GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1987 |
Émile LITTRÉ Essai sur l'homme et
l’œuvre Nul n'ignore combien la philosophie positiviste d'Auguste Comte a influencé la Franc-Maçonnerie du XIX' siècle, cette influence n'a pas que des avantages. Cependant il est nécessaire pour comprendre l'histoire de la maçonnerie de mener une réflexion sérieuse sur ce mouvement de pensée. Nous la conduisons à partir d'une étude des idées d'Émile Littré, maçon, imprégné de la philosophie positiviste mais qui sut prendre quelque distance avec l’œuvre d'Auguste Comte et plus particulièrement avec celle de la dernière partie de sa vie. * * * D'abord, et sans
revenir sur les détails de sa vie, vous me permettrez de noter et de souligner
que Littré a été marqué, et d'une façon définitive, par son enfance, par son
adolescence, par le milieu dans lequel il est né et a grandi, un milieu, du
côté paternel comme du côté maternel, républicain, qui vouait un véritable
culte à ce qui fut l'esprit de la Révolution française. Littré restera fidèle à
cet idéal républicain, à sa foi démocratique, et à ce que l'on a pu appeler
"la philosophie des lumières" (1). Cet homme, que nous
considérons généralement comme un érudit enfermé dans son cabinet, est un homme
... tout court. Il n'est pas un homme désincarné. Il vit dans son siècle et vit
comme tous les hommes. En particulier il désire se marier (et il se marie).
Mais avant de prendre une décision définitive sur le sens qu'il veut donner à
sa vie, il hésite, et c'est un homme inquiet, désemparé même qui nous apparaît.
Une de ses biographies nous dit en effet qu'il hésitait beaucoup en 1883 (et
nous sommes en pleine période romantique) entre le voyage, le suicide ... et le
mariage. A la même époque, des poètes romantiques choisirent les voyages et
d'autres, plus désemparés, le suicide ... Finalement, Littré choisit le
mariage, montrant par là qu'il était peut-être, sans le savoir, le plus romantique
ou romanesque de tous car le mariage n'est-il pas le plus souvent un voyage,
une aventure vers l'inconnu ? Et l'on songe au mot du poète "Aller au fond
de l'inconnu pour trouver du nouveau" ; n'est-il pas, symboliquement
s'entend, une sorte de suicide ? Ne montre t'il pas que nous renonçons
volontairement à notre moi, à notre liberté, pour l'aliéner à celle d'une autre
? Enfin, en 1883, donc Littré se marie avec une fille catholique choisie par sa
mère et il aura une fille. Littré est un homme comme les autres, soumis aux
vicissitudes de la vie, aux risques du métier et du mariage. Mais Littré est
aussi un esprit inquiet, tourmenté, avide de savoir, soucieux de trouver des
certitudes et des vérités, un homme en quête de lui-même et de la lumière. Et en 1840 se
produit un événement capital, plus important que son mariage, l'événement
capital de sa vie : c'est la découverte des écrits d'Auguste Comte en 1840, et
en 1842, la connaissance du maître lui-même. Littré a quarante ans et sa vie
intellectuelle et spirituelle en sera changée radicalement, transformée, on
peut dire transfigurée. Remarquons ici que
ces rencontres décisives ne sont pas l'exception chez les artistes, les hommes
de sciences, les philosophes. Dans ce dernier domaine, nous pensons en
particulier à la rencontre de Platon et de Socrate qui décide de la vocation
philosophique du premier et, dans les temps modernes, à Spinoza découvrant les "Regulae"
de Descartes, à Malebranche découvrant le "Traité de l'homme" du même
Descartes ou encore à Kant réveillé, dit-il, de son sommeil dogmatique par la
lecture des oeuvres de David Hume. Littré a donc rencontré Auguste Comte ;
l'orientation de sa pensée est complètement changée, sa vie intellectuelle et
spirituelle transformée. La liste des articles et des ouvrages qu'il écrit et
qu'il publie à partir de 1842 en porterait témoignage : 1845 "L'analyse raisonnée du cours
de philosophie positive" 1849 "Application
de la philosophie positive au gouvernement des sociétés" (et non seulement
le premier mais le deuxième titre est significatif ; nous allons voir pourquoi) 1852 "Conservation, révolution,
positivisme" qui contient 1859 "Paroles
de Philosophie positive" 1863 "Auguste
Comte et la philosophie positive" 1876
"Fragments de philosophie positive et de sociologie" où Et peut-être
faut-il nous arrêter un moment pour examiner cette nouvelle manière de
philosopher que Comte a nommée : "La philosophie positive" et dont
Littré se fera le défenseur et le disciple. Rappelons que Comte a écrit deux
oeuvres capitales : 1) "Cours de
philosophie positive", professé à partir de 1826 et publié en 1830 (6 vol.
