GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1987 |
D'où venons-nous ? où
allons-nous ? La réflexion à
laquelle nous nous livrons est provoquée par deux affirmations, de deux
philosophes séparés par vingt-deux siècles d'histoire, de recherches, de
découvertes. La première a pour auteur La Mettrie, philosophe du XVIII' siècle.
La seconde, Aristote, qui vécut au IV' siècle avant Jésus-Christ. Écoutons-les : La Mettrie :
"L'Homme n'est pas pétri d'un limon plus précieux la Nature n'a employé
qu'une seule et même pâte dont elle a seulement varié les levains". Aristote : "La
Nature, en faisant des hommes ce qu'ils sont, a mis entre eux des différences
profondes". L'Ordre dans lequel
les deux citations sont données n'est pas innocent. Leur chronologie n'est pas
respectée. Comme si une pensée, dans ce qu'elle exprime de vrai et de général,
n'avait plus ni auteur véritable, ni date de naissance. Comme si elle
appartenait au patrimoine de l'Humanité. Comme si elle s'intégrait dans un processus
global : la recherche par l'homme de son essence, de sa légitimité, de son
originalité. Ces deux citations,
extraites pourtant de leur contexte, deviennent donc une base de réflexion
possible. Ces phrases, leur
signifiant, les mots employés, et leur signifié, ce que les mots disent, se
répètent, se confirment, se complètent. Dans l'éclatement de leur pensée,
saisie dans ces instants précis, les deux philosophes se rejoignent à travers
les mots qu'ils emploient : la Nature, l'Homme, la variation des levains, les
différences profondes ... Ils sont d'accord : la Nature a donné le jour à
l'Homme. Mais rappelons-nous l'énigme que le Sphynx dépêché par Héra aux portes
de Thèbes proposait aux voyageurs : "Quel est l'être doué de la voix
qui a quatre pieds le matin, deux à midi, et trois le soir ? " C'est l'Homme, bien
sûr, mais c'est aussi l'Humanité. C'est l'Homme quadrupède des débuts de
l'Humanité et c'est l'enfant qui découvre la marche. C'est l'Humanité, la
civilisation et l'Homme affaiblis, à l'orée de leur mort. C'est la mort,
l'extinction du feu vital ici, là, un autre feu, toujours, doit s'allumer pour
prendre le relais et renouveler l'aventure de la vie. Je n'essaierai pas
de me lancer dans une démonstration scientifique que je serais incapable de
rendre originale. Quels arguments supplémentaires une étude incertaine de la
cellule, du noyau, de la division cellulaire, de l'évolution même des espèces,
m'apporterai- elle, ici et maintenant ? Mieux vaut laisser s'y livrer des
esprits mieux formés à ce genre d'exercice. C'est sans doute prudence de ma
part, mais ce n'est pas de la fausse modestie, car je ne crains pas de croire
que c'est surtout le signe d'une certaine lucidité. — dans le noyau de la cellule se trouve un réseau chromatique qui engendre des chromosomes porteurs de gènes, facteurs donc de différences ; — que j'ai su faire des hommes, mes fils, et qu'ils sont aussi différents l'un de l'autre que de moi-même ; — que d'autres sont capables de se diriger là où je suis aveugle ; — que si je suis, comme mes Frères, les bêtes et les hommes, un être physique, je ne suis absolument semblable à aucun d'eux ; — que si je suis, comme mes Frères, les hommes, un être spirituel, force est bien de constater que mon esprit ne brille pas du même feu que les leurs ; — que je vieillis et que je change en vieillissant : celui que j'étais hier pourrait-il toujours me reconnaître aujourd'hui ? — que si mes besoins sont encore souvent naturels, il en est qui m'éloignent de mes Frères, les bêtes ; à un point tel que je m'interroge : l'Homme est-il encore un animal ? le sera-t-il toujours ? — que l'injustice, celle de la vie et celle des hommes, est source d'inégalités majeures ; — que le langage, quand il pourrait rapprocher définitivement les hommes, les sépare souvent. Alors, la nature
a-t-elle fait des hommes ce qu'ils sont ? Nature prend, ici,
le sens de principe créateur, principe originel. Certains l'appellent encore
Dieu, d'autres Grand Architecte de l'Univers. La Nature a fait
l'Homme parce qu'elle a créé la vie. Quand ? Comment ? Qui peut répondre ? Qui
peut convaincre ? C'est tout ce qui a suivi, ce qui s'est transformé, bâti ou
détruit, qui peut être objectivé. C'est le résultat actuel de l'histoire du
monde que nous pouvons contempler, observer, disséquer, analyser. C'est l'histoire
du monde que nous vivons, l'espace de notre passage sur la Terre. C'est à
l'avenir du monde que nous nous devons de songer : D'où venons-nous ?
