GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1987 |
La Table d'EmeraudeLa Table
d'Emeraude, en latin "Tabula Smaragdina" constitue le plus court
résumé, sinon le plus clair, du Grand Oeuvre alchimique. D'après la légende,
cet abrégé de l'opus aurait été gravé avec une pointe de diamant sur une lame
d'émeraude et découverte par les soldats d'Alexandre le Grand à l'intérieur de
la grande pyramide de Giseh. Cette légende est avant tout un témoignage de
l'origine à la fois grecque et égyptienne de l'hermétisme, et un hommage rendu
par l'esprit hellénique à la vénérable ancienneté de la sagesse qui avait
fleuri dans les sanctuaires des bords du Nil. L'auteur de la Table d'Émeraude
reste un inconnu malgré les supputations qui la font attribuer à un philosophe
néo-pythagoricien du 1" siècle de notre ère, Apollonius de Tyane dont
l'existence semble d'ailleurs avoir été plus mythique qu'historique. Hermès
Trismégite, Hermès le "trois fois grand" (telle est la signification
de "Trismégiste) qui se désigne à la fin du texte de la Table comme son
auteur, est tantôt considéré comme un sage égyptien, un adepte de la Gnose qui
aurait vécu peut-être au IIe siècle avant J.C., tantôt comme le dieu lui-même,
qui apparaît dans le panthéon égyptien comme le premier ministre de Thot? dieu
lunaire, et qui sera assimilé par les Grecs, vers le IV' siècle avant J.C., au
Logos, c'est-à-dire au Verbe. C'est ainsi que Platon l'évoque dans son dialogue
intitulé Cratyle ; Hermès est également appelé psychopompe (ou guide des
âmes), il agit au niveau du ciel, de la terre et des enfers, il est le maître
des trois mondes, et voici peut-être au travers de ces précisions l'explication
du qualitatif "trismégiste". Quoiqu'il en soit
de son origine ou de son auteur, la Table d'Emeraude ne sera connue en
Occident qu'au XIII' siècle dans une traduction latine dont le philosophe et
savant Albert le Grand, provincial des Dominicains, théologien, maître de St
Thomas d'Aquin, canonisé lui-même mais beaucoup plus tard, se fit le
propagateur. Le texte original grec, qui n'a pas été retrouvé, avait auparavant
transité par des traductions syriaques et arabes. Albert le Grand en effet
tient un grand nombre de ses connaissances scientifiques et alchimiques de la
source arabe et de la civilisation ibéroislamique dont le centre de Culture
était la ville de Cordoue (ce n'est pas pour rien qu'un important colloque
scientifique international s'est déroulé à Cordoue sur le thème "Science
et Connaissance' !). On notera aussi que les savants arabes du Moyen-Age
nourrissaient une très grande vénération pour le réel ou mythique Apollonios de
Tyane considéré comme l'auteur du Secret de la Création des Etres, livre qui
développait une véritable cosmologie et cosmogénèse et qui s'achevait sur les
préceptes de la Table d'Emeraude que nous lisons dans la version qu'en donne
Fulcanelli en ses Demeures philosophales : Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritableLa première phrase
est, comme on voit, très affirmative et redondante. La même idée est exprimée
quatre fois, clôturée en elle- même par une sorte de quaternité expressive. On a le sentiment
que l'auteur de la Table définit l'espace quadrangulaire d'un mandala. Si l'on
accepte l'interprétation jungienne du mandala comme enfermant la figure
psychologique du Soi, ou de l'idéal du moi, on pourra admettre que la materia
prima, la matière première de l'alchimiste auquel s'adressent les préceptes de
la Table, est analogiquement sa psyché même, tout autant que le mercure
philosophique grâce auquel il prétend élaborer la pierre philosophale, en vue
d'une spiritualisation de la matière. Celle-ci, l'intention de
spiritualisation, est perceptible dans la formule du premier principe exposé. Ce qui est en
bas est comme ce qui est en haut : Autrement dit le
monde terrestre a son modèle céleste ; c'est la formule de l'analogie
appliquée à l'espace ; chaque geste d'en bas procède d'un archétype qui est
"en haut". Ainsi les Idées pour Platon se projettent dans la réalité
matérielle. Cependant, pour l'auteur de la Table d'Emeraude, l'analogie est
réversible et la proposition admet sa réciproque : et ce qui est en
haut est comme ce qui est en bas. La formule ainsi
complétée combat le thème de la supériorité de l'Idée sur la matière.
