meurt
pour une Idéologie ou une Religion. Il faut donc que ces Récits qui ont tous
les caractères extérieurs du Roman aient quelque chose de plus, une valeur
ajoutée. Cette valeur ajoutée, c'est la croyance qui en s'imposant aux esprits
transforme les fables en réalité et façonne la conviction qui entraîne la
volonté éventuellement jusqu'au sacrifice de l'être. La croyance est un
phénomène mystérieux. Pour s'établir, même sur les récits les plus
invraisemblables, les plus insupportables pour la raison, elle a besoin avant
tout de l'acquiescement du plus grand nombre, c'est la foule qui forme la
croyance, c'est de la foule que l'on tire sa conviction, de la certitude qu'une
multitude ne peut pas se tromper. La croyance passe par le reflux des droits du
libre examen individuel devant le flot pressant de l'évidence collective.
L'établissement de la croyance passe donc par les techniques de manipulations
de foules ce qui est l'art élémentaire du politique, qui, pour cela, use
volontiers des techniques du spectacle et de la mise en scène. La croyance
passe donc par l'organisation de manifestations et de cérémonies publiques
auxquelles l'individu ne peut échapper sous peine d'être désigné comme déviant.
Ainsi sur les ailes de la fable, passe, masqué, le projet politique et
l'établissement de la croyance correspond souvent à un processus astucieux
pour assurer la conquête du pouvoir et de la richesse au bénéfice de quelques
uns. Les poubelles de l'Histoire sont chargées d'exemples. De nos jours,
religions et idéologies politiques sont comme l'on dit, en
crise. C'est que les
liens entre le mythe-prétexte, la croyance et
l'établissement effectif du
pouvoir politique ont été démasqués.
Démasqués par une longue suite de
massacres de tortures et de souffrances. L'histoire religieuse est
pleine de
bûchers, l'histoire politique pleine d'ambitions
dissimulées par des drapeaux
symboliques souillés dans l'horreur des champs de bataille ou la
nuit des camps
de concentration. Aujourd'hui, avec les idéologies et les
religions,
s'écroulent les finalités, on ne croit plus au Paradis ou
à l'Enfer, et pas
plus à l'Avenir Radieux. Désabusé, l'homme
découvre, avec nostalgie comme le
dit Jean- François Lyotard, qu'il ne peut plus croire à
une quelconque libération,
à un futur idéal. Il n'a plus d'espérance dans le
futur, il n'y a plus de
croyance possible dans un récit libérateur. Il faut,
peut-être pour la première
fois dans l'histoire, se contraindre à vivre au présent,
profiter du présent,
ouvrir les yeux sur l'instant et le savourer. Peut-être, comme le
disait
Bachelard, le moment est-il venu de jouir de l'Eternité de
l'instant. L'homme
comme le dit Pierre Bourdieu est finalement «un être sans
raisons d'être» et
seule la Société, ses propres semblables, ses
frères, peuvent lui fournir des
raisons raisonnables d'exister, le jeu des mythes n'est plus qu'un
théâtre
d'ombres, les récits sont redevenus de la
littérature. Cette découverte est
peut être un grand bonheur et une grande occasion de changer les
formes des
relations humaines, d'abandonner la course folle vers le pouvoir et la
domination, chemin jonché des dépouilles des faibles, des
déshérités et des rêveurs
candides. Mais peut-être, que ce rêve n'est lui aussi que
le reflet de
l'illusion libératrice, dernier mythe à tuer,
profondément enfoui pourtant
dans une sorte d'espérance, seule lampe qui reste allumée
quand la foi et la
charité se sont éteintes. Pourtant, notre
société technique, nos moyens de communication reposent sur la science, elle a
pris une place incontournable dans notre vie. Alors, par une curieuse
substitution, la science devient à son tour un moule générateur de récits. Aux
récits dévalorisés de la religion ou de l'idéologie politique se substituent
peu à peu les récits scientifiques. Par le biais de la vulgarisation voici que
les astronomes, les préhistoriens, les biologistes, recomposent des récits de
création, décrivent les origines, expliquent le fonctionnement de la machine
humaine. La théorie du Big Bang devient un succédané de la Génèse que les
enfants expliquent gravement à leurs parents. Voici que dans un monde
curieusement obsédé par l'Avenir, par Demain, les prédictions basées sur la
méthode scientifique assez primaire de l'extrapolation linéaire se multiplient
depuis les prévisions économiques jusqu'au Bulletin Météorologique de la
semaine à venir. La science endosse la défroque du Récit sécurisant et
explicatif et le remplace lentement, bien que ses certitudes soient provisoires
et que dans des systèmes où les variables sont nombreuses la prédiction soit
un exercice presque impossible, plusieurs événements étant simultanément
probables. Alors, ce qui arrive dépend finalement d'un grain de sable comme le
