GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1988 |
Naissance de la Maçonnerie spéculative : la Bible, la tolérance
Il
apparaît alors
nécessaire de réfléchir sur la
présence de la Bible comme Volume de la Loi
sacrée dans le cadre de la double
spécificité maçonnique qu'est
la quête du sacré
et l'affirmation de la tolérance.
Peut-être faut-il inscrire l'originalité de
la démarche maçonnique à
partir de l'exigence spirituelle de la recherche
toujours renouvelée d'une vérité qui
fait sens, mais sans jamais l'atteindre
possessivement ; en un mot, il s'agit d'une quête du
sacré et d'une exigence
éthique de la tolérance comme fondement de la
dignité et de la liberté du sujet
humain. Or, au XVIIIe siècle, la question sur la Bible
s'inscrit non pas dans
la pure perspective religieuse mais comme l'aboutissement d'un
affrontement
idéologique entre partisans d'une dogmatique
fermée et partisans de la
tolérance entendue non seulement comme liberté de
conscience mais encore comme
liberté de penser. Ici, il faut apporter une
précision : la liberté de conscience
ouvre la possibilité d'adhérer ou non selon son
libre arbitre à telle ou telle
religion. La liberté de conscience, au sens strict du terme,
s'inscrit donc
dans la sphère de la question de la liberté
religieuse. La liberté de penser,
plus large encore, confère à l'homme la
possibilité d'user de sa raison pour
pousser sa recherche du vrai jusqu'où il le peut sans
rencontrer aucune
entrave, fût elle religieuse. Ainsi du XVIIe
siècle au XVIIIe siècle les
défenseurs de la liberté de conscience comme
Bayle et ceux de la liberté de
penser comme Spinoza s'inspirent soit de
références bibliques soit de la
critique scriptuaire naissante pour affirmer non seulement le droit
à la
liberté de conscience et de penser mais encore la
nécessité de cette liberté pour
le progrès de l'homme. L'originalité de la
maçonnerie spéculative consiste
précisément à affirmer cette double
nécessité mais dans le cadre d'une
quête
spirituelle. Aussi
il semble
permis d'interpréter la présence de la Bible en
tant que Volume de la Loi
Sacrée comme le symbole de la double exigence
initiatique et tolérante qui
détermine la pratique de la Maçonnerie
spéculative telle qu'elle se dégage de
la Maçonnerie opérative par
l'intermédiaire de la Maçonnerie
acceptée. Ainsi se
pose la question du serment pris sur la Bible, Volume de la Loi
Sacrée
indépendamment de la référence au
Grand Architecte de l'Univers. En cela le
Grand Architecte de l'Univers et Bible constituent des
références
fondamentales de la pratique maçonnique mais ils
n'entretiennent pas entre eux
la même relation que Dieu et les Saintes Ecritures
entretiennent entre eux dans
le cadre des pensées religieuses. Il
apparaît que c'est là un des points qui
génèrent la suspicion des églises
intégristes sur la Maçonnerie, hier comme
aujourd'hui. Cette
absence de
liaison organique entre le Grand Architecte et la Bible peut se montrer
par le
simple fait que le Grand Orient de 1787 à 1878 travaillait
bien à la gloire du
Grand Architecte, sans pour autant demander au néophyte de
prêter serment sur
la Bible. En poussant l'analyse, il faut comprendre les Constitutions
d'Anderson comme l'oeuvre d'un pasteur latitudinaire cherchant
à dépasser les
querelles religieuses et à rencontrer dans une libre
quête de la vérité les
catholiques libéraux. Ce processus semble
s'élargir dans l'histoire tant de la
Maçonnerie que de la pensée par le passage de la
liberté de conscience à la
liberté de penser. Nous nous proposons d'examiner comment
à sa naissance la
Maçonnerie spéculative s'inscrit dans le combat
pour la liberté de conscience
puis de penser, et cela dans la sphère spirituelle
et non pas dans celle de la
pure religion ou inversement dans celle de la pure philosophie : ce qui
veut
dire que la quête libre du sacré par le
Maçon ne le conduit pas plus vers le
Dieu des Religions que vers celui des philosophes, par le simple fait
que cette
quête demeure constamment ouverte et que son questionnement
se renouvelle
constamment, sans pour autant lui interdire loin de là une
interprétation
religieuse ou philosophique. Pour
ce faire il
faut d'abord indiquer qu'elles étaient les positions des
adversaires de la
liberté de conscience et la manière dont ils
s'inspiraient de la Bible comme le
font tout autant leurs partisans. Encore faut-il ici bien
définir ce qu'est la
liberté de conscience dans cette perspective, il ne s'agit
pas de la simple
liberté de conscience privée, mais de la
liberté de conscience civile. Des
penseurs catholiques à l'image de Bossuet pour qui
"la foi sert de
science au chrétien" affirme non seulement le droit
mais le devoir du
Prince à imposer sa religion à son peuple : la
raison en est que la souveraineté
n'est point ici populaire mais divine, et qu'il ne saurait y avoir
d'autre
raison que la raison de Dieu se faisant raison d'Etat, que le logos
divin.
