GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1988 |
Philosophie romantique et pensée maçonnique Lorsque
nous nous
reportons aux inspirations qui ont présidé
à la fondation de la Grande Loge
Unie d'Angleterre, et plus spécialement aux textes
andersoniens, on peut en
simplifiant à l'extrême les ranger en
deux grandes catégories. L'une et
probablement la dernière venue, se rattache à ce
qu'il est convenu d'appeler
l'Esprit des Lumières. On peut en voir l'illustration dans
la rencontre
significative entre Anderson et Désaguliers. Ce
dernier devenu en 1719 Grand
Maître de la Grande Loge Unie et qui jouera un
rôle- essentiel dans son
organisation et son développement, était de son
métier physicien et lecteur de
"philosophie expérimentale" à
l'Université d'Oxford. Membre de la
Royal Society, il était admirateur passionné de
Newton qu'il connaîtra
personnellement lorsque celui ci entrait dans la vieillesse puis devint
le
conservateur et le "propagandiste" zélé de ses
oeuvres. En relation
avec les plus grands savants de son temps, il sera bien
placé pour favoriser
l'expansion internationale de la Franc-Maçonnerie et en
profitera aussi pour
répandre ce nouvel esprit religieux qui s'exprimait
dans la pensée de Locke,
de Toland et plus généralement de tous ceux que
l'on dénommera les "free
thinkers", ce terme ayant ici un tout autre sens que celui
donné en France
à l'expression de "libres penseurs". Pour ces
penseurs anglais en
effet, Dieu est avant tout le Grand Architecte de l'Univers,
ordonnateur du
monde, que l'étude expérimentale de la nature
impose à l'esprit comme un fait
et non comme une Révélation. Cette
tendance est
allée si profond que même dans des
Obédiences très soucieuses de la Tradition,
telle la nôtre, nous trouvons encore fortement
représentée, la tendance à
privilégier cet ensemble d'inspirations
philosophiques que l'on résume par
l'expression "d'Esprit des Lumières". C'est
bien vite
oublier qu'Anderson lui-même n'aurait su occulter ou
négliger des inspirations
beaucoup plus anciennes directement issues de la Maçonnerie
opérative et
mettant l'accent sur une Tradition
ésotérique, symbolique et initiatique.
Dès
les années 1750-1770, le rationalisme utilitaire des
décennies précédentes va
commencer à s'essouffler et sera bientôt battu en
brèche. L'intelligibilité
qu'il prônait et qui avait refoulé le spirituel en
dehors de l'espace humain va
se trouver à son tour relégué au
second plan. Des aspects de la réalité que
l'on avait pu croire à jamais éliminés
vont reprendre le dessus et le message
affirmant que l'essentiel est d'abdiquer l'orgueil de la science et de
retrouver le chemin de l'amour, est à nouveau entendu.
L'intuition doit primer
le raisonnement et seule, elle peut rendre l'usage de
facultés perdues par de
prétendus sages et savants. Au moment même
où la Maçonnerie connaît une
remarquable expansion, l'intellectualisme des
Lumières s'estompe rapidement
pour faire place à la montée des valeurs
romantiques qui vont trouver dans les
Allemagnes leur terre d'élection. Pour
beaucoup
d'entre nous, qu'ils aient été encore nourris de
la culture classique ou qu'ils
aient été déjà soumis
à l'entreprise de déculturation de notre
enseignement
secondaire contemporain, le romantisme apparaît
généralement avec une
connotation purement littéraire. Jeunes bourgeois et
aristocrates inconscients
de l'oppression subie par les classes laborieuses, auraient
bercé leurs
difficultés d'être et leurs nostalgies de
l'époque napoléonienne, des lamentations
harmonieuses et des effusions sentimentales de quelque poète
portant volontiers
son coeur en écharpe. Et si dans nos mémoires
flottent encore pêle mêle
quelques "orages tant désirés", les flots
irrités du Lac du Bourget
ou quelque gilet rouge emblême de la "bataille d'Hernani", il
nous
apparaît généralement difficile de
rattacher ces souvenirs scolaires aux
inspirations traditionnelles de notre Obédience. Nous
allons
cependant les retrouver pour l'essentiel dans tout ce qui fournira
à la pensée
romantique ses fondements et son originalité. Jamais depuis
l'époque où
celle-ci va s'imposer largement dans la philosophie, l'art et les
sciences,
nous ne trouverons autant de textes inspirés traitant des
thèmes essentiels
dont se nourrit notre propre Tradition et auxquels, bien souvent, sans
nous en
rendre clairement compte, nous faisons référence. C'est
qu'en effet,
les véritables inspirations du Romantisme ne sont pas
seulement celles
illustrées dans quelques pièces de vers
chères à des adolescents sentimentaux.