montre si bien la théorie des "catastrophes" de René Thom. Mais, dans ce
"créneau" des "nouveaux récits fondateurs", la science
"juste" se heurte à une forte concurrence. En effet, la tentation de
greffer la science sur ce qui reste des récits religieux pour les revaloriser
se fait immense, et l'on voit fleurir les "fausses sciences" et les
amalgames abusifs. Déjà dans une étape antérieure on a vu la science exploitée
par des idéologies qui se couvraient du manteau scientifique pour se
crédibiliser. Mais de nos jours, à côté des savants honnêtes qui tentent
sincèrement d'exposer les magnifiques résultats de leurs découvertes pour ouvrir
l'esprit et le coeur au progrès, on voit d'obscures tentatives de récupération
conduites, quelquefois, hélas, par d'authentiques scientifiques, certains parés
des titres les plus prestigieux, et souvent soutenus par des sectes chargées
d'arrière pensées politiques. Il s'agit de cuisiner une tentative de symbiose
entre des fragments de discours ésotériques tenus par l'une ou l'autre branche
de diverses vieilles doctrines religieuses et certains aspects des modèles
scientifiques d'autant plus faciles à déformer qu'ils sont plus difficiles à
comprendre. On a vu ainsi la théorie quantique, qui n'est qu'un outil
technique destiné à permettre par la modélisation la reproduction des résultats
expérimentaux dans des conditions bien définies avec des hypothèses de départ
très strictes, mise à la sauce hindouiste ou taoïste. On voit des capitaines
d'industrie se pencher sérieusement sur la psychokinèse, on a vu des chercheurs
de renom supputer les propriétés du "corps astral", on trouve des
livres qui élucubrent sur les pensées de l'électron ! C'est sous le couvert
d'un vocabulaire habilement choisi, sous l'appellation respectable de recherche
spirituelle, que se fabrique ce tissu de fantaisies dont l'un des plus purs
exemples est le fameux Colloque de Cordoue, largement médiatisé, exemple type
d'escroquerie intellectuelle dont l'objectif est de faire rentrer par la
fenêtre ce que l'histoire a jeté à la poubelle. En même temps on fait largement
appel à ces théories des correspondances qui formaient la science européenne
avant Descartes, fantastique énumération, longue liste de similitudes, de
rapports infiniment variables, déformables, sans raisons logiques, tourbillons
sans fin qui cassent la tête. Le drame, bien
entendu, est que ces obscurités séduisent un grand nombre d'esprits sérieux et
candides qui prennent ces fadaises pour la pure expression de l'activité des
chercheurs. C'est qu'il est difficile de se débarrasser des Récits, et qu'il est
tellement facile d'en inventer en jouant sur l'ignorance. Les antiques
religions ne procédaient pas autrement pour distiller leurs fables. Il suffit
d'avancer l'argument d'autorité, de mettre en avant celui-qui-sait. C'était
autrefois des Fondateurs inconnus, inaccessibles, mais prestigieux, c'est
aujourd'hui le savant qui sert de paravent à des ambitions plus matérielles.
Il faut fabriquer la croyance, il faut étourdir ou intimider le libre-examen. La réalité de
l'action de la science dans le monde, c'est l'extraordinaire amélioration du
bien-être matériel, c'est la victoire contre les maladies, c'est la
prolongation de la vie, c'est le spectacle, la musique, la couleur, la lumière,
le jeu, la conquête du droit à la ville, au plaisir, à l'épanouissement des
possiblités du corps. La science, en réalité, a créé une nouvelle Nature qui se
substitue progressivement à l'ancienne que l'homme en fait n'a jamais
supportée. L'homme non seulement a vaincu la Nature, mais encore mieux, il l'a
presque entièrement remplacée par ses propres créations. Il vit dans un univers
où l'immatériel, le son, l'image, l'idée, dominent la matière. C'est la science
qui a réalisé effectivement, pratiquement, par une action concrète, le mythe de
la libération de l'homme. Il reste la tentation forte, encore indomptée, de
l'inquiétude métaphysique. C'est ici que la Tradition apporte une réponse
appropriée à notre époque. Entre la montagne
des mythes et la falaise de la science ser pente la voie de la Tradition
Maçonnique, certains disent la Voie Royale. Au-dessus, sur un fil tendu entre
la montagne et la falaise, les funambules des fausses sciences exécutent leurs
périlleux exercices avec le risque que quelques débris viennent obstruer la
voie initiatique. La Tradition est
ancienne, mais les documents historiques sont rares avant la fin du 17ème
siècle. Il faut se baser sur des témoignages discrets, sur des oeuvres
déguisées, sur des analogies de pensées, d'écritures, sur des traces, sur des
marques légères au détour d'un livre ou d'une pierre. Pourtant situons d'emblée
les caractéristiques de la Tradition. D'abord, elle ne s'appuie pas sur un