- 60 leçons), 2) "Système de
politique positive instituant la religion de l'humanité", entrepris en
1845, publié de 1851 à 1854. Comte meurt en 1857. Souvent, on n'a
voulu voir dans la philosophie de Comte qu'une théorie de la connaissance, une
réflexion sur la vie intellectuelle de l'humanité s'inscrivant dans un progrès.
Comte nous montre celle- ci passant de l'état théorique à l'état métaphysique
pour arriver enfin à l'état positif ou scientifique, ces états reflétant des
manières de philosopher, c'est-à-dire de connaître, de donner une "explication"
aux phénomènes de l'univers. Certes, Auguste Comte a fixé les règles
essentielles de la méthode positive qui consiste, dit-il "par l'usage bien
combiné du raisonnement et de l'observation à découvrir les lois des
phénomènes, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de
similitude". Mais en ne retenant que cet aspect de la pensée contienne, on
la tronque, on la mutile, on la déforme gravement. La finalité du progrès de
Comte n'est pas méthodologique ou épistémologique mais essentiellement
politique. D'ailleurs, Comte lui-même, dans un opuscule publié en 1822 et dont
le seul titre est éloquent : "Plan des travaux scientifiques nécessaires
pour réorganiser la société", montre que si l'on veut réorganiser la
société (nous sommes, ne l'oublions pas, après la tourmente révolutionnaire),
il faut "réformer l'esprit". Il a cru constater que "l'anarchie spirituelle
avait précédé et engendré l'anarchie temporelle" ; dès lors, pense-t-il,
c'est en restaurant l'ordre spirituel que l'on pourra restaurer l'ordre
temporel. Pour lui, la réorganisation spirituelle de l'Occident est la seule
base possible de sa régénération temporelle. Il faut retrouver une certaine
cohésion spirituelle pour retrouver une harmonie sociale. Le problème politique
sera résolu par le progrès du savoir, le progrès de la science. Et Comte, dans
son "Discours sur l'ensemble du positivisme" le confirmera lui- pible
: "Le positivisme se compose essentiellement d'une philosophie et d'une
politique qui sont nécessairement inséparables, comme constituant l'une la base
et l'autre le but d'un même système universel". Et à un de ses disciples,
il écrira encore : "Si ma philosophie fournit au positivisme une fondation
indispensable, c'est dans ma politique que la postérité fera consister ma
principale construction".(2) Ajoutons, quel est
l'homme et quel est le franc-maçon qui peut se désintéresser de la vie de la
cité ? Pouvons-nous nous abstraire totalement de notre espace social, de notre
temps, de cet "air" dans lequel nous vivons ? Pouvons-nous vivre
uniquement d'idées dans l'empyrée d'un monde quand sont en jeu, aujourd'hui
comme hier, ces valeurs que sont la Paix, la Liberté, la Justice ? Pour revenir à
Littré, il faut avoir en mémoire ces écrits d'Auguste Comte pour comprendre sa
pensée et son oeuvre. Comme son maître, ce philosophe, ce savant, ce
philosophe ne se désintéresse pas de la chose publique. Il participe activement
à la Révolution de 1830 qui va renverser Charles X, il combat même pendant
"Les trois glorieuses" de Juillet 1830 aux côtés de son condisciple
Hachette. Et quand surviennent les événements de 1848, cette, ou plutôt ces révolutions
qui vont ébranler l'Europe des rois et des princes, il fait encore preuve de sa
détermination et de son courage. Il saura même, avec quelle énergie et quel
courage, s'élever contre le coup d'état du 2 Décembre de Napoléon Louis
Bonaparte qui restaurera en France le régime impérial (ce qui entraîne sa
rupture avec Auguste Comte qui, lui, s'était rallié). Mais en même temps,
et la suite de ses travaux en témoigne, il saura rester clairvoyant et lucide
devant les événements de son temps. Cette Révolution de 1848, qui affecte Paris
