GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 4T/1987

"La Philosophie" de Boece
 ou la destinée d'un songe ...

Méditation et réflexion sur un médaillon du porche central de Notre-Dame de Paris.

Histoire de la transmission de la culture antique en Occident au Moyen-Âge.

PORTRAIT D'UNE ÉPOQUE

Aux III et IV' siècle de notre ère s'est produit une rupture culturelle dont les effets ont eu, longtemps, d'énormes retentissements sur la continuité de la transmission de la connaissance en Occident.

Cette crise correspond :
   1 - à l'avènement comme religion d'Etat du Christianisme (Constantin)
   2 - à la bipolarisation de l'Empire Romain
   3 - à la montée en puissance de Byzance qui assumera pendant mille ans l'héritage de l'Empire
   4 - aux invasions barbares
   5 - enfin à la chute de Rome en 410.

Souvenons-nous :

Les derniers païens tentent de continuer l'oevre de Julien l'Aposto­lat. Aurelius Symmacus s'oppose à Ambroise, archevêque de Milan. Ce dernier l'emporte.

Les cultes immémoriaux sont abolis, les temples profanés, les reli­gions à mystère bannies (8 novembre 391).

Augustin, à Hippone, enseigne, convertit, contrebat l'hérésie et contribue à fixer le dogme de l'Eglise. Son oeuvre monumentale fondera pour de longs siècles la réflexion la plus solide sur les rapports du chrétien à sa foi.

Les invasions se succèdent.

Durant trois jours Rome est mis à sac et ses habitants passés au fil de l'épée, Hippone brûle, les défenses successives cèdent, le pou­voir n'est plus assuré. Les CESARS se déchirent. C'est le chaos, la peur et l'incendie. Pour l'Occident qui avait connu la "Pax Romana" et qui s'ouvrait progressivement, avec souvent l'intense désir d'imiter le Maître, c'est une catastrophe.

Les royaumes barbares se partagent la dépouille, la population décroît, la forêt partout va progresser de manière importante et les villes deviennent désertes. L'ininterrompu effort de civilisation se trouvera stoppé pour une longue période.

Il faudra attendre le Xe siècle pour voir des foyers de culture signifi­catifs "reprendre la marche en avant", la population s'accroître et avec elle de nouvelles terres défrichées, de nouvelles richesses.

Au cours de cette période, le vrai moyen-âge obscur et brutal de notre imagination, seule, ou à peu près, l'Eglise maintient et structure l'espace social et culturel.

En Orient, Byzance, grâce au talent politique de ses premiers empe­reurs poursuit son destin aux frontières d'un monde mouvant qui trouvera sa cohérence, mais bien plus tard, avec l'Islam.

L'Empire d'Occident et d'Orient ont désormais peu de contacts sauf en Italie (Ravenne) où les Césars d'Orient gardent d'importan­tes possessions. En attendant le schisme, absurde pour nous, qui les séparera définitivement, Byzance s'enrichit.

Que reste-t-il de la culture gréco-romaine en Occident ?

Bien peu de choses ... des souvenirs, des nostalgies et pourtant ... Dans les monastères, à Monte-Cassino un peu partout on continue à transcrire, à interpréter ce qui reste de l'héritage. On connaît Platon, Pythagore, Aristote, Ptolémée, Boèce ... Mais c'est une poignée de clercs par rapport à la masse à peu près illetrée (clergé compris ...).

Avant le rétablissement de nouveaux contacts avec l'Orient aux XII' et XIII' siècles, au travers de l'Espagne islamisée, ce sont ces braises éparses, cachées sous la cendre qui maintiendront le savoir légué par les Anciens en attendant d'embraser de nouveaux foyers.

Là intervient une sorte de miracle. La culture antique devra d'être connue et s'être en partie perpétuée grâce à essentiellement l’œuvre d'un homme : Boèce.