L'homologie est complète entre le bas et le haut, si bien que ces positions
spatiales ne sauraient désigner une hiérarchie de type moral ; ce qui est
"en haut" ne peut se targuer d'aucune préséance sur ce qui est
"en bas". Appliquée à
l'univers humain la phrase définit les conditions d'une parfaite égalité en
même temps que celles d'une différenciation nécessaire entre le haut et le bas
des couches sociales. Ce précepte hermétique n'est-il pas celui qui régit la
démocratie exemplaire et cependant ordonnée, hiérarchisée des Loges ? Ce qui
est dit du haut et du bas, du zénith et du nadir, peut aisément être étendu au
midi et au septentrion, à l'orient et à l'occident. La vie d'un Atelier est en
effet fondée sur l'échange et la circulation des rôles que, tour à tour, nous
sommes amenée à y jouer. Projetée sur notre
entité psychique la phrase hermétique nous invite
à ne négliger aucun aspect de
notre personnalité ; nos fonctions ont beau être
hiérarchisées de la
"terre" du corps au "ciel" de notre intellection, elles ont
chacune la même importance ; si bien que l'unité psychique
consistera dans une
correspondance parfaite entre le corps, l'âme et l'esprit, qui
sont les trois
étages du microcosme humain. Egalement, suivant le postulat
qui nous est cher,
le microcosme humain n'atteindra son unicité que s'il se met en
harmonie avec
le macrocosme, c'est-à-dire avec les grandes lois qui
régissent l'univers ou la
Nature. Toujours dans le même sens, notre extériorisation
correspond à notre
intériorité et notre intériorisation
répond à ce qui est notre extériorité. Et
l'on peut dire encore que le moi se modèle progressivement sur
le soi, et que
la découverte de soi ou du Soi dépend aussi de notre
moi. ... par ces
choses se font les miracles d'une seule chose C'est cette seule
chose qui est le centre de tout, le foyer par lequel transitent et s'échangent
les choses du haut et du bas. La pierre cubique représente pour la
Franc-Maçonnerie cette unité qu'il poursuit, de même que la pierre philosophale
symbolise pour l'alchimiste le sens unitaire de sa propre quête. Dans les deux
cas la pierre apparaît comme un lieu de concentration des énergies telluriques
et des énergies célestes, et le temple, qui est un agrégat de pierres, reçoit
de cet échange et de cette circulation des influences d'en haut et d'en bas, sa
raison d'être physique et sa signification métaphysique. Et comme toutes
les choses sont et proviennent d'UN, par la médiation d'un, ainsi toutes les
choses sont nées de cette chose unique par adaptation : L'accent est mis
sur l'Unité fondamentale. Les physiciens actuels nous ont familiarisés avec un
schéma d'organisation de l'univers qui ne contredit pas l'affirmation de la
Table : à l'origine, avant que n'apparaissent les galaxies et les étoiles au
sein des galaxies, avant que les atomes n'accomplissent leur différenciation
par la fusion nucléaire au sein des étoiles, il y aurait eu de vastes nuages du
gaz que nous appelons hydrogène, le plus léger de tous les éléments chimiques,
dont le numéro atomique est égal à 1, puisqu'il est constitué seulement d'l
proton et d'l électron. Pour l'astrophysicien moderne l'hydrogène est la matière
première de l'univers, les autres corps ayant été obtenus par une densification
progressive de celle-ci. Je ne m'aventurerai pas plus longuement dans ce genre
d'hypothèses, à la considération desquelles il faudrait ajouter que la matière
elle-même, fût-elle gazeuse, n'est peut-être qu'un aspect de l'Energie première
envisagée comme vibration périodique, c'est-à-dire comme une onde sonore ou
visuelle, soit comme Verbe ou comme Lumière, selon les enseignements du prologue
de St Jean. On aperçoit d'ailleurs que la physique n'est que le spectre visible
ou audible des grandes questions métaphysiques qui motivent et appellent notre
recherche. L'alchimiste, à l'opposé du chimiste, qui voudrait s'en tenir aux
seules notions positives ou observables, l'alchimiste prend en compte le
problème physique dans sa dimension métaphysique et religieuse : "En ce
temps-là la science et la foi se saluaient, égaux convives au banquet du