Récit fondateur, elle n'a presque pas de Textes, pas de Héros primordial. Elle
ne raconte pas les origines, elle n'a pas de discours explicatif. Second
point, elle est secrète, elle ne s'accommode pas de la foule, mieux elle la
fuit. Son contenu est donc d'emblée opposé à celui des Mythes, sa méthode
toute différente. La tradition
utilise des Temples, des enceintes fermées interdites
à ceux qui n'ont pas
encore été jugés dignes d'y
pénétrer. Ce lieu isolé symbolise la
nécessité de
se placer à l'écart du Monde, de marquer un terrain au
sein duquel la
description conventionnelle bascule et où l'on renonce à
utiliser les catégories
de jugement qui servent ordinairement, c'est-à-dire dans le
monde profane, à
peser les choses et les gens. C'est un lieu où se rompt le
cercle de la routine
quotidienne. C'est un lieu où l'on se force à imaginer un
Autre Monde, un lieu
où l'on tente de briser les chaînes et les échelles
de valeur de la perception
sociale courante. Comme l'indique si bien le célèbre
poème de Kipling, le
Maître et le Valet s'effacent, les distinctions de races n'ont
plus cours, tous
les initiés se considèrent comme des frères. Comme
dans la démarche
scientifique il y a un bouleversement de la donnée sensorielle
brute, ce qui
exige bien entendu un violent effort mental, un passage volontaire
dans un
autre cadre que résume la cérémonie de
l'initiation par sa figuration de la
"mort" au monde profane. Et cette enceinte,
dont l'agencement n'est pas conçu pour se conformer à l'imagerie d'un récit,
est ornée de figures symboliques. C'est que le symbole dispense du Récit. La
pensée n'est pas prisonnière du symbole, elle l'utilise, elle l'appréhende
librement, elle s'en inspire. Le symbole est un signe qui a toujours plusieurs
interprétations possibles. Il est irréductible au dogmatisme. Le symbole est un
condensé de possibles ouverts et à découvrir. Le symbolisme dit Goethe,
"transforme l'apparence en idée, l'idée en image, mais de façon que l'idée
dans l'image reste toujours active et hors d'atteinte". Ces mots donnent
presque une définition du "modèle" scientifique que le savant utilise
pour comprendre la matière. Le symbole
Maçonnique n'est pas l'incarnation d'une autorité, d'une entité exigeante,
comme un drapeau par exemple. Il s'offre librement sans conditions. La loge
enferme l'autorité dans les limites de l'organisation rationnelle des
cérémonies et des débats. L'autorité du Maître est temporaire, son temps fini,
il retourne à la place la plus humble. Il n'exerce pas un magistère absolu et
permanent. La Tradition n'incarne pas l'autorité dans des personnes ou des
symboles. En outre, les cérémonies Maçonniques ne comportent pas de sacrifices
comme la plupart des cérémonies religieuses, ou plutôt la vraie place du
sacrifice est rappellée discrètement par certains gestes qui signifient que
c'est l'initié lui-même qui est la matière du sacrifice, que c'est lui qui est
en jeu dans le processus de transformation que souhaite réaliser l'initiation,
et que ce pouvoir ne se délègue pas à quelque bouc émissaire chargé des péchés
du Monde. Les signes associés à la symbolique du sacrifice sont un appel à la
responsabilité individuelle. Le décor des Loges
utilise un Livre. Ce livre est l'un quelconque des Livres "sacrés"
de l'Humanité. A la grande Loge de France, ce Livre est la Bible. Il est
présent et ouvert, mais curieusement il n'est jamais lu. Or, nos sociétés
occidentales sont celles de la culture du livre. Le livre contient tout, la
réalisation d'encyclopédies est encore un objectif commercial pour bon nombre
d'éditeurs, il y a un public friand de trouver toute la connaissance
rassemblée sur les rayons de sa bibliothèque. On sait que le problème de la
complétude de la Bibliothèque est le noeud de la nouvelle cauchemardesque de
Borgés : "la Bibliothèque de Babel". Celle-ci en fait est un
Labyrinthe infini qui ne répond à aucune logique et dans laquelle le lecteur
désarmé se heurte à tout et à son contraire. Elle donne le vertige de la
déception. Pourtant dit Borgés, "quand on proclama que la Bibliothèque
contenait tous les Livres, la première réaction fut un bonheur extravagant ;
tous les hommes se sentirent maître d'un trésor intact et secret. Il n'y avait
pas de problème personnel ou mondial dont l'éloquente solution n'existât
quelque part... L'Univers se trouvait justifié, l'Univers avait brusquement
conquis les dimensions illimitées de l'espérance". Espoir déçu, depuis
Hegel, depuis Nietzsche qui le premier annonce la mort de "Dieu", le
Livre occidental est un système clos, l'autorité du Livre s'est dissoute dans
l'abîme de l'immensité. La littérature moderne ne produit plus que des parodies
éclatées du Livre (pensez au Finnegans'Wake de Joyce ou à la