Avant de parler de Boèce, de son histoire et de son oeuvre et de ce que nous lui devons, poursuivons notre méditation au cœur du Vieux Paris, de la Cité, précisément, où se dresse dans sa majes­tueuse pérennité, NOTRE-DAME.

Si le hasard de vos promenades vous mène au portail central, vous y découvrirez sans peine un médaillon insolite fort connu et sou­vent décrit.

Ce n'est pas une image pieuse ordinaire, jugez-en et suivons Fulcanelli dans sa description (figure en annexe).

"Bien dégagée en ronde bosse, d'un cercle pris dans le pilier tru­meau elle est assise sur une cathèdre et sa tête touche aux ondes du ciel. La reine du ciel retient de sa dextre, debout sur son avant-bras, deux livres : l'un est fermé ... l'autre est ouvert ... En sa main gau­che elle tient un sceptre. Une échelle est appuyée sur sa poitrine".

LA VISION DE BOECE

En fait, cette figure qui est la philosophie que l'on retrouve aussi à Sens et à Laon (voir figure en annexe) mais sculptée de manière un peu différente, représente une vision de Boèce.

Elle a une histoire précise contenue dans les toutes premières pages de l'oeuvre la plus personnelle de Boèce "La consolation de la Phi­losophie".

Voici le songe - ou la vision - de Boèce :

"Les traits de son visage inspirent le plus profond respect; il y avait de la lumière dans son regard et on sentait qu'il pénétrait plus avant que celui des mortels; elle avait la couleur de la vie et de la jeunesse quoique qu'on vit qu'elle était pleine de jours et que son âge ne pouvait se mesurer au nôtre. Quant à sa taille on ne s'en faisait pas une idée nette car tantôt elle restreignait sa stature aux proportions humaines, tantôt le haut de sa tête semblait frapper le ciel, tantôt sa tête encore plus hautaine pénétrait dans le ciel lui-même et dispa­raissait au regard curieux des hommes. Ses vêtements tissés avec un art savant étaient faits de fils subtils et incorruptibles : elle m'apprit elle-même plus tard qu'elle les avait tissés de sa main.

Mais le temps qui ternit toutes les oeuvres d'art avait éteint leurs couleurs et dissimulait leur beauté. Sur la frange du bas était tissé la lettre grecque (pi) et sur la bordure du haut la lettre (théta).

Pour aller de l'une à l'autre il y avait une série de degrés successifs représentés qui ressemblaient à une échelle conduisant des éléments inférieurs aux éléments supérieurs.. On voyait que ses vêtements avaient été déchirés violemment par des mains qui avaient arraché tout ce qu'elles avaient pu. De la main droite elle portait des livres et de la main gauche un sceptre".

Pour bien comprendre le sens et la portée de ce songe, il nous faut revenir à l'histoire.

QUI EST BOECE ? QUE SAVONS-NOUS DE LUI En fait peu de choses, mais on lui attribue beaucoup.

Le dictionnaire nous dit qu'il fut homme d'Etat, philosophe et poète latin né à Rome (vers 470-475), issu d'une très ancienne famille romaine. On sait qu'il eut pour maîtres Festus et Symma­que grande et ultime figure du paganisme finissant ; qu'il compléta son éducation à Athènes.

En tant que commentateur de Porphyre - philosophe de l'école d'Alexandrie et disciple de Plotin (234-305 Ap. J.C.), Boèce appar­tient au courant néoplatonicien, (dont Plotin fut le principal repré­sentant). Philosophe, Boèce est aussi un homme politique. En 520, il sera consul.

Si l'on regarde l'époque où naît le philosophe (480) on s'aperçoit que la date correspond, à peu près, à celle de la déposition du dernier empereur Romulus Augustule, par un chef barbare Odoacre qui envoie les insignes impériaux à l'Empereur d'Orient qui comprend alors le danger et réagit à l'affront.

Il envoie contre lui le roi des Ostrogoths, Théodoric, dont il est bien content de se débarrasser. Théodoric bat Odoacre à Letra, en 492, et fonde le royaume d'Italie. Théodoric aime s'entourer d'intellectuels romains. Boèce a toute sa confiance.