C'est une pensée où aucune autonomie n'est
laissée à la raison humaine, où
toute philosophie ne peut être qu'ancillia
theologiae. Ainsi, en 1685, dans un
texte intitulé "Conformité de l'Eglise de France
pour ramener les
protestants avec celle de l'Eglise d'Afrique pour ramener les
donatistes de
l'Eglise catholique", Goibaud-Dubois
interprète-t-il tant l'histoire de
l'Ancien Testament que celle du Nouveau et plus
particulièrement les textes pauliniens comme
une légitimation du point de vue augustinien pour qui "Felix
necessitas
quae ad meliora compelli" 1°). La démarche
maçonnique affirme l'inverse,
il ne saurait y avoir de contrainte heureuse et même plus la
démarche qui
conduit vers une meilleure saisie du sacré ne peut
être que le choix volontaire
d'un libre arbitre. L'interprétation dogmatique s'inspire
bien de la Bible :
elle commente l'histoire de Paul contraint par Dieu à se
convertir sur le
chemin de Damas ou rappelle encore des formules comme celle des Nombres
16-45 :
"Il a dompté par des châtiments très
sévères la rébellion de son
peuple". Face à la liberté de conscience
revendiquée, une certaine partie
des Eglises réaffirme le compellere intrare d'Augustin en en
faisant parfois un
compellere remanere 2'). S'inspirer
ainsi de
la Bible c'est interdire toute autre lecture de ce Livre que celle du
recueil
de la Parole révélée. Est ici
révélée la
différence entre une Bible,
uniquement et totalement Livre de la Parole
révélée et une Bible Volume de la
Loi Sacrée qui appelle une interprétation de la
raison humaine selon le libre
arbitre d'un sujet doué d'une volonté autonome.
Tel était d'ailleurs l'enjeu
qui opposait à l'époque, les savants
historiens et philosophes qui s'adonnaient
à la critique biblique, les philosophes plus tard de la
Lumière aux partisans
du littéralisme et du dogmatisme stricts : la critique
savante, en effet,
suppose pour le moins, le libre usage de la raison. Face
à cette
position le philosophe français, Bayle, défenseur
de la liberté de conscience
argumente pour montrer que l'engagement religieux dans une direction
non
orthodoxe ne peut être réduit à un
péché contre l'esprit. La position
intolérante consistait à affirmer selon Paul
(Galates V) que l'erreur et
l'errance en religion venaient du trouble de l'esprit par la chair.
Ainsi Bayle
affirme : "l'adhésion à la fausseté
qu'on croit être vérité n'est pas
avoir de la fausseté". Apparaît tin droit
à l'erreur, un droit à l'errance
qui définit bien la conception de la liberté de
conscience. Aussi faut-il
s'adonner, dit Bayle, à une lecture allégorique
et métaphorique des propos de
la Bible. De plus la Bible est aussi livre d'histoire ce qui
entraîne le droit
et le .devoir d'user de la raison critique pour
démêler le message sacré de la
transmission historique : David persécute ses
ennemis en roi guerrier et non
en roi prophète. Ainsi avec Bayle nous arrivons à
la conclusion que "le
persécuté peut ne rien valoir mais que le
persécuteur est toujours
injuste". Cependant il ne s'agit encore que d'une liberté de
conscience et
nullement d'une liberté de penser : la première
est une liberté négative du
droit à l'erreur donc à l'errance, la seconde est
une liberté positive du droit
à la recherche et à la quête.
