GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1988

L'Idée Maçonnique

On peut aborder l'étude de la Franc-Maçonnerie à partir de métho­des différentes. On peut, comme l'on fait beaucoup, en retracer la Genèse et l'histoire à partir des loges des maçons, bâtisseurs de cathédrales. On peut aussi l'aborder à partir de l'étude systémati­que des Constitutions et des Déclarations de Principes des Obé­diences maçonniques. On peut encore, l'aborder à partir de l'étude du Temple maçonnique lui-même, pour aller de son apparence et sa manifestation dans l'espace, à sa structure et sa signification.

Aujourd'hui nous voudrions aborder cette étude de la Franc- Maçonnerie en partant de la lecture, de l'examen des "Constitu­tions des Francs-Maçons" contenant l'histoire, les Devoirs, les règlements de cette très ancienne et très vénérable confrérie, appe­lée plus généralement "Constitutions d'Anderson", le nom même du pasteur qui les aurait rédigées à l'usage des Loges (1). Cet ouvrage désormais célèbre fut publié à Londres en 1723, pour la Saint Jean d'Eté et constitue la référence obligée pour toute Loge et Grande Loge Traditionnelle. La Grande Loge de France a décidé de placer le texte de ces "Obligations" en tête de ses propres Constitutions, comme référence à la pure et authentique tradition maçonnique dont elle entend maintenir le respect.

Nous nous attacherons surtout, au texte concernant les "Anciennes Obligations", aux articles I et II et certains aspects des Articles III, IV et surtout VI et nous essayerons de dégager dans ce qu'il a d'essentiel et de fondamental, le Projet maçonnique ce que nous avons appelé : "l'Idée Maçonnique".

L'article I des Constitutions d'Anderson a pour objet : "Dieu et la Religion".

"Un maçon est tenu par son état d'obéir à la Loi Morale, et s'il entend bien l'Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irreligieux. Mais tandis que dans les anciens temps, les maçons étaient obligés en chaque pays d'être de la religion, quelle qu'elle fut, de ce pays ou de cette nation, on juge aujourd'hui plus à pro­pos de ne les astreindre qu'à cette religion sur laquelle s'accordent tous les hommes, en laissant à chacun ses opinions particulières : savoir, à être hommes de bien et loyaux, hommes d'honneur et droits, quelles que soient les dénominations ou confessions qui puissent les distinguer ; par quoi la maçonnerie devient le "Centre de l'Union", le moyen d'établir une amitié vraie entre personnes qui sans elle demeureraient à jamais étrangères."

On ne peut pas comprendre le contenu de ce premier article, si l'on ne tient pas compte du contexte historique, religieux, politique, social qui a précédé 1723 et a déterminé la conception et l'élabora­tion de ces Constitutions. Knoop et Jones dans leur savant ouvrage "The Genesis of Massonery", "La Genèse de la Maçonnerie" pen­sent qu'on ne saurait étudier "l'histoire de la franc-maçonnerie indépendamment de l'histoire générale", qu'il faut l'étudier comme une partie de l'histoire générale pour "déceler les idées sous jacentes que recèle cette institution". Celle-ci, d'ailleurs comme tant d'autres, cherche à répondre à des questions, veut résoudre des problèmes qui se sont posés à l'époque où cette institution est née, ou si l'on préfère, a été reconstituée et redéfinie. Il y aurait donc, un projet, une "idée maçonnique" qui exprimerait une philosophie de l'homme, dans ses rapports, avec Dieu avec le monde avec les autres hommes et avec lui-même.

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Le Schisme européen

West-ce qui caractérise et affecte l'Europe et l'Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles ? C'est un schisme, résultant des guerres civi­les et religieuses qui pendant des dizaines d'années ont ravagé les pays et déchirés les hommes. "Je voyais, écrit un témoin de ces temps, le juriste Grotius, une débauche de guerres, qui eut fait honte aux nations les plus barbares" et Paul Hazard dans son ouvrage magistral "La Crise de la Conscience européenne" écrit : "Dès que l'on considère l'Europe une plaie frappe les yeux ; depuis la Réforme son unité morale a été rompue ; ses habitants sont divi­sés en partis qui s'affrontent : guerres, persécutions, disputes sont la vie quotidienne de ces frères ennemis". Il est exact que la chré­tienté a perdu le sentiment de son unité et de sa communion. Et il est encore plus vrai que les hommes eux-mêmes sont profondément déchirés et bouleversés, dans leur âme et dans leur conscience même. Mais dans le même temps, il apparaît que la rupture de la paix civile et la perte de l'unité religieuse, entraînent chez ces mêmes hommes, le désir et aussi la recherche d'une nouvelle paix civile, et d'une nouvelle concorde religieuse entre les hommes. Par quels moyens ? Selon quelles méthodes ? A partir de quels princi­pes et quelles règles ?