et la France mais aussi les capitales de certains grands états européens, comme
Berlin, Vienne, Bruxelles, est un événement considérable dans l'histoire
politique. Elle suscite partout une euphorie, un enthousiasme extraordinaires
dont, aujourd'hui, nous avons du mal à mesurer l'amplitude et la profondeur. A Paris en
particulier, en France où elle triomphe, elle entraîne la chute de
Louis-Philippe et de son régime. Partout, dans toutes les villes, on plante des
arbres de la liberté qui inaugurent "les temps nouveaux" et ils sont
souvent bénis par des pasteurs et des prêtres. (Je me souviens, à ce propos, de
la réflexion d'un vieux maçon frondeur, radical et anticlérical, qui ajoutait,
avec un point d'amertume et d'ironie : "Et ça n'a pas porté bonheur à la
liberté ... "). Une "ère nouvelle" est née, ou est en train de
naître qui va abolir les difficultés économiques et financières, résoudre la
crise sociale et politique. Et Littré participe à cet enthousiasme, à cette
sorte d'euphorie qui vient de saisir, de s'emparer de la majorité de ce grand
peuple français. Il pense que, enfin, "le monde touchant à sa période
positive, la société tout entière allait devenir plus riche, plus juste, plus
fraternelle, plus libre". "C'est ainsi, écrivait-il même, que les
prolétaires et les ouvriers arrivant à mettre la main au gouvernement,
entraîneraient par là la terminaison de la grande révolution occidentale".
Quel est celui qui ne partageait pas cet enthousiasme et cet optimisme généreux
? Quel est celui d'entre nous qui, dans le fond de son cœur, n'est pas
"quaranthuitard" ? Quel est celui qui, à un moment de sa vie, ne l'a
pas été ? Hélas, il faudra
déchanter et la déception viendra assez vite, plus vite même qu'on aurait pu le
croire car, malgré la création des Ateliers Nationaux, le chômage, qui devait
disparaître, augmente et dans des proportions inquiétantes ; les difficultés
financières se multiplient et s'accentuent, la crise économique se développe
d'une manière inquiétante et la crise politique apparaît à l'horizon, crise
néfaste et terrible puisqu'elle débouchera, rapidement après quatre ,ans, sur
le coup d'état de Louis Napoléon Bonaparte qui remplace la démocratie par un
régime d'autorité. Signe à mon sens
encore plus grave, c'est que, lorsque certains voudront résister au coup
d'état, comme le député Baudin qui était franc-maçon et qui se fera tuer, le
chapeau tricolore à la main, les Ouvriers refuseront de le suivre et de le
soutenir. C'est Alain, je
crois, qui a écrit que le fonds de toutes les utopies politiques est de
prétendre distribuer le bonheur gratuitement comme on distribue l'eau,
c'est-à-dire de ne pas considérer la réalité elle-même, de la camoufler, de la
masquer derrière le discours dogmatique, "ce délire récitant". Mais, hélas,
"les faits sont têtus", comme le dira plus tard Lénine. ta réalité
économique, financière, sociale, politique est insensible SU déclamations
oratoires, aux illusions lyriques et aux incantans des thaumaturges ; elle
résiste, elle se venge et c'est la nation tout entière, c'est la démocratie qui
en font les frais. C'est ici qu'il
convient de revenir à Littré, d'examiner quelles ont été et ses réflexions, et
ses réactions à propos de ces événements tragiques et qu'il enseignera dans son
ouvrage "Conservation, RévoAsti«, Positivisme". Il est de ces hommes
rares, je dirai même exceptionnels, qui ne se préfèrent pas eux-mêmes à la
vérité, qui ne Mettent pas l'amour propre de leurs idées au dessus de l'amour
du vrai, qui savent dire, s'il le faut "je me suis trompé". Dans l'ouvrage cité
précédemment, "Conservation, Révolution, Positivisme", il rappelle sa
croyance, sa foi démocratique. Il pensait que les révolutions de 1848