"Recherche" de Proust). Dans la Loge le Livre est présent, symbole
d'une culture, mais il est muet. Cela signifie qu'il ne faut pas chercher dans
les livres la réponse aux demandes de l'initié. En face de la
montagne des mythes et de leurs cortèges d'idéologies et de religions
déclinantes campe, au sommet d'une falaise, la Science. Au sommet d'une falaise
parce que c'est un domaine où bien peu ont accès et que beaucoup contemplent de
loin. Pourtant, la science fait dans le quotidien et le banal, contrairement
aux religions et aux politiques son domaine d'élection n'est pas le futur,
c'est le présent, l'immédiat. La fonction de la science est biologique; elle
est un moteur de l'Evolution au sens darwinien du terme. Lentement d'abord,
puis de plus en plus vite, au cours des âges, elle a fabriqué à l'homme de nouveaux
organes. Voyez la voiture, extension du pied, le téléphone extension de
l'oreille, la télévision extension de l’œil. Voyez la révolution des couleurs
que la chimie déverse sur le moindre de nos objets, voyez les peaux nouvelles
dont nous sommes vêtus. Nous sommes des êtres qui manipulent toute la journée
des organes extérieurs. Nous l'avons toujours fait, du couteau de pierre
taillée au robot spatial, nous avons toujours utilisé des outils. Cette génération
incessante d'outils a plus fait pour modifier la condition humaine que toutes
les politiques et toutes les morales mises bout à bout. Le chimiste qui a
inventé la pilule a plus fait pour la libération de la femme en quelques années
que tous les législateurs de l'humanité. Comme objet physique, l'homme n'est
pas différent de l'animal. C'est lui aussi une «molécule géante». De l'animal,
il a les réactions, les capacités. Comme l'animal il dispose de sens,
d'ailleurs moins complets et moins performants que pour beaucoup d'autres
espèces, comme lui sans doute il règle ses relations sociales sur les messages
moléculaires discrets que constituent les phérormones ces substances émises
par le corps et portées par l'air qui sont reçues par des organes sensoriels
encore mal identifiés et qui commandent des comportements, suggèrent des
affinités, déclenchent les réflexes amoureux, le flot des haines et des
sympathies et dont l'identification forme l'actuelle «frontière» des recherches
en biologie moléculaire avec les conséquences que l'on imagine pour le futur
de nos relations personnelles. Mais après tout la poursuite à travers le tissu
social de la molécule errante qui convient à nos récepteurs est peut-être une
nouvelle façon de chasser, une nouvelle façon de profiter des plaisirs que
notre biologie nous accorde d'ailleurs assez généreusement. De l'étude des
comportements animaux, l'homme peut encore déduire un certain nombre de traits
qu'il partage avec eux par exemple les réactions sociales de base à mettre en
oeuvre pour la défense de l'espèce. Celles-ci très étudiées par les
«sociobiologistes» à propos de fourmis de crapauds ou d'oiseaux, conduisent à
de curieuses conclusions, très provisoires, sur le rôle des «morales» qui seraient
des techniques d'«optimisation» assurant les meilleures conditions pour le développement
de l'espèce dans une écologie donnée. Ces travaux jettent de curieuses lueurs
sur l'Histoire et ils ont l'avantage de nous garder de trop de présomptions sur
la perfection de notre nature placée un peu trop quelquefois au-dessus des
rigueurs imposées par le poids du fonctionnement corporel ! Remarquons
également un autre résultat de l'observation attentive des sociétés animales,
c'est le poids des phénomènes de foule dans lesquels le semblable attire le
semblable pour des comportements stéréotypés, voyez les bancs de poissons où
chacun se guide sur l'image de l'autre, voyez les troupeaux qui se forment à
l'époque du rut, voyez les escouades de baleines qui s'échouent sur les plages,
car il arrive quelquefois que ces phénomènes de masse soient des suicides
collectifs ! Ne doutons pas que ces impressionnants regroupements soient
également sous la dépendance de quelque mystérieuse messagerie moléculaire
encore à découvrir. Comme le disait un Ministre de la Recherche, chercheur
lui-même, et encore très récemment en exercice, la chimie est vraiment la
science centrale. Elle est indispensable aux théories cosmogoniques de
l'astronomie, elle fournit ses objets d'étude à la physique et par dessus tout
elle commande la biologie, et déjà nous savons que nos organes internes
échangent entre-eux des messages moléculaires, le cerveau est d'abord, une
glande. Chimie complexe, incroyablement compliquée, mais que la science peu à
peu apprend à déchiffrer, à expliquer et déjà passablement à contrôler ce qui
n'est pas sans poser quelques problèmes «éthiques» tant les possibilités de