C'est précisément cette libre recherche du
sacré
qui constitue l'originalité de la pensée
maçonnique transformant ainsi
l'errance libre fondée sur le droit à l'erreur en
une libre quête fondée sur le
droit à penser. Ce passage sera accompli par
l'affirmation de la liberté de
philosopher de Spinoza et par l'oeuvre des philosophes de la
Lumière tel que
Locke. Dans
le Traité
Theologico Politicus dès 1670, Spinoza s'était
efforcé de montrer non seulement
le bien fondé de la tolérance civile mais sa
nécessité en vue de l'affirmation
de la libertas philosophandi. Sa lecture de la Bible,
jugée blasphématoire par
certains, s'articule en deux points essentiels à partir
d'une étude critique
philologique et historique : le peuple d'Israël a
été élu par Dieu parce qu'il
avait atteint un certain développement et non pas le peuple
d'Israël connut la
victoire par l'élection divine et par sa
fidélité à Dieu, de plus, loin
d'autoriser la contrainte l'histoire du peuple juif enseigne la
liberté car il
a contracté avec Dieu par une alliance libre. Mais le
Traité va plus loin :
"Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires
suivant un dessein
arrêté ou encore si la fortune leur
était toujours favorable, ils ne seraient
jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits
à une extrémité
telle qu'ils ne savent plus que résoudre, et
condamnés par leur désir sans
mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque
sans répit entre
l'espérance et la crainte, ils ont très
naturellement l'âme encline à la plus
extrême crédulité". Seul donc le libre
usage de la raison c'est- à-dire la
pensée libre leur permet une liberté de
philosopher qui les met sur la route de
ce qui est vrai en leur donnant la maîtrise de leurs
désirs et en combattant
leur crédulité au nom de la
connaissance. Aussi Spinoza résumera-t-il dans le
chapitre vingtième : "Nous avons montré : 1°/
qu'il est
impossible d'enlever aux hommmes la liberté de dire ce
qu'ils pensent ; 2°/
que cette
liberté peut-être reconnue à l'individu
sans danger pour l'autorité du
souverain et que l'individu peut la conserver sans danger pour ce
droit, s'il
n'en tire point licence de changer quoi que ce soit aux droits de
l'Etat ou de
ne rien entreprendre contre les lois établies ; 3°/
que l'individu
peut posséder cette liberté sans danger pour la
paix de l'Etat et qu'elle
n'engendre pas d'inconvénients dont la réduction
soit aisée ; 4°/
que la
jouissance de cette liberté donnée à
l'individu est sans danger pour la piété ; 5°/-que
les lois
établies sur les matières d'ordre
spéculatif sont du tour inutiles ; 6°/
nous avons
montré enfin que non seulement cette liberté peut
être accordée sans que la
paix de l'Etat, la piété et le droit du
souverain soient menacés mais que,
pour leur conservation, elle doit l'être." Je
vous engage
fermement à comparer ces conclusions de Spinoza avec celles
des titres I et II
des Constitutions d'Anderson concernant Dieu et la Religion et
du Magistrat
civil et subordonné. Nous ne pourrons qu'y
reconnaître le même esprit, avec
plus de prudence certes, l'esprit non seulement de la
liberté de conscience
mais encore celui de la liberté de penser. Cet esprit est
celui de Locke dont
la Lettre sur la Tolérance et le traité Du
Caractère raisonnable du
Christianisme tel qu'il est proposé par les Ecritures et
conclut à une quasi
religion naturelle et à l'affirmation morale, condition de
la spéculation libre
: "Faites aux autres tout ce que vous voulez qui vous fût
fait à
vous-même", formule morale que nous reprenons dans un de nos
rituels.