entraîneraient en Europe une ère de paix, la fin des misères humaines, "de
l'humanité souffrante", la justice sociale, le progrès humain, la liberté
et le bonheur. Mais il constate l'échec de cette révolution et avec honnêteté
s'efforce d'en découvrir les raisons et aussi s'efforce de découvrir pourquoi,
comment, lui Littré, a pu se tromper. Il y avait, selon
Littré, trois causes essentielles qui sont à la base de cet échec de la
démocratie. La première était de croire, de laisser croire ou faire croire, que
la Révolution de 1848 allait entraîner "le Changement" radical, fondamental,
dans la vie de la société et dans la vie des hommes, que l'on allait assister à
une sorte de transformation miraculeuse de la condition des hommes. Cette
illusion savamment entretenue et propagée ne pouvait qu'entraîner la déception
et le découragement parmi les artisans les plus valeureux de cette
transformation. La seconde, c'est
toujours Littré qui parle, c'est que les "prolétaires", la classe
ouvrière dans son ensemble n'était pas en mesure d'assumer les responsabilités
du pouvoir, qu'elle n'avait pas su se préparer "scientifiquement" à
la gestion des affaires et au gouvernement de la nation. Il fait remarquer -
et l'on se demande comment on n'avait pu l'oublier en 1848 où la France est
encore une nation de paysans - que les ouvriers ne constituent pas - loin s'en
faut - la classe populaire tout entière, qu'il y a d'autres hommes qui
travaillent hors des usines, des mines et des manufactures : ce sont les
paysans, et les autres. Enfin, la troisième
erreur concerne ceux qu'il appelle les "socialistes" dont, faut-il
l'ajouter, il se sent sentimentalement et idéologiquement très proche. Ces
socialistes n'étaient pas, dit-il, "positivistes" ; que veut-il dire
par là ? C'est qu'ils n'étaient pas formés par les méthodes scientifiques de
réflexion et d'action.* Essayons de traduire ce que veut dire Littré : c'est
que ces ouvriers, ces hommes, dans leur générosité même, avaient seulement
"rêvé" leur socialisme mais n'avaient pas su le "penser"
rationnellement, scientifiquement c'est-à-dire dans sa nature, dans ses
conditions et dans ses conséquences. Ces trois erreurs, après Littré, ôtaient
toute chance d'application et, par là même, toute chance de succès au
gouvernement républicain de l'époque et expliqueraient son échec (3). Mais Littré lui-même,
comment, pourquoi a t-il pu se tromper ? Se livrant à ce que l'on appellerait
aujourd'hui son autocritique, il écrit - et c'est un aveu qui a dû lui coûter :
"Je ne croyais que la parole du Maître et, pour la trouver vraie, je
faisais violence aux faits (positifs), j'écartais les signes manifestes"
un peu comme le médecin qui, découvrant des symptômes inquiétants pour la santé
et la vie d'un être qui lui est cher, écarte, délibérément, ces symptômes et
ces signes. Au fond, Littré lui-même "croyait" et il voulait croire,
et croire non seulement à une idée mais croire en un homme, au lieu d'examiner,
de chercher à savoir. "Chacun, a écrit Alain, a pris le parti de croire
avant de savoir ; or, ce "croire" fanatique est Mais Littré ajoute
une autre remarque qui a son prix venant d'un positiviste convaincu comme il
l'était : s'il s'est trompé, c'est à cause d'une confusion, fréquente à cette
époque comme à notre que, la confusion entre les sciences de la nature et les
sciences de l’homme. Si les premières atteignent des certitudes (comme l'astronomie)
et peuvent permettre, par là même, de prévoir des phénomènes naturels, les
secondes, parce qu'elles concernent des phénomènes plus complexes et plus
aléatoires comme les faits humains, sont beaucoup moins précises et
n'atteignent pas le même degré de certitude et de vérité. Par là même, les