Ce sont avant tout celles que l'on peut retrouver dans les
poèmes les plus
profonds de Victor Hugo, dans certaines de ses préfaces, ou
bien encore chez
Gérard de Nerval et surtout chez les plus grands des
penseurs et poètes romantiques
allemands. Les
affinités de
ces inspirations avec celles de nos Rituels et de notre Symbolique sont
faciles
à mettre en lumière. Prenons par exemple, les
interprétations données au Grand
Architecte de l'Univers ou au Livre de la Loi
sacrée, symboles qui
appartiennent aux fondements mêmes d'une
spiritualité à laquelle notre
Obédience est fondamentalement attachée. Du
Grand
Architecte, nous en fournissons souvent une
interprétation très
rationalisée,
peut-être pour ne pas heurter le positivisme
matérialiste de certains d'entre
nous, ou encore par une sorte de timidité à
affirmer notre fidélité à nos
sources traditionnelles. C'est vouloir occulter ou oublier du
même coup cette
lettre "G" qui flamboie à l'Orient ou à
l'Occident. Que nous en
fassions l'initiale de Gnose ou de Géométrie
importe peu, car sa seule présence
apporte déjà un élargissement au sens
que nous pouvons donner au Grand
Architecte de l'Univers et qui doit bien peu à la
philosophie des Lumières, non
plus qu'au théisme de certaines Obédiences. Il
serait au contraire facile de
démontrer qu'il ne s'agit plus là d'une simple
juxtaposition mais bien d'une
combinaison, voire d'une identification symbolique trouvant pour une
large part
son origine dans une Tradition largement marquée par la
spiritualité romantique,
elle-même très influencée par la
pensée de Jakob Boehme. L'oeuvre
du
cordonnier autodidacte et mystique silésien aux
éléments abondamment puisés
dans
la Gnose Judéo-chrétienne, la Kabbale, les
représentations symboliques,
astrologiques et alchimiques, allait en effet offrir aux
aspirations
spirituelles une profondeur et une liberté
démentant aussi bien les théologies
rigides des Églises constituées que le
déisme philosophique. L'influence
de
Jakob Boehme ne cessera de grandir dans les cercles du romantisme
allemand et
l'on peut en retrouver facilement les traces chez nombre de penseurs,
de poètes
et d'écrivains tels Novalis, Tieck, Schlegel et Goethe
lui-même. Nous pourrons
aussi en reconnaître divers signes dans le sens que nous
souhaitons donner au
Volume de la Loi Sacrée. Si nous voulons en effet
transcender les controverses
superficielles, ne devons-nous pas considérer tout
naturellement, comme l'ont
fait les fils spirituels de Boehme, la Révélation
chrétienne comme une
"monstration" secondaire de la divinité de Dieu, qu'elle
cache
beaucoup plus qu'elle ne révèle, qu'elle est bien
davantage témoignage sur un
Dieu irrévélé, un Dieu en attente, en
deçà de sa Révélation et
n'entretenant
que des relations distantes avec les Dieux revus et
corrigés des religions
établies ? Mais
ce n'est pas
seulement à cette signification donnée ou
redonnée à la présence de
l'Evangile
de Jean sur l'Autel des Serments, que se cantonne l'influence
romantique.