Certains comme Hobbes ou Bossuet, estiment qu'on ne peut y par­venir que par le recours à l'Absolutisme. D'autres comme Leibnitz cherchent entre les églises et les différentes croyances religieuses une sorte de dénominateur commun dans une sorte d' "église uni­verselle" groupant tous les hommes par les liens de la foi et de la charité, cette union des églises pouvant entraîner l'union des Etats eux-mêmes. Les uns et les autres connaîtront l'échec. D'autres au contraire, chercheront une autre voie, s'engageront dans la voie de la Tolérance réciproque comme moyen de réunification. Mais alors que les premiers cherchaient à réunifier les Églises en tant que tel­les, et à les réunir en les soumettant à une foi commune, les seconds au contraire chercheront non pas à réunir les Églises, mais seule­ment les chrétiens et les hommes, quelles que soient leur confes­sion, leur croyance, leur foi. Moment qui me semble important et dans l'histoire des idées et dans l'histoire des hommes et qui nous montre que la paix civile peut être obtenue en respectant la liberté de croire et de penser et la concorde religieuse peut être retrouvée dans et par la tolérance réciproque, que la paix civile ne repose pas nécessairement sur l'autorité absolue d'un souverain et que la con­corde et l'harmonie ne passent pas par l'uniformité et l'identité des croyances. Ainsi, à la fin du XVIIe siècle, il existe en Europe et en Angleterre, un mouvement des esprits indiscutable qui affirme pour chaque homme la liberté de conscience et qui voit dans cette liberté et dans la tolérance réciproque, le facteur de la paix entre les citoyens et de la concorde entre les hommes.

De cet état d'esprit l'Article I des Constitutions des francs-maçons apporte le témoignage et résume la philosophie. Il est rappelé en effet que "si dans des temps très anciens les maçons étaient astreints dans chaque pays d'appartenir à la religion de ce pays ou de cette nation quelle qu'elle fut on ajoute tout aussitôt "qu'il est considéré maintenant plus expédiant de les soumettre seulement à cette religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière" formulation, on en conviendra, assez vague et assez générale pour satisfaire toutes les opinions sur ce sujet mais qui traduit le climat intellectuel, moral et spirituel de cette époque, chez des hommes lassés des querelles confessionnelles et des guerres religieuses, et qui cherchent à réaliser une sorte d'universalité des consciences dans un climat de tolérance et de liberté, en demandant aux maçons "d'être des hommes bons et loyaux, hommes d'hon­neur et de probité, quelles que soient les croyances qui puissent les distinguer". Ce qui montre d'une manière indubitable que les impératifs moraux passent avant ceux du dogme d'une religion par­ticulière. Ainsi se manifeste dans le premier article une affirmation, qui nous semble difficile de contester, une idée essentielle, celle de la liberté de conscience en matière religieuse.

Or à la même époque, presque la même année, un français celui-ci, illustre entre tous et qui avait été initié dans une Loge anglaise "Horn", Montesquieu, Baron de la Brede, écrivait dans les "Let­tres persanes", qui datent de 1721 : "Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : Seigneur je n'entends rien dans les dispu­tes que l'on fait sans cesse à votre sujet. Je voudrais vous servir selon votre volonté mais chaque homme que je consulte veut que je vous serve selon la sienne. Lorsque je veux faire ma prière je ne sais en quelle langue je dois vous parler ; je ne sais pas non plus en quelle posture je dois me mettre ; l'un dit que je dois vous prier debout ; l'autre veut que je sois assis ; l'autre exige que mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout : il y en a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec de l'eau froide ; d'autres soutiennent que vous me regarderez avec humeur si je ne me fais pas couper un petit morceau de chair. Toutes ces choses, seigneur, me jettent dans un embarras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois menacé de vous offenser ; cependant je voudrais vous plaire et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que le meilleur moyen pour y parvenir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'avez fait naître et en bon père dans la famille que vous m'avez donnée".

