GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1987

De l'utopie d'être Franc-Maçon
 au XXéme siècle

 Hegel nous dit que "Le soleil de l'histoire universelle s'est levé à Orient, a culminé sur l'espace méditerranéen et se couche à Misent sur notre chrétienté occidentale".

Aucun doute, la civilisation industrielle des démocraties du monde libre, enivrée par ses propres tours de passe-passe générateurs d'une trompeuse prospérité, entraîne en chancelant l'humanité vers le gouffre.

Tawney parlait déjà, en 1920, dans son "Acquisitive Society" des trois piliers de notre civilisation industrielle :

-- La propriété privée, le pouvoir et le profit.

Les droits inaliénables de l'individu du XX' siècle sont devenus l'appât du gain, la soif de posséder et la volonté de réaliser des pro­fits tout en respectant, autant que faire se peut, la Loi. Hélas, la tri­logie - Croissance infinie, Liberté individuelle et Droit au bonheur absolu - s'est démontrée par l'absurde.

Le Phénix de notre société moderne qui s'était élevé avec autant d'ardeur contre les faiblesses dissociatives de notre culture judéo- chrétienne, n'a su que se muer en cette triste fin de siècle, en une pouilleuse corneille dont les ailes déplumées dévoilent sans pudeur des abcès de corruption et d'infamie.

Quelle sublime transparence.

La perfection pathologique de notre monde aseptisé, flottant sur les débris de la civilisation, fonctionne suivant un étroit réseau de concepts abstraits programmés, comme le déficit de la balance commerciale extérieure, le taux d'intérêt bancaire ou celui du chômage, et bien d'autres encore.

Chaque individu est soigneusement conditionné afin de pouvoir consommer avec sérénité et par là-même être contraint de produire scrupuleusement ses propres besoins.

L'homme se voit ainsi forcé à maintenir une économie saine au travers d'une pernicieuse surconsommation, et tout cela aux dépens des âmes souffrantes.

Derrière les remparts délabrés d'un christianisme mensonger basé sur un simple extrait de baptême, les nouveaux grands prêtres célè­brent leur rite cybernétique "sur mesure", rite qui prétend pouvoir satisfaire aux besoins de ceux qu'ils exploitent.

Le mot d'ordre est "soumission".

La croyance au progrès de l'humanité a fait de l'automobile un fétiche et de l'ordinateur une idole, de telle sorte que ceux qui les manipulent en arrivent à se croire tout-puissants ou omniscients, et ceci au moment même où notre époque ne manifeste qu'une dou­loureuse impuissance devant les souffrances étalées sur le globe.

A l'heure où le crépuscule de ce vingtième siècle étend son ombre, notre élite post-occidentale ne rêve qu'à une société de totale convenance, une société qui serait à même de dépasser les limites de l'absurde, puisque toute référence à la réalité lui fait défaut.

Les élites alternatives de ce genre ne sont nullement tournées vers l'ascèse, - sont en règle générale anti-industrielles, bien que partici­pant étroitement aux bienfaits de la prospérité, - et confortent pleinement la devise : "Tout doucement au départ pour mieux se laisser aller par la suite".

Dans ce joli monde bien réel de terreur, de meurtre et de mensonge, la Franc-Maçonnerie décrète en toute sérénité vouloir édifier un temple de fraternité humaine.

Cette déclaration n'est pas seulement téméraire, elle est une utopie, l'utopie même de la Franc-Maçonnerie.

Car combien de fois n'a-t-on pas tenté de changer la société humaine dans l'illusion que cette même humanité serait à même de s'adapter.

Le jeu permanent avec les rouages de nos si sensibles structures ne fait qu'aggraver le sentiment d'insécurité. Et c'est dans cette insé­curité que prospère le Mythe de la malignité originelle de notre monde. Ce mythe est en soi et pour soi pernicieux et ne peut que conduire l'homme au doute.

Il doute de lui-même, du sens de sa propre existence, de la société et de la nécessité de l'état. Il doute même de la vie et de la valeur de la notion d'Amour.