prévisions peuvent être douteuses (et fausses) et Littré en tire tout de suite
la leçon. C'est la distinction entre deux types de politique ou deux manières
*envisager le problème politique. La première, toute
théorique, "scientifique", qui se targue de régler tous les problèmes
par concepts, par idées et, pourquoi pas, par "idéologie" et qui,
selon lui, échoue généralement parce que justement, elle n'est en rien
scientifique car la science c'est d'abord l’examen objectif des faits et la
reconnaissance de la réalité. La seconde, plus
"pratique", empirique, expérimentale, je dirai opportune" (et ne
traduisez pas par opportuniste), qui se tient au contact de la réalité humaine
et sociale, qui se méfie des généralisations systématiques, qui s'efforce,
concrètement, jour après jour, d’apporter des solutions raisonnables et
relatives aux difficultés de tous ordres et inévitables que toute société,
quelles que soient sa forme et sa structure, est obligée de rencontrer. Ici
apparaît chez Littré un sens de la relativité des choses humaines qui ne manque
pas de prix. Raymond Aron
distinguera ce qu'il appelle la politique de l'entendement (par exemple Max
Weber, Alain) qui cherche à sauvegarder certains biens, comme la paix et la
liberté, et il assimile cette politique à la conduite d'un pilote qui navigue
sans connaître le port : "Dualisme des moyens et des fins, du réel et des
valeurs", et la politique de la raison qui prévoit ou prétend prévoir le
thème de l'évolution et dont le problème est d'adopter la technique à la
Stratégie, pour atteindre le but que l'on a choisi. Et Raymond Aron
reprenant un passage de son "Introduction à la philosophie de
l'histoire" ajoute : "Aussi longtemps qu'il reste place pour la
discussion, mieux vaut en effet, se souvenir qu'il n'y a pas d'humanité
possible sans tolérance et qu'il n'est accordé à personne de posséder la
vérité totale". Ces réflexions
déboucheront sur une autre conception de la démocratie. En effet, en 1848,
comme au temps de la Convention, le gouvernement direct, comme le pensait
d'ailleurs Rousseau, était seul conforme à l'idéal démocratique. Le
gouvernement indirect ou représentatif n'était que le fruit d'une sorte de
compromis avec le gouvernement aristocratique. On pensait que le peuple
lui-même, en son entier, comme du temps de la république athénienne, pouvait,
devait s'auto-gouverner, s'auto-gérer. Et Littré avait largement partagé ces
idées. La Révolution de 1848 va modifier là encore son point de vue. Il pense
que le gouvernement direct du peuple par lui-même n'est pas possible ; il croit
même que, tôt ou tard, il entraîne l'anarchie puis la dictature d'un homme ou
d'un groupe d'hommes. Il écrit même sévèrement - et j'en demande pardon pour
lui - : "La multitude est apte à faire prévaloir ses sentiments, elle ne
l'est pas à se gouverner". Littré s'affirme partisan énergique et
conscient de la démocratie indirecte, c'est-à-dire du régime parlementaire.
Contrairement à Auguste Comte, il pense que le système n'est pas seulement
applicable en Angleterre mais qu'il peut être transposé avec succès en France
(ce que réalisera la Me République) et en Europe. Ce régime est, d'après lui,
le plus approprié aux conditions présentes de la vie collective et sociale. Il
donne des garanties à l'ordre républicain et il en donne aussi à la liberté. Remarquons qu'il
n'y a pas opposition entre ordre et liberté en démocratie, la condition de la
liberté étant l'ordre démocratique. C'est quand l'ordre démocratique n'est plus
respecté que l'on passe à l'ordre totalitaire. Notre choix n'est pas entre
ordre et liberté mais entre un ordre démocratique et un ordre totalitaire. Il comporte une
presse affranchie d'entraves, il permet la possibilité de tout discuter, de