Savoir". Prenant conscience de l'unité du cosmos, de l'identité
substantielle du micro et du macrocosme, l'alchimiste sait qu'il appartient à
une fraternité universelle de la vie et il sait que les règnes réputés sinon
inertes du moins inanimés, par exemple les minéraux et les métaux, sont eux
aussi des manifestations de la vie dans sa globalité : c'est pourquoi
d'ailleurs, fort de cette certitude, l'alchimiste n'hésite pas à projeter des
images anthropomorphiques sur les mélanges qui s'opèrent dans son athanor. De
même le Franc-Maçon est, au moins à l'égard de tous les êtres pensants de la
planète un universaliste : il présuppose l'existence d'une "chaîne d'union
humaine" dont les maillons extrêmes touchent les autres espèces vivantes,
car la chaîne du Vivant régie par l'Amour ou l'Eros universel prolonge et
double en quelque sorte la chaîne de l'humanité. Le Soleil en est
le père, et la Lune la mère. Le vent l'a porté dans son ventre. La terre est sa
nourrice et son réceptacle. Le Père de tout, le Thélème du monde universel est
ici. Le
"Thélème" c'est l'anima mundi, ou mieux le "spiritus
mundi", "l'esprit du monde" le principe de tout ce qui vit,
c'est-à-dire de tout ce qui est puisque, nous venons de le voir, tout ce qui
est participe de quelque façon à la positivité de la vie. (Et ainsi la mort
n'aurait pas d'existence substantielle, la mort n'étant que la disparition
d'une apparence en vue de la constitution d'une autre apparence). L'esprit de la vie
est la résultante des quatre éléments. On notera pourtant que le texte de la
Table n'évoque pas l'Eau, quoique celle-ci soit structurellement représentée
par la Lune. La conjonction hermétique du Soleil et de la Lune est en effet
représentable par la superposition du triangle alchimique du feu et du triangle
alchimique de l'eau qui forment ensemble la figure d'une étoile à six branches
que l'on appelle le "sceau de Salomon". Le sceau de Salomon
représente l'achèvement du grand Oeuvre et son point central correspond à la
pierre philosophale née de ces noces alchimiques. Le Soleil et la Lune
suffisent pour l'engendrer (le Soleil en est le père et la Lune la mère) mais
non pour produire sa manifestation : car la pierre philosophale qui est
l'équivalent de l'esprit du monde ou du "thélème" évoqué par le
texte, doit devenir "poudre de projection" ou "souffle
vital" et alors c'est en effet le vent qui le porte dans son ventre. Au
niveau de la terre "sa nourrice et son réceptacle" elle rencontre la
matière elle-même et s'y incarne. A l'inverse de ce
qu'on connaît par l'initiation (les épreuves de la terre, de l'air, de l'eau et
du feu) l'esprit du monde parcourt les éléments selon une gamme descendante et
à son dernier stade trouve son incarnation. Pour les maçons, la démarche est
très normalement ascendante : nous venons des formes obscures de la manifestation
et de la chair pour nous élever vers l'apparition lumineuse de l'esprit du
monde, vers cette gloire du Grand Architecte de l'Univers dont l'aurore est
symbolisée par le premier enlèvement du bandeau sur nos yeux. On peut encore
remarquer que la quaternité élémentaire, équivalent à la structure carrée d'un
mandala comme nous l'avions déjà observé à propos de la première phrase, a pour
résultante un cinquième élément (qu'on appelle parfois la quintessence), lequel
cinquième élément opère un retour à l'unité — qui est le Père de tout. Il n'y a donc pas
de chronologie certaine dans le Grand Oeuvre : l'esprit du monde, qui est la
quintessence ou l'essence de tout ce qui est à la fois l'origine de la
différenciation élémentaire et le résultat de celle-ci. Elle est la fin et le
commencement suivant la parole de l'Evangile appliquée à cette autre
"pierre" que fut le Christ (il convient en effet de rappeler que le
Christ est pour l'alchimiste une manière de lapis philosophorum ou de pierre
philosophale). Le Thélème est l'Alpha et l'Omega, et il nous faut abandonner
l'idée rationnellement scientifique d'une série causale où tout effet
s'explique par une cause antérieure. La Table d'Emeraude évoque un système ou