manipulation sont grandes et ne feront que s'amplifier dans le futur. Mais, voila que
parmi les animaux, seul l'homme, à partir de son intelligence et de la finesse
de ses organes de préhension, a pu se constituer, se fabriquer des outils qui
sont des extensions des capacités de ses propres organes. Et c'est la démarche
scientifique, l'astuce de l'observation, l'expérience qui ont permis de réussir
cette aventure. Si la Science a
abouti à un prodigieux développement des capacités des sens physiologiques,
elle s'est pourtant paradoxalement formée contre l'évidence des informations
communiquées à notre intellect par les sensations brutes collectées par nos
organes. C'est la folle affirmation que les sens nous trompent qui a fondé la
science contemporaine. Copernic affirme que la Terre tourne autour du Soleil,
pourtant encore aujourd'hui une bonne fraction de nos contemporains n'en est
pas consciente : ils voient tous les jours le Soleil décrire un arc dans le
ciel, comme s'il tournait, comme le croyaient les Anciens, autour de la Terre.
C'est Descartes qui dans la nuit inspirée du 10 Novembre 1619 érige ce doute de
quelques uns en système et prophétise la primauté du raisonnement, de ce que
l'homme tire de la logique de son imagination pour rendre compte du réel. Le
savant désormais va concevoir des modèles et comparer leurs prédictions aux
résultats de l'observation. C'est l'outil encore qui dans ce processus va
jouer un rôle décisif de validation du modèle. Cet outil sera l'instrument
scientifique, la lunette, le pendule, le thermonètre, etc... Réalisé par des
artisans habiles l'instrument va se coupler au modèle, la mécanique va se
coupler à la mathématique pour démontrer la structure des choses. Le premier
scientifique moderne, le premier homme à formuler clairement ces principes de
la démarche fondamentale du chercheur, sera le Père Mersenne (1588 - 1648), le
compagnon de Descartes. Le modèle est une
construction provisoire, il est constamment comparé aux résultats de
l'expérience. S'il y a un écart, si l'accord n'est pas bon, on change le
modèle, on retravaille la formule, on la remplace. Rien n'est jamais définitif
dans la science. Comme le dit Victor Hugo, «la science va sans cesse se
raturant elle-même». Ses chefs d'oeuvre sont des châteaux de cartes établis
pour être détruits. C'est la grande différence avec l'Art dont les productions
perdurent à travers les. âges, touchant toujours les sensibilités. Pourtant il
arrive que la vision de l'artiste précède celle du scientifique. En fait, en
modifiant les manières de «voir», l'art contribue au renversement des modèles
en générant les idées nouvelles, les points de vue audacieux, sur lesquels se
basent les approches mouvantes du savant. L'évolution de la société, le
changement des décors esthétiques, les batailles d'idées, contribuent à
l'alchimie mentale inconsciente du chercheur, enfoncé dans les abstractions,
caché au fond du tunnel où il essaye d'imaginer les solutions au problème qu'il
s'est posé. Et les modèles se
compliquent, avec le temps, avec les progrès des mathématiques, seule fraction
de la science qui s'élabore pour durer, ils deviennent d'une abstraction
inouïe, compréhensibles seulement à quelques-uns, ils s'éloignent de plus en
plus de l'évidence sensorielle. C'est que notre perception du monde est
conditionnée par le «voir» sens dominant par lequel la réalité s'exprime notamment
en trois dimensions. Mais voici que la science découvre que la matière même
doit se comprendre à l'aide de systèmes qui fonctionnent en plusieurs
dimensions donc irréductibles absolument à notre mécanisme de «vision». S'il
n'est pas difficile sur le papier et encore plus depuis l'avènement des
ordinateurs de traiter mathématiquement des systèmes à plusieurs dimensions,
c'est-à-dire dépendant d'un grand nombre de paramètres, il devient impossible
de se les représenter visuellement. Tout se passe dans l'imaginaire mental. En même temps, le
travail des modèles, la conjonction avec l'art de l'instrumentaliste, ont mis
en évidence la présence d'entités actives, bien réelles, mais qui ne peuvent
être vues. La manipulation par l'instrumentation de l'électron et du photon
par exemple, particules élémentaires domestiquées par l'homme, à l'origine
éléments audacieux de modèles, a bouleversé notre vie quotidienne, a créé tout
ce monde d'images, de couleurs, de vitesse, dont profitent nos sens sans que
jamais ils ne perçoivent comme telle l'entité élémentaire qui se bouscule dans
le fil électrique, l'onde qui s'échappe de la lampe. La science dont chacun
profite reste donc en fait mystérieuse, elle est rendue opaque à cause du
violent effort d'imagination nécessaire pour concevoir les formes des modèles
sur lesquels elle s'appuie. Alors, la science