Mais le vent tournait vite en ces temps de tempête. Sans que nous sachions la vraie raison, le consul est accusé de trahison et exécuté en 524. Il avait quarante quatre ans et laissait derrière lui une oeuvre considérable composée de traités d'arithmétique, de géomé­trie, de musique, d'astronomie.

Peu avant d'être exécuté, il compose son admirable consolation philosophique dans laquelle il nous relate son rêve et c'est là que les clercs du Moyen-Age et sous leurs directives, les imagiers s'appli­queront à nous l'offrir en méditation.

Boèce vit tout à fait à l'époque charnière où deux univers s'affron­tent. Il est élevé dans la tradition païenne, sa culture appartient à celle d'un lettré romain, imprégné de néoplatonicisme, ses maîtres et références sont païens, et même d'ardents défenseurs du paga­nisme (son propre beau-père).

Boèce semble être devenu chrétien par nécessité, ou par conve nance ... nous ne savons pas exactement. L'Eglise en tous cas l'a reconnu comme l'un des siens et en a fait un martyr. Il s'agit pro­bablement là d'une "récupération".

Il est le témoin de l'effondrement d'une culture et l'on peut suppo­ser, c'est une hypothèse, qu'il a eu conscience du rôle de préserva­teur et continuateur du très riche héritage dont il était le dépositaire.

C'est en fait un destin pathétique de voir cet homme considéré "comme le dernier des Romains et le premier des Clercs" s'efforcer de transmettre ce qu'il sait, mû par un secret instinct. On comprend aussi le titre de son dernier ouvrage où toute la mélancolie de l'épo­que, l'échec, se font sentir et cette vision est sans doute l'ultime message que Boèce nous a légué au travers du temps ; mais ce mes­sage est un rêve d'espérance et d'éternité. Le Moyen-Age ne s'y est pas trompé.

"Sa mort nous a privés de traductions de Platon et d'Aristote qu'il avait en projet". (Dictionnaire Unesco).

Boèce n'était sans doute pas le seul à vivre ce destin puisque nous savons que Cassiodore ancien chancelier de Théodoric, confiera aux moines du couvent de Vivarium, en Calabre, le soin de traduire des ouvrages de dialectique, d'histoire, de géographie, de méde­cine.

Mais le monastère ne survit guère à son fondateur (mort en 580) et une partie de la bibliothèque trouva refuge au Mont-Cassin. L'ordre de Saint-Benoît de Nurcie reprendra le flambeau.

Cette époque a donc vécu le problème crucial de la transmission de la culture. La chaîne presque rompue s'est maintenue pour partie grâce à Boèce qui fut un lien entre la pensée antique et la culture chrétienne et l'on a vénéré en lui le légataire de la sagesse antique.

LE LEGS

Le Moyen-Age ne s'y est pas trompé, disions-nous. En effet, son nom figure presque toujours sur les catalogues des bibliothèques monastiques et épiscopales du Moyen-Age, dès le XI* siècle à Laon par exemple.

Isidore de Séville signale Boèce parmi les savants qui s'illustrèrent dans la Science des Nombres (etym. livre III - chap. II) qui était tout particulièrement étudiée à Chartres où Thierry expliquait son traité d'arithmétique en deux livres.

D'après son heptateuclon, c'est Boèce qui avait fait connaître les chiffres improprement appelés arabes et l'arithmétique de position. On lui attribue, mais c'est contesté, L'ARS GEOMETRICA. Il écrivit quelques chapîtres du quadrivium - De Institutione Arith­matica en deux livres - De Musica, en cinq livres.

Notons au passage que c'est Isidore de Seville qui consacrera dans ses étymologies la division des sciences en trivium (GRAM, RHET, DIAL) et quadrivium (ARIT, GEOM, MUS, ASTRO).

On reconnaîtra à Chartres, en particulier, les sept arts libéraux à leurs attributs particuliers.