Ainsi la Bible est posée comme Volume de la Loi
Sacrée c'est-à-dire comme livre
où la conscience éthique se retrouve, se
ressource et non comme livre de la
parole révélée sans pour autant
interdire, loin de là, sa lecture comme parole
révélée. Nous touchons ici le point
essentiel de la pensée maçonnique
spéculative
qui quitte en continuité la tradition opérative
du métier juré des anciennes
obligations pour affirmer que la libre disposition de notre raison
à la
découverte du sacré n'est possible que par un
engagement éthique dont nous
prenons le serment, en tant qu'homme "libre et de bonnes
mœurs" sur
le Volume de la Loi sacrée, source du Droit qui donc ne
saurait se réduire à
une constitution puisque cette constitution doit fonder sa
légitimité dans une
source sacrée fondant à la fois la
dignité du sujet en quête et le sens de
cette quête et encore moins dans un livre blanc qui ne
saurait affirmer la
liberté de penser et d'interpréter puisqu'il n'y
aurait là rien à interpréter.
Nous retrouvons ici l'un des principes que Spinoza
dégage de sa lecture de la
Bible : "le culte de Dieu et l'obéissance
à Dieu consistent en la seule
justice et charité." Par la libre philosophie et par la
libre quête du
sacré qui se veut une forme supérieure de la foi,
le sage est sur la voie de la
connaissance des principes et peut agir pour le bien de
l'humanité par une
spéculation libre et éclairée. En
resituant
historiquement par rapport au mouvement général
de la pensée la naissance de la
Franc-Maçonnerie spéculative, nous nous
apercevons qu'elle transforme la
tradition du métier juré des anciennes
obligations de la maçonnerie opérative
liée à la construction de
l'édifice matérielle s'enracinant, comme le
montrent
les différents textes à notre
disposition, dans une perspective chrétienne et
catholique en une quête spéculative
fondée à la fois sur la recherche d'une
transcendance faisant sens et sur la liberté de penser,
signe de la dignité du
sujet humain pour autant qu'il travaille à la recherche de
ce sens. Certes, ce
mouvement était déjà amorcé
par la maçonnerie acceptée mais il devient
irréversible avec la maçonnerie andersonienne et
la maçonnerie purement
spéculative. L'avenir de cette tradition reprise au XVIIIe
siècle semble avoir
voulu s'inscrire dans deux directions : la première
insistant sur la quête de
la transcendance, l'autre sur la liberté de penser.
La première aurait donc
tendance à retourner à un symbolisme strict par
delà les Constitutions
d'Anderson et faisant signe aux Anciennes Obligations, l'autre mettant
entre
parenthèses la Bible se tourne vers le seul humanisme voire
vers une désacralisation.
Il semble à mes yeux que ces deux tendances, habituellement
signalées par les
études maçonniques telles que celles de
Ligou, en fait atrophient
l'authentique démarche maçonnique qui, en
particulier à la Grande Loge de
France, se définit comme la prise volontaire d'un engagement
moral et éthique
sur les Trois Grandes Lumières, dont le Volume de la Loi
Sacrée qui ne saurait
être ici que la Bible, pour une recherche
transformant l'errance de l'homme en
une quête. Il s'agit d'un double pari sur le sens
transcendant et sur la
liberté de penser. Ainsi à mes yeux la tradition
de la Grande Loge, parfois
baptisée du terme maladroit de troisième voie,
constitue la continuation de la
tradition maçonnique la plus pure si on veut admettre qu'une
tradition est en
soi évolutive puisqu'elle s'inscrit et parcourt
l'histoire. Michel
BARAT Daniel Ligou : "La Bible des Maçons" in "Le Siècle des Lumières et la Bible" sous la direction de Yvon Belaval et Dominique Bournel, coll. "Bible de tous les temps", Beauchesne, Paris, 1986. Guy Scheymol : "La Bible et la Tolérance", in. op. cit. André Gluskman : "Descartes, c'est la France", Paris, Flammarion, 1987. Spinoza : "Traité Théologico-politique" in II, traduction Ch. Appuhn, carnets Flammarion, Paris, 1965. 1°) Heureuse nécessité qui contraint au meilleur. 2°) Forcer à entrer - forcer à rester. |
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