Mais cette liberté est-elle totale, absolue ? Il ne le semble pas, quand on considère toujours l'article I. Cette liberté s'inscrit dans des limites qui sont d'abord celles de la Loi Morale, car il est dit que "le maçon par sa tenure, est obligé d'obéir à fa Loi Morale". (et nous reviendrons sur cette phrase capitale inscrite au début même des Constitutions). Cette liberté s'inscrit aussi dans un espace, un climat, un contexte culturel et spirituel, car il est dit du maçon que "s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un Athée stupide et un Libertin irreligieux". Et les mots athée et libertin sont imprimés en caractères gras, comme si l'on voulait en souligner l'importance.

On a souvent commenté ces affirmations et nous éprouvons un cer­tain scrupule à le faire à notre tour, après tant d'autres. Mais ces expressions méritent un examen sérieux, si l'on veut se faire de la maçonnerie une idée claire et juste.

"Le franc-maçon s'il comprend bien l'Art ne sera pas un athée stu­pide". Dès lors qu'est-ce qu'un athée ? Consultons très simplement nos dictionnaires. Pour Littré, "l'athée est celui qui ne croit pas que Dieu existe" et pour Larousse "celui qui nie l'existence de Dieu". Enfin Lalande dans son "Vocabulaire critique de la philo­sophie" définit l'athéisme comme étant "la doctrine qui consiste à nier l'existence de Dieu". Dire, affirmer, que la maçon ne sera pas athée, c'est dire par antiphrase qu'il croit en l'existence de Dieu, (soit à titre de certitude, soit à titre de postulat), qu'il croit qu'il y a un être que l'on nomme Dieu.

Mais si nous persévérons dans notre lecture du dictionnaire Larousse nous trouverons ces indications précieuses. Il est écrit en effet que "n'est vraiment un athéisme qu'un système d'après lequel il n'y aurait dans l'univers aucun principe d'Unité, aucune pensée ayant sous une forme quelconque l'idée de la Totalité". En ce sens le stoïcisme et le spinozisme ne sauraient être définis comme des athéismes même si certains théologiens du XVIIe siècle les considé­raient comme tels. On ira même jusqu'à dire que "ceux qui assi­gnent à leur conduite un haut idéal de perfection et qui apportent à leur vie morale la préoccupation de cet idéal ne sauraient être appe­lés athées", "même si Dieu n'est que la catégorie de l'Idéal". A la limite personne ne nierait Dieu absolument mais seulement sa manifestation et sa définition. En ce sens Jules Lagneau au XIXe siècle pourra écrire que "les athées seraient des hommes qui se refusent à reconnaître Dieu dans l'image mutilée qu'on leur en présente", "l'athéisme étant le sel qui empêche la croyance en Dieu de se corrompre".

Aussi dire que le franc-maçon ne saurait être athée c'est dire qu'il affirme un Etre ou un Principe Créateur" comme le désigne la Déclaration du Convent de Lausanne de 1875 ; que cet Etre cer­tains le nomment Dieu, mais sans vouloir l'identifier au Dieu d'une religion particulière, au Dieu d'une révélation historique, c'est-à- dire située en un temps et dans un espace donnés. Affirmer Dieu reviendrait à affirmer un Principe de Transcendance, que cette transcendance soit de l'ordre de l'Etre ou de la Valeur.

Lorsque l'on considère le mouvement des idées au XVIIe siècle c'est-à-dire à l'époque qui précède immédiatement les Constitu­tions d'Anderson, on constate qu'à côté des discussions et même des querelles qui opposent les théologiens sur la nature de Dieu, sur la manière dont il se manifeste aux hommes - par exemple la que­relle entre trinitaires et unitaires ; par exemple sur le problème de la Grace se dessine, sans doute à cause même de ces querelles, un large mouvement de pensée qui s'efforce d'évacuer toute définition de Dieu liée à une conception théologique particulière, à une forme de révélation donnée, et se dégage une pensée qui veut faire abs­tractions de toutes les conceptions partisanes qui emprisonnent la vie intellectuelle et spirituelle de ce temps et entraînent trop souvent les chrétiens eux-mêmes à des luttes fratricides et à des guerres san­glantes. Ce Dieu est sans doute pour beaucoup le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, il est aussi le Dieu des philosophes et des savants, pour les francs-maçons il sera le Grand Architecte de l'Univers.