A chacun des arts correspond un philosophe antique :

ARITHMETIQUE                   BOECE ou PYTHAGORE
GEOMETRIE                          EUCLIDE
ASTRONOMIE                      PTOLEMEE
MUSIQUE                              PYTHAGORE
GRAMMAIRE                        DONAT ou PRISCIEN
RETHORIQUE                       CICERON
DIALECTIQUE                      ARISTOTE

Voilà une confirmation s'il en est de l'admiration dans laquelle on tenait les grands martres de l'Antiquité. Nous sommes loin du mépris et de l'obscurantisme.

Boèce a traduit Porphyre et surtout Aristote dont le Moyen-Age, jusqu'au VII' siècle tiendra ce qu'il en saura. Rappelons que l'essentiel de la culture antique était transcrite en grec. "L'intelli­gentsia" de l'époque pensait et s'exprimait en cette langue. L'effort de transcription de Boèce fut capitale dans la mesure où les époques qui vont suivre ignoreront à peu près complètement la langue d'Homère et d'Euclide.

Après avoir brossé le portrait de l'homme et de son oeuvre, et posi­tionné l'époque, revenons au contenu du songe de Boèce, à cette admirable figure de la philosophie sculptée au porche de Notre-Dame.

Le songe de Boèce sert de point de départ à la méditation métaphy­sique qu'est en fait "LA CONSOLATION PHILOSOPHIQUE" qui s'exprime selon un mode littéraire qui est le dialogue, dialogue du philosophe et de son inspiratrice, sa "DAME".

D'emblée, la proximité avec l’œuvre de Dante (La Divine Comé­die) nous frappe : Béatrice d'une part, la philosophie de l'autre. Remarquons le ton général de l'ouvrage : en sa traduction française il offre un curieux contraste entre la relation du songe qui en est le point de gravité et l'enchaînement très intellectuel du discours phi­losophique. Le dialogue avec la Dame s'oppose de manière frap­pante avec la beauté "naturelle" du songe et son flot d'images.

Nous avons d'une part la force naturelle de l'imagination sponta­née venue de l'inconscient, d'autre part le travail très affiné du poète et philosophe Boèce "qui a travaillé son texte".

Vous le savez, les rêves ne sont plus depuis les découvertes de Freud et de ses élèves, de C.G. Jung en particulier, de simples divagations de l'esprit ou anarchies mentales sans conséquence, mais au contraire des éléments symbolisés de notre vie psychique et qui font sens. Il s'agit d'une redécouverte.

Depuis toujours les songes ont été vus comme l'expression de la divinité, bonne ou mauvaise d'ailleurs, mais toujours considérés comme chargés de signification et pour les Maçons sensibles aux symboles vivants plus qu'à l'allégorie figée, il y a là une proximité à laquelle nous ne pouvons rester indifférents.

Le domaine de l'analogie, du symbole a toujours été celui des poè­tes et des créateurs. On a pu en faire une exclusive, ce n'est pas vrai. Chacun porte en lui d'immenses prairies de merveilles où l'âme exprime toute sa vitalité. C'est le domaine de la mémoire collective, de l'inconscient, du sacré, du refoulé, des désirs et virtualités.

Ce qui se dit en rêve intéresse l'être dans son ensemble. La dialectique qu'il ouvre concerne la conscience et sa racine l'incons­cient, notre position par rapport au réel, le sens de notre vie. "Dès l'antiquité la plus lointaine, les rêves ont fait l'objet d'observations precises".

On connaît des clés des songes qui datent du second millénaire avant J.C. en Egypte, du 5' en Inde, du 7' à Ninive. Aristote voyait dans le rêve "une activité de l'âme de l'homme en tant que tel". Macrose et Artémidon les classent en 2 groupes :

     l'un ayant une origine dans le présent
     l'autre passait pour déterminer l'avenir :
     y appartenaient :
        1 - la prophétie directe reçue en songe
        2 - la prédiction d'un événement
        3 - le rêve symbolique nécessitant une explication

Il me semble évident que le rêve ou l'apparition de Boèce qui nous occupe ici appartient à cette seconde catégorie.