Où allons-nous ? Qu'apportons-nous ? Questions éternelles. Qu'est l'Homme ? Un
animal et un esprit. Un animal,
magnifiquement organisé parce que cette organisation lui échappe, des organes
multiples et merveilleusement complémentaires. Tout homme normal les possède
et vit à leur rythme. Ils sont la pâte commune. La vie s'arrêtera quand ils
interrompront leur fonction. La nature a fait les hommes ainsi. Elle a mis,
entre eux, certes, des différences immédiatement visibles. Ce sont les multiples
signes particuliers de chacun : morphologie, race, type, groupe sanguin,
empreintes digitales, capacités physiques, taille, poids, beauté et force,
tempérament, santé, fatigabilité etc ... Mais que sont ces différences à côté
de ce qu'ils ont en commun : la faculté de vivre et la perfection et l'identité
de leur mécanisme ? Certaines autres
différences sont, par contre, plus difficilement perceptibles, bien
qu'essentielles : le caractère, le courage, l'affectivité, les capacités
intellectuelles, l'autonomie, la volonté ... L'Homme, en effet, est aussi un
être spirituel, donc imparfait, parce que l'organisation de son esprit lui
revient. La vie a d'abord
été physique, animale. Elle est devenue plus tard animale et spirituelle. Sous
l'effet de quels levains ? de quelle autorité ? Il apparaît évident
que ce fût d'abord sous l'effet, toujours, de cette même volonté originelle,
appelons-la "Nature". C'est elle, en effet, qui a créé, organisé,
modifié l'environnement, conditions de cette mutation essentielle à partir de
laquelle toute l'histoire de l'Humanité fut possible. La Nature n'a donc
pas doté tous les êtres vivants des mêmes chances. Elle semble avoir voulu
favoriser l'Homme. Pourquoi ? Le comment de ce
passage de l'animal à l'homme pourra peut-être être
expliqué. Des tentatives
intéressantes ont déjà été
réalisées. Toutes mettent en évidence la
nécessité
de s'adapter à de nouvelles conditions géographiques et
la faculté de le faire
que découvrit l'Homme. Mais le Pourquoi,
qui le révélera ? Et la question mérite d'être à nouveau posée : la Nature
a-t-elle fait des Hommes ce qu'ils sont ? L'indicatif présent, ici employé,
pose problème. La Nature a, certes fait des hommes ce qu'ils étaient. A-t-elle
fait des hommes ce qu'ils sont ? Et est-ce encore la Nature qui fera des hommes
ce qu'ils seront demain ? La Nature, en
variant les levains, n'a pas donné à tous les êtres vivants des chances égales.