Si nous poursuivons la lecture des "Constitutions" nous trouve­rons que : "Adam notre premier parent créé à l'image de Dieu, "Grand Architecte de l'Univers" dut avoir les sciences libérales, particulièrement la Géométrie, écrites sur son cœur ; car même depuis la chute nous en trouvons les Principes dans le cœur de ses descendants... la Géométrie, fondement de tous les arts particuliè­rement de la Maçonnerie et de l'Architecture", ce qui signifie que Dieu, pour ces francs-maçons est d'abord dans la nature et non pas dans l'histoire, qu'on le retrouve à partir de l'ordre de la nature, plutôt qu'à partir de son incarnation dramatique dans l'histoire.

On dit aussi dans l'article I des Constitutions que le franc-maçon ne sera pas un "libertin irreligieux". Là aussi consultons nos dic­tionnaires. Qu'est-ce qu'un libertin ?

"C'est un homme qui ne s'assujettit ni aux croyances ni aux prati­ques de la religion" dit Littré (et chose curieuse, on cite parmi les libertins, la secte des anabaptistes qui croient que toute servitude est contraire à l'esprit du christianisme, ce qui nous amènerait à conclure que les anabaptistes, bien que considérés comme chrétiens ne pourraient être francs-maçons). Le libertin ce serait celui qui met en doute les vérités révélées et qui se dresserait en particulier et surtout contre toute religion révélée. Mais déjà à cette époque se répandait à côté des religions révélées, l'idée d'une religion dite naturelle dont le socinianisme serait une des formes et qui se définit en dehors de toute révélation et toute confession particulière. L'idée même de religion a changé au cours des siècles. (Les païens considéraient les chrétiens comme sans religion). On fait remarquer dans le "Dictionnaire des Religions" que la religion a évolué dans la Grèce et dans la Rome antiques, comme aux premiers temps de l'ère chrétienne, qu'elle a même subi des transformations impor­tantes au Moyen-Age. Chaque religion va refléter les traits propres aux nations et aux espaces culturels, et en particulier au XVIe et au XVIIe siècles, et aux hommes eux-mêmes qui interprètent les don­nées de leur foi selon leur propre complexion. Ainsi pour Pascal "nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce média­teur est ôtée toute communication avec Dieu". "Tous ceux qui cherchent Dieu hors de Jésus Christ et qui s'arrêtent dans la nature... tombent dans l'athéisme ou dans le déisme qui sont deux choses que la religion chrétienne abhorre presque également". D'autres au contraire limiteront leur affirmation à celle de l'Etre-, au Déisme et au Théisme et pensent que l'homme peut se passer d'une révélation et d’un médiateur pour communiquer avec Dieu. Ainsi pour Spinoza : "la véritable charte d'alliance entre Dieu et nous ce n'est pas du papier noirci mais la pensée vivante en nous" ; Malebranche "C'est la raison universelle qui est cette vraie lumière qui éclaire tous les hommes".

Plus tard on étendra le concept de religion jusqu'à celui de la reli­gion naturelle, c'est-à-dire d'une religion qui s'efforcerait de dépasser les oppositions des différentes religions révélées et des dogmes dans une religion qui les engloberait toutes "dont tous les hommes sont d'accord" indépendamment des dogmes des religions particulières. Au XVIIIe siècle Voltaire exprimera cette idée : "Puis je vous demander de quelle religion êtes-vous ? J'adore Dieu, je tâche d'être juste et je cherche à m'instruire" ou encore "La reli­gion est la voix secrète de Dieu qui parle à tous les hommes" ; elle doit tous les réunir et non les diviser" (Sermon des cinquante).