pratiquer la religion de son choix ou de n'en pas pratiquer, il est obligé, par
le suffrage universel, de tenir compte de l'opinion et permet la participation
par la représentation du plus grand nombre aux affaires publiques. Émile Littré s'est
peu à peu éloigné de l'esprit révolutionnaire dans ce qu'il avait d'excessif et
de totalitaire ; il récuse l'idéologie de la Terreur en 1793 et la Terreur
elle-même. Il était, il est de plus en plus l'homme qui s'oppose de la manière
la plus déterminée, aux solutions brutales, à la violence, à la haine dans tous
les domaines. "Je suis de ceux qui renoncent aux voies violentes". Il
s'élève contre toute forme de coup d'état, contre l'assassinat politique, qu'il
soit révolutionnaire ou contre-révolutionnaire. Et là encore j'en demande
pardon à certains de nos Frères qui sont très sensibilisés sur ce point, il
s'élèvera contre certains aspects de la Commune qui lui paraissent éloignés de
la défense des Droits de l'Homme et du Citoyen. Nous retrouverons
ce même aspect de concorde, de tolérance et de liberté dans les rapports
d'Émile Littré avec les religions révélées. Il n'est .pas croyant, il n'est pas
chrétien, il est positiviste. Il est "philosophe" au sens où
l'entendaient les hommes du XIIIIe siècle. Il est l'adversaire de la théologie,
ou plutôt, il pense qu'il y a incompatibilité entre l'explication scientifique
du monde et son interprétation théologique. Mais il est aussi historien et, en
tant que tel, il ne peut pas nier et ne veut pas méconnaître le rôle que la
religion, et en particulier la religion chrétienne, a joué et joue encore dans
le monde et dans l'histoire. Les religions font partie du tissu de l'humanité,
de son histoire et ne peuvent en être séparées pour qui veut comprendre
celle-ci. Il y a eu donc un rôle des religions mais ce rôle serait maintenant
dépassé et, selon lui, dévolu et réservé à la philosophie positive. En ce qui concerne
les rapports des Églises et de l'État, la position de Littré est celle d'un
laïc équilibré. Expliquons-nous. Alors que certains de ses amis politiques
voyaient dans l'état laïc (comme ils voyaient aussi dans la franc-maçonnerie)
un moyen, un instrument pour détruire et les religions et les Églises, lui
pense, au contraire, que la fonction, le rôle de l'État est de garantir et de
protéger l'exercice du culte et la liberté des croyances comme des doctrines.
L'État laïc est le garant des libertés religieuses et philosophiques car tout
homme, quel qu'il soit, a droit à sa liberté de croire ou de ne pas croire et
de croire comme il veut et ce qu'il veut, et non pas l'instrument pour détruire
et endiguer toute foi. Mais Littré
s'efforce aussi de penser la religion en elle-même, plutôt, de situer sa
pensée, sa philosophie par rapport à la foi. En 1880 (il y a un siècle), il a
quatre-vingts ans ; il écrit sous le titre "Pour la dernière fois"
une sorte de testament philosophique ou spirituel ; il rappelle ce que fut sa
vie, intellectuelle, spirituelle, ses crises, la croyance de sa jeunesse qui se
confondait avec celle d'un déisme assez large, accompagné de la croyance en
l'immortalité de l'âme. Puis il se pose une question ; il se demande "sur
quel fondement il croyait ce qu'il croyait", et dit-il, "il ne sait
que répondre". Il devint négateur à la manière de certains athées du
XVIII' siècle puis il rencontra la philosophie positive qui, semble-t-il,
apportera quelques réponses à ce questionnement "ontologique".
Celle-ci, effectivement, nous enseigne à ne rien affirmer et à ne rien nier de
ce qui est inconnaissable. Il s'agit pour la philosophie de ne rien affirmer et
de ne rien nier au delà de la sphère du sensible (de ce qui peut être perçu par
les sens) et de l'intelligible (de ce qui peut être perçu par l'intelligence).