Du doute peut naître le désespoir, toujours générateur de violence, Violence dirigée contre nous-mêmes ou nos prochains. Or notre Communauté humaine ne pourra se retrouver dans une vraie com­munauté de cœur que lorsque nous serons vraiment capables de nous pencher sur la solitude, la détresse et le désarroi de nos sem­blables.

Il n'est besoin parfois pour cela que d'un mot d'homme à homme, car la parole constitue le genre humain et nous différencie à elle seule de la bête.

"La condition humaine" - écrit Karl Popper - "c'est la découverte du langage ou la découverte de constructions linguistiques qui décrivent un état de fait" .

Le langage peut à lui seul vaincre le doute et transpercer la solitude. Il n'existe en fait que deux richesses en ce monde qui sont à même de croître après qu'on les eut partagées : l'Amour et la Parole.

Et si l'Occident a pu un jour être une symbiose de l'Antiquité et de la chrétienté, il est grand temps d'établir, à l'aube de ce nouveau millénaire, une autre symbiose entre l'Antiquité et l'Arsenal universel de la technique et de la Science. Le langage restant le seul ciment qui puisse les unir durablement.

Platon, définissait la Dialectique « Troisième et dernier Art du Ternaire » comme le seul capable de conduire, par des arguments fondés, un interlocuteur averti à l'aboutissement de ses propres idées.

Cet aboutissement, ce but, ne peut être un vague utopie sans réalité tangible. La tâche du temple de l'humanité doit être d'atteindre, en cette charnière entre deux millénaires, à l'âge de raison de l’homme.

Car c'est seulement après avoir obtenu sa pleine majorité que l’homme pourra, indépendamment de tout dogme national, social, religieux, racial ou politique, prendre en pleine connaissance de cause des décisions pour le bien d'une communauté plus humaine.

Décisions - basées sur l'inaliénabilité de la dignité humaine dont parlait Giovanni Pico à la fin du quinzième siècle, - animées du res­pect des vivants comme le disait Albert Schweitzer, - soutenues par la miséricorde de ceux qu'Albert Camus nommait les opprimés et les asservis.

Certainement une utopie mais aussi une tâche bien réaliste même si elle occupe trop peu notre quotidien.

Quelle exception confirmant la règle lorsque, nous humains, accep­tons cette utopie pour en faire le sens de notre vie malgré les fardeaux et les peines dont nous acceptons de nous charger.

Mais ne nous faisons pas violence, car jamais dans l'histoire de l'humanité, la violence seule n'a pu vaincre longtemps une commu­nauté éprise d'un idéal.

Les maux qui accablent cette communauté la libèrent en fait de tous ces opportunistes, faibles d'esprit et fanfarons qui se gonflent d'importance en mimant le vide de leur activité et qui manifestent leur intérêt pour les nobles tâches en permutant machinalement le vocabulaire conventionnel tout en donnant l'impression d'utiliser les termes qui pourraient être au service de l'Idée.

"Les Idées sans concepts sont aveugles, les Pensées sans substance sont vides" écrivait Kant.

L'affliction peut rompre l'inertie d'une pensée et diriger l'Idée vers son inaccessible réalisation, par la découverte de paraboles et de symboles. Peu importe que beaucoup d'hommes partagent la même idée. Ce qui est important, c'est que nous puissions interpré­ter nos propres concepts.

Le but de l'idée est de trouver la Voie afin qu'un jour, ce jour que nous ne vivrons jamais, la vérité dont parle l'Apocalypse de Jean au 21' chapitre, devienne réalité : "Il essuiera toute larme de leurs yeux et il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance".

Nous vivons pour cette utopie et c'est pour elle que sans cesse nous oeuvrons.

Sans oublier, comme le dit Michel de Montaigne, que "La plus constante marque de sagesse, c'est une constante réjouissance".

Mais demeurons cependant modeste dans la poursuite de notre uto­pie, car à l'image des étoiles, nous ne pourrons jamais les atteindre même si elles resteront toujours les feux qui sauront nous guider.

Fritz STOCKL

Publié dans le PVI N° 67 - 4éme trimestre 1987  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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