suscite des réserves, elle révolte. En partie aussi parce qu'elle est
compromise avec les appareils technocratiques militaires et parce que les
images qu'elle produit, même pour distraire, sont souvent agressives. Voyez,
par exemple, les couvertures des revues mensuelles de vulgarisation. Déjà
Goethe, au nom justement de la sensibilité, s'était vigoureusement opposé à
Newton dans une querelle célèbre sur la question des couleurs. En effet, on
sait que la sensation de la couleur rouge est excitée par une radiation
électromagnétique qui a environ une longueur d'onde de 6000 A et que le prisme
sépare. Or, si l'on connaît même les substances qui dans l’œil sont sensibles
spécifiquement à cette radiation et qui à l'impact de la lumière subissent les
transformations chimiques qui permettent d'envoyer vers les cellules
spécialisées du cerveau le flux d'électrons du signal nerveux, rien ne permet
de comprendre pourquoi notre cerveau traduit cette excitation par la sensation
du rouge avec toutes les émotions esthétiques associées. Les sens fabriquent
donc leur propre vision du monde qui n'a rien à voir avec notre physique. Nos
sens sont des récepteurs qui n'apportent pas d'informations sur la structure
matérielle réelle, atomique et moléculaire, du monde qui nous entoure. De là,
la révolte romantique contre la science. En tout cas le divorce de plus en plus
marqué entre la science et les sens est l'une des causes principales des
difficultés que rencontre la science pour s'imposer comme composante culturelle
dans nos sociétés. Pour savourer la science, il faut l'interface de la
connaissance, le secours de l'abstraction mentale. De même la
"Nature" est quasiment absente du décor de la Loge. Il y a quelques
allusions aux astres, à la voûte du ciel, mais pas de plantes, pas d'arbres,
pas d'animaux. C'est que Livre et Nature sont intimement liés. Pendant des
siècles, savants et philosophes se sont efforcés de lire le Grand Livre de la
Nature, conçu comme le "Livre de Dieu". La science a réglé le
problème en passant outre et en créant autre chose. Le fond de la
symbolique des Loges est l'outil. Plus précisément on le sait les outils de
tailleurs de pierre. De la pierre brute symbole du profane et aussi de la
"Nature", le travail de l'outil forme la pierre taillée, symbole de
l'initié et aussi de la transformation que l'activité de l'homme par la
connaissance fait subir à la "Nature". C'est une symbolique associée
au passage de l'homme des champs (l'homme dans son cadre primitif naturel) à
l'homme des villes apportant ses forces à la collectivité pour améliorer la
condition humaine sur le plan matériel et aussi sur le plan spirituel par le
travail et l'échange. L'outil de l'artisan, symbolique de type urbain,
représente la nécessité de l'effort, exprime l'exigence du travail pour mettre
en oeuvre les possibilités cachées dans la "nature" humaine et qui
sans cela ne se manifesteront jamais. On remarque que ces outils ne sont pas
ceux qui assurent simplement la satisfaction des besoins matériels évoquent
l'inutilité du recours à la Croyance pour asseoir la conviction et la volonté
d'agir. Il n'est pas nécessaire de conduire les travaux en recourant aux
techniques qui permettent d'endoctriner les foules, chacun est libre de ses
convictions, chacun est libre de ses opinions, chacun peut donner son avis, il
peut être écouté, combattu, discuté, sans que jamais la question du pouvoir et
du droit à dire la vérité ne se pose. Ce qui rapproche la Tradition de la
science d'un autre côté, c'est la méthode. La méthode expérimentale,
symbolisée par l'outil, accessoire nécessaire pour progresser dans la
connaissance, fabriquer des constructions nouvelles qui n'existent pas
"naturellement", et sans lequel aucun progrès n'est possible. Rien
n'est donné tout est à découvrir et pour chacun individuellement, car l'effort
de l'expérience ne peut être délégué à un pasteur, à un chef de troupeau. Le
plus humble bénéficie sur son chemin initiatique de la lumière de celui qui est
plus instruit, mais cela seul ne lui suffira pas, il faut qu'il taille lui-même
sa pierre. A la lumière de la
philosophie contemporaine, on distingue bien ce qui fait l'originalité de la
Tradition Maçonnique à notre époque. Si l'on définit ce qui est
"moderne" par la mise en oeuvre historique de l'Idéologie des Récits
Libérateurs, par opposition par exemple à une philosophie d'ancien régime qui prêche
les valeurs de la résignation, de la patience et de l'espérance dans l'au-
delà, on voit que la Maçonnerie par ses origines mêmes a indiscutablement une
coloration "moderne". Elle a joué un rôle non négligeable dans
l'émergence de la modernité au 18ème siècle. Sa devise
"Liberté-Égalité-Fraternité" est l'incarnation même de cette ambition