Si pour les freudiens orthodoxes je cite : "le rêve est en fin de compte toujours pauvre et il se contente de broder sur l'Oedipe et ses avatars", je suis partisan pour ma part d'une toute autre approche et considère à l'instar de C.G. Jung et Aristote, que le rêve, "Voie royale vers l'inconscient", doit être considérée comme une manifestation naturelle de la vie inconsciente et non comme une "pathologie normale".

Le rêve est ce qu'il est, il faut le respecter comme tel. Son symbolisme, l'histoire qu'il raconte est à analyser et pour cela il faut apprendre à lire son langage, c'est tout et c'est beaucoup.

Boèce est un intellectuel de grand talent. C'est un traducteur donc par esprit, un médiateur puisqu'il permet la communication d'idées d'une langue dans une autre (Grec en Latin). C'est un esprit raf­finé, universel, encyclopédique, dans la mesure ou il touche à tous les secteurs de la connaissance. C'est aussi un homme déchiré entre sa conscience récente (ce n'est pas prouvé) de chrétien et son esprit resté intérieurement païen.

Le traducteur de Porphyre fut reconnu comme un martyr du christianisme et c'est un personnage politique qui assume des res­ponsabilités difficiles dans un contexte dangereux fruit de la décadence de l'Empire. Consul, il compose avec un roi barbare redoutable qui a nom Théodoric. Sous l'effet de complots de palais, il en perdra bientôt la confiance.

La relation du rêve que Boèce relate se situe dans un contexte dra­matique. Il s'interroge sur sa destinée. Il le dit. Il est en prison. Il y compose "sa consolation philosophique" avant d'être bientôt mené au supplice.

C'est là son ultime testament. Mais notre auteur ne le sait pas lorsqu'il écrit cette surprenante rencontre avec la philosophie éternelle. La consolation philosophique exprime l'un des question­nements fondamentaux de l'esprit humain.

Les dieux, ou Dieu, sont-ils, est-il, si bons que cela pour laisser le juste confronté à l'injustice, à l'échec, à l'épreuve. Tout de suite nous pensons au Livre de Job. Job ruiné, meurtri, sur son tas de fumier. Job face à la criante injustice de HAHWE à sa colère de tyran aveuglé. Nous pensons également à Prométhée enchaîné, livré au supplice. "La consolation philosophique" traite sur un plan platonicien, de ce drame. Le souverain Bien est-il si bon que cela ?

"Aussi quand je vois que par un renversement étrange les gens de bien sont traînés au supplice à la place des scélérats et que les méchants s'emparent des récompenses dues à la vertu, ma surprise est extrême et je désire savoir les raisons d'une si déplorable confu­sion. Je m'en étonnerais moins sans doute si je croyais que tout ce désordre fût l'effet du hasard et c'est là ce. qui me comble de stu­peur : le monde est gouverné par Dieu ... en quoi Dieu diffère t’il du hasard ? Les gnostiques furent également confrontés à cette idée de la "non-qualification de Dieu".

La philosophie lui demande de croire que Dieu est bon Job s'écrie (59 : 22.23) :

"Il fait périr de même le juste et le coupable quand un fléau mortel s'abat soudain, il se rit de la détresse de l'innocent".

et à l'adresse de ses amis Job 19 : 6

"sachez que c'est Dieu qui m'opprime et qui m'enveloppe de son filet".

Moins conséquent, Prométhée a désobéi à Zeus. Il est détenteur d'un secret qui lui permet de tenir tête à Dieu : Thétis donnera nais­sance à un fils plus puissant que son Père, or Zeus et Poséidon convoitent l'amour de la déesse.