Si elle semble avoir favorisé l'Homme, elle ne semble pas davantage avoir donné
à tous les hommes les mêmes chances. Qui oserait
affirmer en conscience que tous les hommes naissent égaux, c'est-à-dire
porteurs des mêmes potentialités physiques, intellectuelles ou morales ? Si
nous expliquons les différences en recourant à une volonté extérieure aux
nôtres, à un pouvoir de conception et de décision qui nous dépasse, nous nous
condamnons au déterminisme le plus négatif. Tout aurait été dit, tout aurait
été fait. Nous n'aurions plus qu'à accepter, au-delà du sort commun à tous, une
destinée à laquelle nul ne saurait échapper. Et nous offririons ainsi
l'Humanité à la récession. Dans un monde qui
n'a jamais été aussi riche, les populations de miséreux augmentent. Le fossé se
creuse entre le riche et le pauvre. Dans un monde qui n'a jamais été aussi
savant, l'ignorance et l'analphabétisme se développent. Le fossé se creuse
entre celui qui sait et celui qui ne sait rien. Le monde se
dénature. En Occident, l'espérance de vie augmente, l'abondance règne, mais la
natalité diminue. Dans le Tiers Monde, les progrès d'une hygiène et d'une
médecine importées gonflent une population incapable de se nourrir, victime de
carences alimentaires telles que les développements physiques et cérébraux des
enfants sont irréversiblement compromis. La science et la technique peuvent
aussi bien prolonger la vie que l'interrompre brutalement. L'Homme marche de
moins en moins, il roule de plus en plus. Les moyens techniques multiplient
l'information, les publicités, les propagandes. La cellule familiale est
menacée. L'exemple est de moins en moins celui du père, de la mère ... de plus
en plus celui de la star, celui de la réussite matérielle, celui de la
sexualité ou de la violence les plus primaires, celui des média. L'Homme subit un
nombre sans cesse croissant d'agressions, bruits, vitesse, chômage, école
inadaptée, éducation familiale démantelée,
politiques partisanes, économies injustes, promiscuité ... son rythme de vie
en est bouleversé. Le levain est donc
devenu social. C'est l'Homme, aujourd'hui qui fait l'Homme. Notre monde, notre
société occidentale même sont inégalitaires. — La Nature ne donne pas à tous les hommes les mêmes dons. — L'évolution des conditions d'existence creuse encore davantage ce fossé initial. La vie sociale se
révèle un levain, facteur essentiel de différences entre les hommes. Que sera demain ? La nature ne donne
pas aux hommes des chances égales. Longtemps l'Homme vécut dans l'espoir,
savamment entretenu par ceux que le système privilégiait, que "les
derniers seraient les premiers". Confucius, Bouddha, Jésus, Mahomet ...
tous se rejoignaient, au- delà de démarches différentes, et par la voix de
leurs disciples, pour dire et faire croire que chacun devrait rester à sa
place, que l'ordre établi était dans l'ordre des choses. L'Homme devenait la
somme des actions exercées par son hérédité et son milieu social. L'Homme seul,
en effet, n'est rien : l'enfant- loup ne parlait pas. Tout ce qui n'est pas
acquis avant l'âge de trois ans est irrémédiablement perdu. Le levain, ce
levain dont la Nature avait inégalement soupoudré la pâte dont les hommes
furent faits, ce levain, c'est aujourd'hui l'humanité, les sociétés qui le
distribuent, tout aussi inégalement. Ce levain, c'est l'éducation, la volonté.
Quand le monde change, il faut que l'homme puisse suivre le mouvement imprimé
par la société qui l'engendre. Aux actions
exercées sur lui par son hérédité et son milieu, l'homme doit très vite ajouter
celle de sa volonté. Il doit ainsi devenir son propre produit, se choisir et
se faire. Il doit assumer son propre destin, devenir, pour chacun, son propre
but. A condition que la société, l'éducation l'y préparent. La nature a mis
entre les Hommes des différences profondes. Et le troupeau s'est divisé en
catégories, en classes qui chronologiquement furent fondées sur la force
musculaire puis sur la puissance matérielle et sur la force intellectuelle,
sources des facultés d'innovations et/ou d'adaptation. Si bien que l'Homme est
à la fois produit et facteur d'évolution. Il est le produit d'une évolution