libératrice. La Maçonnerie a par ailleurs sauvé son image en n'étant pas
compromise, au contraire quelquefois victime, dans les massacres commis au nom
de la Couronne, du Parti, de l'État, de l'Église ou de la Mosquée, depuis plus
de quatre siècles et qui, hélas, continuent. Ces massacres ont détruit la
Croyance, mais paradoxalement les valeurs brutes symbolisées par la devise
Maçonnique débarrassées, du contexte livresque autoritaire qui les avaient
emprisonnées dans des discours aliénants, restent bien vivantes. Si l'on définit ce
qui est post-moderne, par la situation de ce qui subsiste quand les valeurs
associées aux ambitions de la modernité se sont effondrées, alors, on découvre
que la Maçonnerie par ses décors, sa symbolique et sa méthode est aussi typiquement
post-moderne. Cela est évident par les différences qu'elle présente avec les
fondements sur lesquels s'appuient les mythes. C'est aussi clair par les
similitudes de forme qu'elle offre avec l'éclatement de la multiplicité qui
caractérise la société post-moderne dans laquelle le Centre, modèle à imiter
et source du pouvoir a disparu. La Maçonnerie rassemble et juxtapose ce qui est
épars. Elle présente, elle ne hiérarchise pas, elle n'établit pas dans ses
symboles d'échelle de valeur. Elle expose, l'initié choisit ce qui convient à
ses goûts, à ses connaissances, à sa sensibilité. Comme la Bibliothèque de
Babel, la symbolique est inépuisable et infinie, elle se réfléchit aussi dans
une multitude de miroirs, mais elle est muette, elle ne délivre pas de messages
explicites, chacun fabrique, par la contemplation, ce qui lui convient. De même
la technologie créée par la science nous offre aujourd'hui un choix infini de
plaisirs, d'informations, de rêves que chacun compose à sa guise, chacun est
son propre guide dans la variété des possibles offerts. La diversité devient la
règle, races et cultures se mélangent, les cuisines et les musiques se
juxtaposent, les distances disparaissent, les paysages deviennent un bien
collectif. L'Errance à travers les représentations s'installe, chacun compose
son menu. Non que cela soit simple, cette nouvelle façon de vivre impose des
tensions, la vieille volonté de puissance est toujours là, désormais cachée
dans les replis du nouveau monstre où s'est réfugié l'esprit d'autorité,
c'est-à-dire l'Économique. La Maçonnique est
donc une Instruction bien placée par sa forme et ses principes pour affronter
les temps nouveaux. Ce fût toujours le cas à travers les âges pour la
Tradition. En effet la Tradition a un objectif, toujours le même quelles que
soient les formes spécifiques historiques qu'elle prend à travers l'histoire ou
les cultures. Elle cherche à former des hommes de connaissance, des initiés,
des hommes qui vont expérimenter à fond la grandeur et la servitude de la
condition humaine D'abord voici la joie, car il ne s'agit pas de se morfondre
dans les obscures macérations religieuses des dévots confits ou des mystiques
affamés. Ensuite, au début, la tradition s'efforce de courber l'orgueil du
nouvel initié encore englué en partie dans la ténèbre profane, il faut lui
faire perdre sa suffisance, en le contraignant par exemple, au silence. Il
doit apprendre à ne pas se lamenter sur son sort, c'est le début de la
formation d'une personnalité active. Ensuite, il doit assumer des
responsabilités, accepter les taches, apprendre à agir sans espérer de
récompense, pour le plaisir de l'acte, qu'il soit un échec ou un succès. Il
faut, comme un chasseur à l'affut, devenir un observateur attentif, adroit,
courageux, prompt à saisir au passage, l'idée, la sensation, le plaisir. Il
faut devenir un guerrier préparé aux combats de la vie, éveillé, aux aguets,
calme mais actif, déterminé, libéré des routines, conscient des multiples
visages que peut prendre la réalité physique et sociale dans les pensées et
les yeux des hommes, un guerrier confiant, capable de dominer sa peur et
d'assumer sa condition d'homme. Ainsi, l'Initiation connaît des étapes et des
grades, des épreuves successives, car la voie initiatique est semée d'embûches. Pour devenir un
homme de connaissance, un initié, l'homme doit vaincre quatre ennemis. Quand
un homme commence à apprendre, c'est dur, il faut faire un effort, il faut
travailler. Et ce qu'il doit apprendre n'est jamais ce qu'il avait imaginé. Il
se décourage, il a peur de s'être trompé. Son premier ennemi, c'est le
découragement. Cependant, s'il parvient à surmonter toutes les difficultés, il
prend peu à peu de l'assurance, il devient confiant, les choses se présentent
claires et nettes à son esprit, il a atteint la lucidité. Pourtant la lucidité
est son second ennemi. Il n'a plus peur, il est courageux, il comprend tout.