Prométhée le révolté s'écrie "O majesté de ma mère, et toi Ether qui fait rouler autour du monde la lumière offerte à tous, voyez- vous les iniquités que j'endure". Si Prométhée choisit la démesure, la révolte ouverte, Job fait preuve, malgré son épreuve, d'une con­fiance totale en Dieu bien qu'il éprouve beaucoup de peine à renon­cer à l'idée de s'affirmer en face de Dieu sur le terrain du Droit.

Boèce cherche à comprendre et son approche est philosophique et ouverte à la discussion. Tous trois, à des degrés divers, sont confrontés à l'injustice de celui qui est la justice même, à la colère de celui qui est tout amour et bonté, à l'aveuglement brutal et irrai­sonné de celui qui est l'ultime connaissance et la raison suprême. Le débat comme on le voit se situe sur le plan de la relativité de la justice de Dieu. Sommes-nous les simples objets d'un hasard méconnu et d'une nécessité ? Y-a-t-il pour chacun d'entre-nous une explication à nos choix, à nos destinées ? Ce qui nous arrive est-il le fruit inéluctable de nos actes passés voire dans une autre vie ou des vies antérieures. Sommes-nous l'enjeu d'un karma qu'il nous faut dépasser ? "puissé-je découvrir le moyen d'en sortir" s'écrie le Bouddha. En tous cas, l'acquisition de la grande cons­cience humaine est toujours le fruit d'une confrontation avec l'inconscience la plus extraordinaire.

Le Grand Architecte de l'Univers - Dieu - comme on voudra, a besoin des hommes pour grandir et permettre à ceux-ci de franchir un autre stade d'évolution. C'est cela que nous entendons par élar­gissement de conscience, fondement de l'initiation.

Mais laissons cette confrontation collective pour en revenir au plan plus précis du Songe de Boèce en lui-même et tenter de le compren­dre au travers de ce que nous connaissons de l'histoire et de la per­sonnalité de son auteur.

TENTATIVE D'INTERPRETATION DU REVE DE BOECE

L'interprétation du rêve ou plus sûrement de l'apparition hypnago­gique - ou de la vision soudaine - "j'aperçus au-dessus de ma tête une femme d'un aspect singulièrement vénérable", peut s'opérer à plusieurs niveaux :

1 -Elle intervient tout d'abord en tant que phénomène compensa­toire qui explicite une situation présente

            l'homme qui s'interroge sur son devenir mortel se trouve face à une certitude métaphysique alors qu'il se trouve dans la pire des incertitudes : celle de son devenir ;
          la femme qu'il voit est la philosophie éternelle, à la fois tou­jours jeune et sans âge ;
            n'oublions pas que Boèce est philosophe, il trouve là donc réuni la suprême synthèse d'une vie de recherche ;
          le rêve est compensatoire parce qu'il intervient en tant qu'éle­ment régulateur à une situation d'isolement, de solitude, de risque mortel éminent ;
          Dans ce cas, comme souvent, l'homme qui sent venir la mort appelle sa mère.

Boèce voit intervenir une image consolatrice et maternelle (je reconnus ma nourrice). Mais cette mère se situe au plan de l'esprit car nous avons affaire ici à un être d'une culture particu­lièrement étendue et raffinée. Notons que cette figure doit peu à la métaphysique chrétienne. Il ne s'agit ni d'une figure de l'Ancien ni du Nouveau Testament, bien que des correspondan­ces soient visibles. Ce n'est pas la Vierge dans le sens chrétien. La figure semble bien plus proche de celle d'Isis telle que nous, la décrit Apulée.

Ceci confirme bien notre opinion que Boèce en son conscient comme en son inconscient était encore à proximité immédiate du vaste héritage antique dont il va être l'un des mainteneurs pour les siècles à venir.

Si sa robe "est tissée de fils subtils et incorruptibles" ; remar­quons que le songe indique aussi que les vêtements avaient été déchirés violemment par des mains qui en avaient arraché tout ce qu'elles avaient pu", "ils se saisirent de moi comme un lot de butin". Au plan de l'homme l'indication laisse présager une fin brutale et cette notation s'avère de ce fait essentielle. Tout se passe comme si le rêve intervenait en tant que préparation à l'épreuve.