physique, mentale, sociale : celle de l'humanité et la sienne propre. Mais il est aussi
facteur de l'évolution quand il devient créateur de besoins nouveaux dont la
satisfaction engendre des mutations physiques et intellectuelles, celles de
l'environnement et celles de sa maîtrise. Malheureusement
certains hommes ne sont que produit d'une évolution, la leur, qui s'interrompt
plus ou moins vite : c'est leur croissance et l'accession à leur statut
d'adulte. Puis, c'est la vie en troupeau et le cheminement du cycle de la vie. D'autres deviennent
acteurs, grâce à deux qualités fondamentales dont ils ont été dotés par
l'éducation, par leur milieu : la méthode et la volonté. Les premiers ne
vivent qu'au présent. Combien de Mozart, ainsi, sont assassinés ? Les seconds,
seuls, deviennent capables de concevoir l'avenir et de s'y préparer. Et dans
le monde qui se forge, un monde devenu de plus en plus artificiel, le fossé se
creuse entre ceux qui conçoivent, ceux qui comprennent et dominent et ceux qui,
simplement, utilisent. Ce fossé devient abyssal. La société
actuelle, fût-elle celle que nous vivons, démocratique, la meilleure, attaquée
et qu'il faut défendre, la société actuelle est la plus inégalitaire que
l'homme ait jamais connu. Le déterminisme, aujourd'hui, existe : il est social,
donc politique. Le pouvoir appartint à l'homme fort, puis à l'homme puissant
et riche. Il risque, aujourd'hui et demain de s'offrir à une élite
technocratique qui concevra l'avenir et modèlera l'humanité. "Le Meilleur
des Mondes" d'Aldous Huxley. Ne peut-on sentir qu'il se profile à
l'horizon : manipulations génétiques, culture in vitro, fécondation
artificielle, réserve de sperme, clonage ... ? Et Valéry a écrit :
"Nous autres, civilisations, savons que nous sommes mortelles".
L'Homme qui vit est une aventure ? Cela n'a jamais été la règle générale. Cela
ne devrait pas devenir l'exception. Alors, rêvons ...
Et j'avoue que je rêve volontiers, surtout en Loge, parce que je suis
franc-maçon. Arme du faible dans le monde profane, le rêve doit être un outil
efficace dans les mains du franc- maçon. La société humaine,
partout, s'organisera très tôt autour de trois pôles. Elle distingua ceux qui
devaient prier, ceux qui devaient se battre, ceux qui devaient travailler. Puis
la Déclaration des Droits de l'Homme vint l'ébranler. Elle promettait un avenir
plus juste. Elle promettait, au travers du voyage des générations successives, un avenir meilleur,
plus juste, le fils étant plus heureux que son père ; elle promettait la
construction progressive d'un monde, Temple idéal et parfait. Constater et
vérifier qu'effectivement "l'Homme n'est pas pétri d'un limon plus
précieux ; que la Nature n'a utilisé qu'une seule et même pâte dont elle a
seulement varié les levains ; qu'en faisant des hommes ce qu'ils sont elle a
mis entre eux des différences profondes", me semblerait un exercice
intellectuel vain si nous n'ouvrions pas notre réflexion sur ce droit au rêve
sans lequel l'existence devient absurde et vaine. Avec Albert Camus, nous
devons "imaginer Sisyphe heureux". L'égalité n'existe pas. Le monde
unique n'existe pas. Le mythe de l'égalité absolue est un leurre. L'Homme, s'il
réfléchit, doit d'ailleurs la refuser. Elle nivellerait le niveau des hommes
par le bas. L'Homme doit lutter
pour obtenir puis confirmer son droit à la différence. C'est dont l'égalité
des chances qu'il doit réclamer, accorder, défendre, favoriser : pour chaque
enfant et chaque homme la possibilité d'aller le plus loin possible, au bout de
ses potentialités. L'égalité des Droits, c'est cela : Donner à chacun la chance
de se rapprocher de sa perfection. Et se faire un devoir de protéger cette chance
de l'autre. Sans doute, donner à chacun la chance de devenir franc-maçon.
L'Homme est un devoir. Il n'est pas un acquis. Le Temple parfait pourrait être
fait d'hommes à la fois sociaux et autonomes usant au mieux de leurs facultés
de concevoir, imaginer, s'exprimer, communiquer ... Moins moutons de Panurge.
Mieux aptes à se passer de main en main la "Dive Bouteille" et à y
goûter. Albert Vatinet |
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