Nombre de ses représentants, tel Kreutzer,
insisteront sur l'unité de la
conscience religieuse depuis les origines, à travers tous
les temps et tous les
espaces. Pour cet auteur, mythologies barbares et mythologies
classiques, religions
de l'Inde, de l'Egypte, paganisme, christianisme, participent d'une
même vérité
donnée à l'humanité dès ses
origines. La langue sacrée du symbolisme (l'ouvrage
principal de Kreutzer, paru en 1810, s'intitule : "La symbolique et la
mythologie des peuples anciens") maintient à travers un
passé immémorial,
la communion entre la conscience humaine en sa finitude et
l'infinité divine. A
la prétention de désacralisation de tous les
cultes, s'oppose la volonté de les
resacraliser tous, en tant que documents authentiques de l'Absolu. Dans
cette
présupposition de l'universelle présence du
sacré sous les formes les plus
subtilement élaborées comme les plus humbles,
résidera la source de recherches
particulièrement fécondes sur les
religions et les textes sacrés de l'Orient :
Inde, Perse, Egypte, leur donnant un élan qui n'est pas
encore épuisé
aujourd'hui si l'on pense aux travaux de Mircea Eliade ou d'Henry
Corbin. Mais
nous pouvons
aller encore au plus profond, au plus significatif, au plus
actuel dans cette
mise en lumière de l'influence de la pensée
romantique sur notre pensée
traditionnelle. L'extraordinaire
accroissement des connaissances scientifiques que nous avons connu
durant ces
trois derniers siècles, a donné une impulsion
irrésistible
aux philosophes de la Réalité et les
philosophes de la science ont imposé la
notion que le sens habite la nature, elle-même
agrégat de phénomènes dont
l'esprit humain détermine les lois de combinaison.
Derrière ceux-ci, au-delà
d'eux, il n'y a rien sinon le lieu imaginaire où se
projettent nos fantasmes.
Or nous savons bien aussi que la science la plus contemporaine ne
souscrit plus
totalement à ces vues. Il n'est pas besoin de beaucoup
solliciter ses plus
authentiques représentants pour leur faire avouer que le
savoir humain n'est
pas à la mesure de la Réalité totale
et que le fini ne possède pas de prise sur
l'Infini. Pour nous Maçons qui devons être
viscéralement habités par le sens du
Sacré et la signification du Symbole, de telles
propositions vont de soi. Or
nous en retrouverons l'expression sans cesse
répétée, souvent illuminée
par
l'inspiration du génie littéraire et
poétique dans les grands textes des
meilleurs représentants du romantisme européen,
dans Novalis, dans Schlegel,
dans Kirkegaard, voire dans Victor Hugo. Nombreuses pourraient
être les
citations dans lesquelles s'affirmerait l'invalidité de
l'esprit humain,
seulement armé de la raison et de la connaissance des
phénomènes, à
pénétrer
dans l'être même de la Nature, à
répondre à la question "de savoir
pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien". Cette
réponse, les
romantiques vont la chercher dans plusieurs directions. Dans une autre
approche
de la connaissance de la Nature tout d'abord. Sans s'étendre
longuement sur ce
qui fut appelé la Naturphilosophie, on ne saurait cependant
la négliger car
elle est trop proche de nous par ses inspirations lorsqu'en
particulier, nous
sommes désireux de pénétrer le sens
des phénomènes à travers une approche
autre
que celle des strictes exigences positives. La mise en question de la
science
galiléenne et newtonienne opérée par
la Naturphilosophie ne l'a cependant pas
empêchée d'admettre les découvertes
scientifiques en train de se faire. Elle ne
songera pas à remettre en question des faits positivement
établis mais ceux-ci
lui sembleront autoriser de nouvelles interprétations. La
science n'a jamais
été et ne saurait être la seule
accumulation de résultats incontestables. Ses
données déployées en
pointillé dans un immense espace d'ignorance, se
présentent
comme autant d'affleurements du connu dans l'inconnu et le Romantisme
proclamera la nécessité de revenir à
un savoir antérieurement régnant qui ne se
borne pas à déchiffrer l'ordonnancement
superficiel des phénomènes mais
s'efforce au contraire de faire alliance avec l'essence de la
réalitécosmique,
de pénétrer jusque dans les profondeurs de
l'être grâce à une connaissance qui
soit aussi sagesse et presque religion. C'est ainsi que Johann Wilhelm
Ritter
qui vécut entre 1776 et 1810 et qui sera
considéré comme le génie de la