Or n'y a t il pas une idée qui serait au-dessus de toutes les affirma­tions théologiennes ? Cette idée, ne serait-ce pas justement la Loi Morale elle-même ? Dieu n'étant plus que La Loi Morale personni­fiée ? La Loi Morale à laquelle le maçon doit se soumettre, devient le principe fondamental, le clef de voûte de la philosophie maçon­nique andersonnienne. La Loi Morale qui est surtout loi d'amour, peut réaliser l'accord des consciences et l'universalité des hommes. Ou si l'on préfère, nous dirions que l'universalité des hommes et l'accord des consciences passent par la reconnaissance de la Loi Morale. Nous assistons sur le plan des idées à un renversement dans l'ordre de la dépendance, à un renversement de perspective. Alors que, pour la plupart des hommes de cette époque, la morale était soumise à la religion (un athée selon Locke, ne pouvait être ver­tueux), on va maintenant subordonner la religion à la morale, l'idéal religieux à l'idéal pratique (au sens kantien). On passe d'une religion posée avant la morale et la déterminant à une religion fon­dée sur la Loi Morale elle-même ; fondée sur la loi d'Amour. En ce sens, nous pouvons dire que la philosophie maçonnique anderson­nienne se situe dans le droit fil de l'enseignement du "Lévitique" et des "Evangiles".

Saint Mathieu :
"Quel est le premier commandement ?
c'est aimer le Seigneur ton Dieu.
Quel est le second commandement ?
c'est d'aimer ton prochain comme toi-même".
et le second est semblable au premier.
Saint Jean-Epitres :
"Celui qui dit être dans la lumière et qui a son Frère en haine est celui dans les ténèbres
Celui qui aime son frère demeure dans la lumière
Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour est accompli en nous".

C'est donc l'amour du prochain qui est Premier, qui est Principe et qui doit finaliser toute la Morale, et guider la conduite des hommes. Cette idée de Loi Morale m'apparaît essentielle, fondamen­tale dans la Philosophie maçonnique et cela aujourd'hui comme hier, au XXe siècle comme au XVIIe et au XVIIIe siècles. Car plus l'homme a de pouvoir et de puissance et nous savons qu'aujourd'hui ils sont immenses, plus il est indispensable que ce savoir, ce pouvoir soient soumis à une Loi, à une Règle, à un - Devoir. La loi morale permet au franc-maçon de retrouver le sens de l'universel : elle veut nous montrer dans tout homme un autre homme, un semblable, un frère ; elle nous enseigne que l'on ne peut pas combattre la haine par la haine mais par l'amour et la générosité.

Cette Loi Morale, a sa source en nous et son principe au dessus de nous ; elle est le signe que dans notre conscience il y a une instance qui la dépasse et qui la fonde. Elle exprime à la fois notre liberté et le Principe ou l'Etre transcendant à nous-mêmes et au monde qui est le fondement et "l'arche" de cette liberté et de cet esprit : ce que les francs-maçons nomment si justement le Grand Architecte de l'Univers.

En ce sens le franc-maçon, s'il comprend bien l'art, et nous ne fai­sons que reprendre le texte d'Anderson, ne peut être dit "athée" ou "libertin". Mais une fois encore ce "Dieu" et cette "religion" ne sauraient être limités à celui d'une révélation particulière, à une religion, celle en l'occurence d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, expression d'une histoire singulière. Une fois encore, entendons- nous bien, il ne s'agit pas d'appeler le Dieu tel qu'il est connu et défini à travers une religion historique mais simplement de dire- qu'il n'est pas seulement celui d'une révélation située dans l'histoire par exemple celle de Moïse ou de Jésus. Un texte souvent cité par les francs-maçons en porterait témoignage et en fournirait la preuve. C'est celui de Rudyard Kipling "Ma Loge Mère" : "Nous causions à coeur ouvert de religions et d'autres choses, chacun de nous se rapportant au Dieu qu'il connaissait le mieux... on se séparait à l'aurore... et Mahomet, Dieu et Schiva jouaient étrangement à cache cache dans nos têtes". Ce qui nous montre bien que même dans les loges écossaises et anglaises on n'exigeait pas d'être chré­tien pour être maçon.

Dans son ouvrage "Dieu des religions - Dieu de la science", Ray­mond Ruyer fait à propos de l'idée que l'on peut se faire des religions des remarques pertinentes et justes : "Les religions tradition­nelles se sont défiées du déisme pur et simple ou de la religion naturelle qu'elles contenaient simplement en l'accusant contradic­toirement d'être dangereuse et d'être inefficace. Si elles l'avaient accueilli non seulement comme une alliée mais comme la révélation de ce qu'elles renfermaient de plus profond et de plus vrai elles seraient aujourd'hui plus fortes".