Au plan général, la philosophie représente ici l'idéal de la Sagesse antique mais aussi l'image de l'âme de Boèce et nous la voyons malmenée par les brutalités du temps présent. Le riche et subtil tissu qui la compose est arraché mais la femme reste bien là, souveraine (elle porte le sceptre) de la Connaissance (les livres symbolisent le Savoir et la Connaissance).

2 -La vision en tant que contenu de l'inconscient collectif parle d'une destinée hors du commun qui transcende l'individu.

          Ce n'est pas pour rien que Boèce nous conte ce rêve, c'est qu'il lui paraît tout à fait fondamental ;
          c'est un songe "extra-ordinaire" qui dépasse même le destin de l'individu Boèce et prend toute sa portée au niveau d'une dimension collective, prémonitoire, et projette sur l'avenir une lumière sur laquelle les clercs de Laon, Sens, Paris, ne se sont pas trompés ;
          c'est avec un très .sûr instinct qu'ils ont vu une image impor­tante.
          la philosophie est donc le condensé imagé de l'héritage intel­lectuel de l'antiquité que transmettra Boèce au Moyen-Age .

Cette oeuvre, quoique malmenée, tout ne nous est pas parvenu, concerne tous les aspects pratiques et spéculatifs du savoir d'alors (c'est ce que signifie les lettres H et ID qui figurent sur les franges hautes et basses de la robe).

Elle est métaphysique, elle touche au ciel mais également terres­tre : elle touche au sol. Elle est compréhensible à tous en fonc­tion de son niveau d'élévation ou d'évolution. C'est pourquoi la figure grandit ou rapetisse selon les moments. La Sagesse se met au niveau d'entendement de chacun. Elle est éternelle mais aussi périssable. Elle est bonté humaine secourable mais aussi hau­taine et lointaine. Elle a les couleurs de la vie mais également "pleine de jours" humaine et divine, détentrice du pouvoir mais aussi de la connaissance révélée et cachée (les deux livres : ouvert et fermé). Elle est enfin l'échelle qui permet d'accéder d'état en état à l'ultime connaissance. Elle est la médiatrice qui favorise l'élévation et la spiritualisation de l'âme. Bref, la philosophie de Boèce c'est l'éternelle Sagesse en l'homme d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Tous les aspects et détail du rêve la caractérisent comme unifiant des opposés ou des paradoxes inhérents à la vie. Boèce savait sans doute qu'il allait mourir en tant qu'humain mais le songe lui disait formellement que l'oeuvre de l'esprit est éternelle et qu'elle serait en fin de compte transmise, que c'était cela son destin, qu'il n'avait pas à s'inquiéter de ce devenir là.

Boèce, "le dernier des Romains, le premier des clercs" pouvait mourir tranquille, la Chaîne d'Or - Catena Aurea - ne serait pas rompue. Fort curieusement, Boèce a été un transmetteur indis­pensable dans la chaîne fragile mais non brisée de la culture anti­que du monde du Moyen-Age. Une grande part du savoir vient par son intermédiaire (mais pas uniquement).

Pourtant nous avons vu que le message de Boèce avait un tout autre aspect lié cette fois, non pas à la seule composante intellec­tuelle, mais à une expérience personnelle dont l'issue humaine fut dramatique. Sur le pilier central de Notre-Dame, la figure, énigmatique, mais ô combien symbolique, nous renvoie à la recherche du Sens, à cette vérité ultime royale et universelle qui est celle de la "sapienta perenis" : Vérité perçue et questionne­ment de l'homme à la quête du soi, degré émouvant qu'il faut franchir. Quête initiatique où la mort symbolique, ténébreuse, précède la connaissance à soi-même, qui est accès à la Lumière.

Jean-Paul BUHALEN

Publié dans le PVI N° 67 - 4éme trimestre 1987  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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