"Ne connaissant ni l'origine des choses ni la fin des choses, il n'y a pas
lieu pour nous de nier qu'il y ait quelque chose au delà de cette origine et de
cette fin ... pas plus qu'il n'y a pas lieu de l'affirmer". "La
doctrine positive réserve la question suprême d'une intelligence divine en ce
sens qu'elle reconnaît être dans une ignorance absolue de l'origine et de la
fin des choses, ce qui implique que, si elle ne nie pas une intelligence
divine, elle ne l'affirme pas, demeurant parfaitement neutre entre la négation
et l'affirmation". Telle est la position de Littré que l'on pourrait qualifier
de "agnosticisme radical ou doctrinal". Cette attitude exclut aussi
bien un spiritualisme dogmatique qu'un matérialisme tout autant dogmatique en
ce sens que l'un et l'autre veulent justement expliquer à partir d'un
présupposé ce qui justement n'est pas explicable. "Il y a un domaine des
choses qui ne peut être connu ; et sur cela, je professe de ne rien nier et de
ne rien affirmer ; je ne connais pas l'inconnaissable, j'en constate seulement
l'existence ; là est la philosophie suprême, aller plus loin est chimérique ;
aller moins loin est déserter notre destinée". Et avec cette honnêteté
foncière à laquelle on peut rendre hommage, il nous dit qu'il se réserve le
droit de ne pas se porter comme "le contempteur du christianisme et de reconnaître
ses grandeurs et ses bienfaits". Il avouera même un jour, et cet aveu est
touchant : "Qu'il n'a aucune répugnance à prêter l'oreille aux choses
anciennes qui lui parlent tout bas et lui reprochent de les abandonner". Certains hommes,
reconnaît-il, ont besoin pour vivre d'une foi. Lui, Littré, est de
ces hommes qu'il décrit avec une discrétion empreinte d'émotion, de ces hommes
"qui vivent leur vie telle que la nature la leur accorde, avec ses joies
et ses douleurs, l'occupant par le travail, la rehaussant par les arts et par
les lettres et les sciences et lui assignant un idéal dans le service de
l'humanité". Littré pouvait
apparaître comme une sorte de sceptique ; à la lecture de ces lignes, c'est la
plus belle conscience stoïcienne qui apparaît. La réponse à l'inconnu, à la
mort, au désespoir, c'est le travail, c'est la science, l'art, le service de
l'humanité ; c'est l’œuvre réalisée, le devoir accompli. Cette oeuvre, pour
Littré, ce sera le "Dictionnaire historique et critique de la langue
française". Historique — Cette
expression est significative parce que l'histoire est le signe de l'homme ;
seul l'homme a une histoire, disons même que seul l'homme est histoire et qu'il
est homme parce qu'il a une histoire et est histoire. La langue, dans son
évolution, dans son devenir, dans son progrès est, sur le plan de la
connaissance, le témoignage "sémantique" du progrès humain. Critique — Parce
que l'homme n'est homme que par sa liberté, par son jugement, par la
confrontation et le dialogue qui l'unissent aux autres hommes, les enrichissent
et l'enrichissent lui-même. "Je suis de ces esprits inquiets qui
voudraient parcourir les champs entiers du savoir". Le dictionnaire répond
à cette ambition, depuis la lettre "A" voyelle et première lettre de
l'alphabet, jusqu'au mot "zymotechnie" qui est l'art d'exciter la
fermentation. Nous ne rentrerons
pas non plus dans le détail de l'opération que Littré nous expose avec une
infatigable complaisance. Chaque article du dictionnaire nous donne la
monographie du mot, son étymologie, ses variations de sens, son état actuel et
de multiples exemples d'emploi. "Chaque définition du dictionnaire
embrasse et combine l'usage présent de la langue et son usage passé afin de
donner à l'usage présent toute la plénitude et la sûreté qu'il comporte". Ce
dictionnaire est un enregistrement très étendu des usages de la langue,
enregistrement qui, avec le présent, embrasse le passé, partout où le passé
jette quelque lumière sur le présent quant aux mots, à leur signification, à
leur emploi". Certes, Littré ne
l'a pas fait tout seul ; un grand nombre d'historiens, de linguistes, de
grammairiens, ont collaboré à "la construction de l'édifice", comme
si Littré se souvenait et avait voulu mettre en oeuvre ce mot admirable de son
Maître Auguste Comte : "Tous les
hommes doivent être regardés comme naturellement collaborateurs pour découvrir
la vérité autant que pour l'utiliser". Littré lui-même
travailla sans relâche, du matin au soir, du soir au matin, dormant à peine
quatre heures. Il avait cinquante-huit ans en 1859 lorsqu'il donna à imprimer
la première page et 71 ans en 1872, la dernière. Lui même a calculé que la
copie comptait 415 636 feuillets, 22 000 placards, et que si le dictionnaire
était composé d'une seule colonne, celle-ci mesurerait 37 km., 525 m. et 28 cm.