Et dans ses conclusions il ajoute : "Le Dieu des religions particuliè­res favorise la mégalomanie. De même l'athéisme en tant que reli­gion particulière. Celui qui croit que Dieu favorise son Eglise et celui qui croit que son parti a le pouvoir de décréter la vérité se res­semblent en ceci qu'ils sont également atteints de paranoïa. Le Dieu philosophique justement parce qu'il est abstrait et qu'il n'est inféodé à rien, est efficace contre ce genre de démence, sans risquer pourtant de tomber dans la folie inverse de l'homme qui se sent écrasé par un dieu personnel et arbitraire".

De même que les francs-maçons ne veulent pas limiter l'idée de Dieu à celui d'un Etre donné dans une révélation particulière, mosaïque, chrétienne, musulmane, mais estiment que l'idée de Dieu déborde l'espace de toute religion déterminée ; de même les francs- maçons ne veulent pas enfermer l'idée de religion dans celle d'une confession déterminée et particulière mais veulent l'étendre à une religion universelle, celle des hommes de bonne volonté en quête de lumière.

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Du magistrat civil, de la Fraternité

Il faut en venir maintenant à l'examen de l'Article II des Constitu­tions d'Anderson qui a pour titre : "Du Magistrat Civil" et qui concerne ce que l'on pourrait nommer le domaine politique au sens étymologique du terme c'est-à-dire la vie du maçon dans la Cité, dans la société et la nature des rapports qui doivent unir cet homme et le souverain (quel que soit le statut de cet homme, sujet ou citoyen, quelle que soit la nature de ce souverain ou roi ou assem­blée).

Pour comprendre ce texte, simple mais important, il ne faut pas oublier une fois encore que les hommes de cette époque viennent de vivre les violences et les déchirements d'une guerre civile impitoya­ble qui n'a laissé que ruines et que désordre et chaos. Aussi bien aspirent-ils légitimement à un minimum de paix civile et même de concorde et d'harmonie. Et ils formulent des préceptes très géné­raux, à proprement parler plus moraux que spécifiquement politi­ques, une Règle, une Loi, que tout maçon et tout homme doit accepter s'il ne veut pas que la Société dans laquelle il vit retourne au chaos, se transforme en une jungle où l'homme devient "un loup pour l'homme".

Article II : "Un maçon est un paisible sujet à l'égard des Pouvoirs Civils, en quelque lieu qu'il réside ou travaille et ne doit jamais être mêlé aux complots et conspirations contre la Paix et le Bien-être de la Nation, ni manquer à ses devoirs envers les Magistrats car la maçonnerie a toujours pâti de la guerre, de l'effusion de sang et du désordre". Texte très court et très simple mais significatif.

Dans ce texte on met l'accent sur le caractère pacifique des maçons et sur leur loyauté vis à vis de leurs concitoyens, et de leur Souve­rain : Loyauté, c'est-à-dire respect de leur engagement, et du ser­ment prêté vis-à-vis du Souverain, c'est-à-dire de la Puissance publique légitime. Il se dégage de ce texte, l'idée que les hommes sont liés entre eux par une sorte de contrat, implicitement ou expli­citement accepté qui doit unir les hommes entre eux et ceux-ci au Souverain, ou à la Souveraineté qui s'incarne dans un Etat. Cela étair vrai hier et cela l'est encore aujourd'hui. Peut-il y avoir aujourd'hui comme hier, un Etat, une Nation, si la Paix Civile n'est pas observée et garantie, si la Concorde entre les citoyens et les hommes n'est pas assurée et si un consensus général ne se dégage entre eux, sur les Règles et sur les Principes qui doivent pré­sider à l'organisation de cet Etat.

L'article I invitait le maçon à transformer sa pensée et son compor­tement au point de vue religieux. L'article II l'invite à transformer sa pensée et son comportement au point de vue politique et à subs­tituer à des rapports reposant sur la force et sur la violence, des rap­ports reposant sur le respect de la loi commune. Cette idée impor­tante est d'ailleurs rappelée dans les Constitutions que la Grande Loge de France s'est donnée : "Les francs-maçons doivent respec­ter les lois et l'autorité légitime du pays dans lequel ils vivent et se réunissent librement". Et cette règle me semble devoir être appli­quée à tout homme.