nouvelle physique, théoricien et expérimentateur
de qualité en matière de
physico-chimie et de magnétisme animal, se livrera
parallèlement à des
spéculations cosmiques qui éveilleront
l'enthousiasme du poète Novalis comme
du physicien danois Oerstedt, futur théoricien de
l'électromagnétisme. Les
débats d'alors sur l'électricité
animale, le galvanisme et le magnétisme
cosmique seront à la fois points de départ pour
des travaux et découvertes
significatives dans des domaines variés des sciences
exactes, de la biologie et
de la médecine mais souligneront aussi le désir
romantique d'ajouter à une
lecture première offerte par la science
expérimentale, une seconde lecture qui
affronte le mystère et découvre "dans la
totalité du monde comment un
développement harmonieux des lois de la raison et des
formes naturelles,
emplit l'essence de toute existence de vérité
intime, de beauté et de
bonté". Le savoir romantique est une passion comme l'amour ;
il poursuit
le rêve d'une possession inaccessible de la
totalité dans l'accomplissement
d'une communion entre la vie de l'être individuel et de la
vie universelle. On
ne saurait distinguer la connaissance de soi et de la connaissance du
monde et
c'est là l'enjeu de ce voyage initiatique qui doit
être poursuivi par chaque
homme dans la mesure de ses dons jusqu'à l'heure de sa mort. "Voyage
initiatique", c'est là je crois, le maître-mot
inscrit au cœur de
l'inspiration romantique comme de la nôtre. Le XVIIIe
siècle a été un siècle de
réflexions pédagogiques. Locke, Rousseau,
Pestalozzi peuvent être considérés
comme les fondateurs d'une pédagogie militante et les traces
de leur influence
sont encore visibles aujourd'hui. Cependant vers la fin de
cette époque,
l'idée se fera jour que l'enseignement ordinaire,
même appuyé par le souci de
la formation du caractère ne sera jamais suffisant. Quelque
soit le programme
ou les talents de l'éducateur, ils n'apporteront pas
l'essentiel. L'élève
soumis à ce seul apprentissage ne sera jamais possesseur de
ce nouveau regard
jeté sur le monde, ne recevra jamais le secret du sens qui
doit lui permettre
d'assurer en toute liberté sa tâche d'homme parmi
les hommes, le cheminement
secret d'une existence vers la plénitude ou
l'échec. Conscients de ce manque,
de ce hiatus, la plupart des grands auteurs romantiques
écriront un
"Bildungsroman" qui retracera un itinéraire initiatique
où la
formation, la mise en place des structures de l'être,
importeront plus que
l'information au sens restrictif. Ils insisteront sur
l'impossibilité
d'achever l'initiation en une fois et sur la
nécessité de franchir les uns
après les autres, une série de seuils ; le plus
redoutable et le dernier étant
l'épreuve suprême de la mort. Le voyage
initiatique sera déjà présent
dans la
"Flûte enchantée" et le thème
essentiel aussi bien du "Wilhelm
Meister" de Goethe que du "Henri d'Ofterdingen" de Novalis ou de
la "Loge invisible" de Jean Paul Richter. Le thème
affleurera même
dans "l'Homme qui rit" et les "Misérables", a fortiori dans
le "Voyage en Orient" de Gérard de Nerval, voire sous
l'habillage
positiviste et scientiste de diverses oeuvres de Jules Vernes. C'est en
particulier le cas du "Voyage au centre de la terre" où la
place
donnée à la description des
phénomènes géologiques
apparaît comme le rappel
assourdi d'un thème cher à la Naturphilosophie
qui a accordé une grande place à
la minéralogie et à la
métallurgie. Dans tous ces romans initiatiques,
l'aventure d'une vie évoque une recherche spirituelle. Ils
font tous allusion à
une quête mystique. Ses archétypes apparaissent
partout en filigrane : la
recherche du Château, du Sanctuaire, du Trésor, du
Graal, du Secret, la
Traversée ou l'Ascension, la Marche dans le Labyrinthe ou la
Forêt obscure, la
Montée en spirale, la Descente aux Enfers. Ainsi,
l’œuvre littéraire
romantique, le roman, le conte, le recueil de poêmes
appellent une double
lecture, la première se contentant du sens
évident et littéral, la seconde
retrouvant sous l'intrigue une parabole cachée sous
les apparences, ne pouvant
se dire que sous forme indirecte parce que la
vérité qui sous-tend la vie, la
vérité du sens ne se peut énoncer de
manière explicite. De même la physique du
physicien, la géologie du géologue, la
biologie du biologiste ne sont que le
masque ou l'envers d'une physique, d'une géologie, d'une
biologie supérieures.