(Admirez la précision !). Littré eut, à la
fin de sa vie, un regret, c'est de ne pouvoir réunir autour d'une table ses
collaborateurs et ses amis. Il était trop affaibli par l'âge et la maladie mais
il se donnait une sorte de consultation (car il avait fait des études de
médecine) et écrivait : "J'innocente le dictionnaire de toutes les
perversions organiques qui m'affligent". Ce dictionnaire,
cette oeuvre monumentale à la gloire de la langue française, résume la
physionomie au sens de vision du monde, de l'histoire et des hommes. Il porte témoignage
d'un respect pour tout le passé lointain, il est le signe d'une pensée qui veut
penser l'homme dans sa dimension temporelle et qui veut retrouver une certaine
universalité dans le temps et par le temps. Mais s'il embrasse le passé
linguistique dans sa totalité, s'il le recueille et l'étudie, c'est pour
comprendre le présent, pour construire l'avenir. Il s'agit de saisir le mot en
lui- même mais aussi dans son mouvement, dans son devenir et non de le figer
dans une fixité anormale, car écrit Littré "la notion de fixité est
fausse, celle de mouvement, de développement, de passage est réelle". Le
dictionnaire, sur le plan sémantique et linguistique est le témoin de l'homme
tout entier, dans son devenir, dans son progrès, dans son universalité. Cela ne
nous étonne pas de cet homme qui devint franc-maçon à la fin de sa vie mais qui
était, en son temps, comme le reflet de l'idéal maçonnique lui-même. Tel nous est apparu
Littré à travers son dictionnaire et à travers son oeuvre tout entière.
D'abord, comme un homme d'action, engagé dans les combats de son époque en
faveur de l'émancipation des hommes. "Il a vécu et senti avec l'humanité,
il a partagé ses espérances" a écrit de lui Renan. Oui, mais sans jamais
renoncer à la vérité, à ce qu'il croyait être le vrai. Et Renan ajoutait
"Penseur, il ne vécut que pour le vrai". Car si il voulait
participer et travailler à la libération des hommes et à leur émancipation, il
croyait, il pensait que cette libération ne pouvait passer que par leur
instruction, disons leur "illumination" (et non par le mensonge et
l'imposture), que par la recherche patiente et lucide de la vérité dont il
disait au soir de sa vie que "seule elle peut et doit faire son
oeuvre". Henri Tort-Nouguès (1) Quelques anecdotes nous le montreraient. C'est lui qui nous raconte, avec une sorte de ferveur touchante, que son père, sous-officier d'artillerie, voguant vers les Indes en 1791 sur un bateau commandé^par Monsieur de Villèle (le futur ministre de la Restauration et monarchiste convaincu), obligea ce dernier à célébrer l'anniversaire de la prise de la Bastille et à danser autour du mât du navire pendant que l'on déclamait des couplets "patriotiques et républicains". Il nous raconte encore, avec attendrissement, que sa mère apostropha aux Tuileries un député de son pays qui, selon elle, n'avait pas défendu avec assez d'énergie la Convention. Une autre fois, cheminant avec son fils dans les rues de Paris, comme Madame Littré était brutalement poussée et renversée par un ouvrier parisien, elle se relève et proclame : "Mon fils, il faut bien aimer le peuple pour être de son parti". (2) Remarque : Et là encore, peut-on dire qu'Auguste Comte, dans son souci d'édifier une "politique", est original ? Pas le moins du monde. Les plus grands esprits, de l'antiquité à nos jours, n'ont pas négligé le problème politique ; ils l'ont même considéré comme essentiel. C'est Platon qui écrit "La République", "Les lois", "Le politique" et ce pur chef d’œuvre de morale politique qu'est le "Gorgias" (3ème partie) ; c'est aussi Aristote et sa "Politeia" et, ne les oublions pas, les théologues du Moyen-Age ; dans les temps modernes, Spinoza qui écrit un Traité théologico-politique et un Traité politique (hélas inachevé), Leibniz déjà soucieux de l'unification de l'Europe, Locke qui, dans son Essai sur le gouvernement civil fonde le libéralisme moderne, et le groupe plus connu de nous des philosophes du XVIIIe siècle : Montesquieu, Voltaire, Rousseau... (3) Note : Il est à remarquer que dans le même temps Karl Marx fera des observations analogues et dressera, opposera, une "conception scientifique du socialisme" à ce qu'il appelle "une conception utopique". |
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