Mais, cette assurance peut l'aveugler, il peut devenir un clown ou encore un
matamore prétentieux, un "esprit fort", un sceptique grincheux. S'il
parvient à éviter ce piège, s'il est assez prudent pour s'observer et se
surveiller, l'initié arrive à un stade où il ne peut plus être victime de l'illusion
il a appris à se contrôler, il se maîtrise, il commande avec précision et
efficacité. Il a acquis la force, il dispose du pouvoir. Pourtant, ce pouvoir
est son troisième ennemi, le plus important, parce que le pouvoir incite à
prendre des risques, donne une confiance illimitée en soi-même et écrase la
nécessaire humilité. L'homme conscient de sa force finit par céder à la
tentation d'imposer aux autres ses règles et ses idées. Le pouvoir mal employé
use l'homme, il devient versatile, capricieux, autoritaire, borné. Mais si, par
un travail constant et une nécessaire prudence, l'initié évite ce piège si
dangereux, il lui reste un quatrième ennemi, un quatrième ennemi qui l'abattra
toujours. Ce quatrième ennemi, c'est la vieillesse, la maladie, la mort,
auquel nul n'échappe. Et l'initié pour combattre ce quatrième ennemi doit
jusqu'au bout le regarder en face, ne pas céder, rassembler ses moyens,
contrôler sa peur, profiter de sa lucidité, s'appuyer sur sa force. Et s'il
réussit, il saura en ses derniers instants qu'il a vraiment vécu sa brève
existence d'une manière digne d'un homme, qu'il a assumé pleinement le
potenciel de sa nature humaine, qu'il a profité de son Être. Et certaines
traditions recommandent de prendre quelquefois conseil, pour se guider dans la
vie, de l'ombre de sa mort, qui rôde, dit-on, derrière l'épaule gauche. Être un homme de
connaissance, un initié, cela veut dire parcourir prudemment, avec sagesse et
respect, la route qui mène à une réception juste de la réalité de la condition
humaine, des terribles contraintes qui pèsent sur elle et aussi des
magnifiques possibilités qu'elle offre pour jouir du cadre du monde matériel
terrestre, des merveilles que créent l'esprit et l'ingéniosité technique
humaines, de la sublime tendresse des sentiments, et aussi des plaisirs
nombreux et variés qu'apporte le corps. Pour parcourir la
voie Maçonnique il n'est pas nécessaire de pénétrer les arcanes des mythes, il
n'est pas nécessaire non plus de comprendre les mystères de la science, il faut
suivre avec patience et obstination une méthode dont le but est d'assurer la
condition humaine dans toute sa force et sa dignité, mais à l'abri des
illusions dangereuses d'un ésotérisme de pacotille et en étant bien conscient
du caractère transitoire de notre vie terrestre. Comme le dit si bien un
Évangile apocryphe, l'Évangile selon Thomas, il faut apprendre, les yeux
ouverts, à être "passant". Incidemment la
Maçonnerie est aussi, de par ses ambitions, un puissant système éducatif, de
fait, elle constitue aujourd'hui, par le nombre de ses membres et par leur
qualité, l'une des plus efficaces "Universités" françaises, une
"Université" qui forme, par une technique originale, des hommes pour
l'action. Conférence prononcée le samedi 13 décembre 1986 par Paul Caro, à Condorcet Brossolette. |
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