toute chose causée est en même temps causante, où la "Nature" comme
dirait Spinoza est à la fois naturée et naturante. Ainsi les catégories du
temps ordinaire où il y a un "avant" et un "après"
s'abolissent dans le Grand Oeuvre. Il ne reste plus peut-être qu'un
"éternel" présent : le Père de tout, le Thélème universel est ici. Sa force ou
puissance reste entière, si elle est convertie en terre. Entendons peut-être
qu'elle doit se soumettre à un devoir d'incarnation, sous peine de demeurer
virtuelle et sans efficace. De même sommes-nous invités à nous tourner vers la
matérialité du monde profane pour faire rayonner nos principes dans la
"terre" qui en a le plus besoin. Mais, ajoute le
texte, Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l'épais, doucement avec
grande industrie. Fixer le volatil,
volatiliser le fixe disent encore d'autres textes alchimiques. Il s'agit de
tirer toute chose de son contraire, de découvrir le feu dans la terre, la
lumière de l'obscurité, d'aboutir en somme à une spiritualisation de plus en
plus grande de la matière. Telle est aussi la méthode maçonnique qui rend
capable de percevoir et d'exprimer la conjoncture ou la complémentarité des
opposés, qui rend de cette façon apte à comprendre et à surmonter les oppositions
binaires : et l'eau n'éteint pas le feu, pas plus que le feu ne fait
disparaître cette dernière. Nous conservons ensemble l'eau et le feu et nous
profitons de la dynamique de leurs tendances opposées. Il monte de la
terre et descend du ciel, et reçoit la force des choses supérieures et des
choses inférieures. Ainsi l'esprit du
monde ne néglige aucun apport. Toute la force du thélème est une sorte
d'égrégore des forces contraires et unies. De même la force d'une
loge provient de la diversité de ses composantes humaines, dont les unes sont
plus "manuelles" et les autres plus "intellectuelles"
(mettons des guillemets à ces deux qualificatifs, car il existe un aspect
pratique de l'intellectualité comme il y a, d'évidence, une intelligence des
mains). Des tendances caractérielles différentes qui, ailleurs, dans le monde
profane, entreraient en conflit sont, au sein de la Loge, harmonisées en vue du
profit supérieur à la fois des individus et de leur assemblée égrégorique. Enfin, dit la Table
d'Emeraude - et c'est là-dessus que j'arrêterai mon commentaire, car les
dernières phrases ne sont qu'un récapitulatif de ce qui précède - Tu auras
par ce moyen la gloire du monde, et toute obscurité s'enfuira de toi. La "gloire du
monde" doit être entendue non comme le souci d'une quelconque célébrité
mais comme l'équivalent terrestre de la béatitude céleste. La gloire est alors
l'éclat dont toute chose se trouve revêtue sous l'oeil de l'initié qui la
regarde. La nature, les êtres qui partagent notre vie quotidienne comme ceux
que nous n'apercevons qu'un instant, prennent un sens nouveau sous l’œil de l'initié
qui sait et qui contemple. Qu'est ce que le sentiment du sacré sinon la
possibilité d'envisager chaque chose pour elle-même et en elle-même sans nous
préoccuper de la ramener dans la sphère de l'utilitarisme ? Alors les êtres et
les choses cessent de nous être des moyens propres à satisfaire nos intérêts.
Tout ce qui est nous apparaît comme existant pour soi, et nous-même nous
sentons que nous vivons pour nous, ou plus exactement en vue de la réalisation
du "soi" évoquée au début de ce propos. La splendeur de la liberté
flotte sur toutes les apparences et auréole ou glorifie notre propre présence
dans le monde. Ce miracle
ontologique, cette coïncidence parfaite de la vie et de l'être c'est que
qu'Hermès Trismégiste nomme "l'Ouvre solaire complet", qui vainc
toute chose subtile et pénètre toute chose solide. C'est alors que l'Esprit
est devenu Matière et la Matière est devenue Esprit. L'esprit et la matière
cessent d'être antinomiques, deviennent homogènes l'un à l'autre. Nous reconnaissons
bien là la cible idéale qu'en Fils de la Lumière nous visons quoique les buts
réellement atteints soient en bas assez souvent moins glorieux que ce qu'ils
doivent être en haut. André UGHETTO |
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