Seuls les initiés le pressentent mais ne sauraient en
maîtriser l'expression
parce qu'elle ne relève pas du langage usuel. Dans
l'insistance mise à affirmer
que la parole est inefficace dès qu'elle cesse de parler le
langage des choses
et prétend s'approcher de l'Etre, n'est-il pas facile de
retrouver la
correspondance avec tel ou tel passage de nos Rituels ? Pour
la littérature
classique, la vérité peut se dire, la
vérité est un "dire", et plus encore
pour l'âge des Lumières. C'est une des
raisons pour laquelle cette époque est
celle des prosateurs. La poésie y restera à
quelques exceptions près, froide,
académique et pour nous le plus souvent, illisible. A
l'inverse, l'âge
romantique est celui de la poésie. Le poète se
veut mage ou magicien du Verbe,
visionnaire ou voyant, révélateur des choses
sacrées. Mais il sait aussi qu'il
ne suffira pas de parler pour être entendu. Plus il prend
conscience de son
message, plus il éprouve de peine à le faire
entrer dans le circuit du
discours, plus il doit recourir aux circonlocutions, aux figures, aux
symboles
pour faire entendre ce qui ne peut être dit. Ne
retrouvons-nous pas ici une
notion qui nous est familière ? S'il est vrai que nous ne
saurions délivrer
sans précaution, textes et paroles aux profanes, nous savons
aussi qu'en
dernière analyse cela finalement importe peu, car leur sens
authentique ne peut
se révéler qu'à l'Initié et
encore sera-t-il éventuellement très loin d'en
avoir perçu toutes les significations ! Quand le critique
prétend expliquer les
"Chimères" de Nerval ou les "Hymnes à la nuit" de
Novalis,
tenter d'en extraire le sens objectif, il se livre à une
oeuvre vaine. Le poète
n'a certainement pas choisi de façon
délibérée ou par quelque
vanité, de
contraindre son lecteur à un déchiffrement
laborieux, comparable à celui de
quelque cryptogramme. En fait avec plus ou moins de talent, il s'est
efforcé de
transmettre une Lumière qui lui a été
donnée. Il est serviteur d'une Vérité
dont il ne détient qu'une parcelle. Il est homme du secret,
non pas d'un secret
qu'il possède mais qui le possède. Il appartient
bien plus à celui-ci que
celui-ci ne lui appartient. De
même que le
Livre de la Loi Sacrée ouvert au Prologue de Jean, est
là pour nous dire que le
Verbe est Lumière et nous rappeler que toute parole est
allusion à la Parole,
le discours romantique peut, à la limite, se lire comme la
"Quête
inachevée" d'un Langage perdu. Celle ci
transparaît dans son ésotérisme,
dans son goût des symboles, son appel à
un langage chiffré, sa passion des
hiéroglyphes, son interprétation occulte des
mathématiques. Nous la
rencontrerons dans les tentatives d'un Fabre d'Olivet, gnostique en
marge du
Romantisme français, pour restituer ce qu'il croit
être le sens véritable de
la langue hébreque, ou du Bavarois Eckarthausen,
annonçant 20 ans avant
Champollion, le déchiffrement des hiéroglyphes au
moyen d'une mystérieuse
méthode "progressive et numérique".
Même *si ces prétendues
découvertes relèvent d'un illuminisme
échevelé, elles témoignent
à travers leur
démesure et leur incohérence, d'une
recherche que nous ne saurions dédaigner.
Par son appel à une propédeutique du
mystère, dans sa fascination pour
l'Absolu, l'obscur, le non élucidé, le Romantisme
témoigne par ses auteurs les
plus profonds : Schelling, Baader, Novalis, Victor Hugo, de la
réalité d'une
démarche initiatique qui dépassant les
cérémonies et les rituels, est avant
tout odyssée d'une vie, cheminement existentiel,
accomplissement scandé par
des joies, des deuils, des péripéties qui
définissent pour chacun son
"Bildungsroman". La mort de Sophie pour Novalis, celle de
Léopoldine
pour Hugo, les récurrences de la maladie mentale pour
Nerval, sont les étapes
et les seuils d'une démarche qui éveille en nous
bien des résonances. Et il
n'est pas jusque dans leur échec final de vouloir dire
l'indicible et qui
réduisit tant d'entre eux au silence, à la folie
ou à la mort, qui ne témoigne
de cette vérité profonde dont le logicien
célèbre et l'homme étrange que fut
Ludwig
Wittgenstein a dit : "Sur le sujet dont on ne peut parler, on doit
demeurer silencieux". Paul LAGET Publié
dans le PVI N° 68 - 1éme trimestre 1988
- Abonnez-vous
: PVI c’est 8
numéros sur 2 ans
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