Un de mes amis, grand voyageur et qui se rend souvent à Londres me faisait remarquer que les Français et les Européens qui se ren­dent en Angleterre et qui circulent sur les routes de ce pays voisin, le font à gauche en conformité avec le code de la route de l'Angle­terre. Comme d'ailleurs les Anglais qui franchissent la Manche pour venir en France ou dans tout autre pays européen circulent eux à droite comme le code de la route de ces pays le leur enjoint. Imaginons une seule minute que les uns et les autres circulent selon les règles de leur propre pays, sur les routes et les autoroutes, le désordre le plus total s'instaurerait et la circulation deviendrait rapidement absolument impossible. Mais cet exemple me dira-t-on n'est qu'une boutade ; peut-être mais non dépourvue de significa­tion. Il ne saurait y avoir de vie sociale possible si les hommes n'acceptent de se soumettre aux règles et aux lois du Pays où ils résident. Un professeur de droit constitutionnel nous ferait aussi remarquer que l'Etat français étant laïque (c'est-à-dire reposant sur la séparation des pouvoirs religieux et politiques) ne saurait se transformer au grè et selon la volonté des hommes qui résident en France, en Etat confessionnel quelle que soit d'ailleurs la confes­sion (catholique, luthérienne, calviniste, musulmane) pas plus qu'en état idéologiquement athée.

Et sans doute fait-il ici faire remarquer qu'il faut respecter les iden­tités des autres nations et des autres peuples, mais faut-il nécessai­rement que cela se fasse au détriment de l'identité nationale propre. Soloviev faisait remarquer que "nous devons aimer toutes les nationalités comme la nôtre". Certainement, mais par quel sophisme et par quelle aberration certains pensent-ils que pour aimer les autres nations il faut d'abord détester et haïr celle de ses pères, celle où l'on est né, où on a grandi et dont on parle la langue et dont on a épousé la Culture. Aussi bien la Grande Loge de France dans sa Déclaration de Principes, Article III affirme-t-elle "La Grande Loge de France proclame son indéfectible fidélité et son total dévouement à la patrie". Tous les francs-maçons qui sont tombés au service de la France, en particulier lors de la grande guerre de 1914-1918 comme dans celle de 1939-1945, en porteraient témoignage.

Peu à peu s'est dessiné sur des sujets importants le visage de la Franc-Maçonnerie à travers ces Constitutions.

Les autres articles III, IV des Constitutions d'Anderson concernent l'organisation des Loges, leur administration et à l'intérieur de celles-ci, les rapports qui doivent exister entre les Maîtres (des Loges), les Compagnons et les Apprentis. Ces textes invitent les maçons à pratiquer en dehors de la loge les vertus qui sont apprises à l'intérieur et en particulier à pratiquer envers les Frères comme envers les profanes l'amour fraternel. "Cultivez l'amour fraternel, fondement et clé de voûte, ciment et gloire de cette ancienne confrérie". Ne dites rien et ne faites rien "qui puisse altérer l'Amour fraternel". Cette fraternité est une donnée fondamentale, essentielle de l'institution maçonnique, de la franc-maçonnerie. Mais il faut ajouter tout de suite si l'on veut être fidèle à la vérité qu'elle n'est pas propre à la seule Franc-Maçonnerie. Elle caracté­rise aussi d'autres groupes et groupements humains, la famille, les églises, les partis politiques, les clubs... Mais dans ces groupes la fraternité repose le plus souvent sur un contenu objectif, une sorte de substrat matériel, dans la famille sur les liens du sang, dans les églises sur les mêmes croyances et la même foi, dans les partis poli­tiques sur la même idéologie, dans les syndicats sur les mêmes inté­rêts corporatifs et professionnels. Dans tous ces cas nous nous disons frères et nous nous considérons comme frères parce que nous partageons les mêmes croyances, la même conviction, la même idéologie, nous sommes frères parce que semblables ou iden­tiques. La fraternité découle d'une certaine identité et dans une loge maçonnique ce caractère n'est certes pas négligeable et consti­tue un élément de notre accord et de notre amitié fraternelle.

Cependant aux yeux du franc-maçon et dans la philosophie maçon­nique cette identité est-elle essentielle ? Une fois encore il nous faut faire référence au texte des Constitutions, à l'article VI : "Comme maçons nous sommes seulement de la religion catholique (catholique veut dire universel et non Eglise de Rome), nous som­mes aussi de toutes nations, idiomes, races et langages" et la Grande Loge de France dans sa Constitution dit que "La Franc- Maçonnerie constitue une alliance d'hommes libres et de bonnes mœurs, de toutes races, de toutes nationalités et de toutes croyan­ces". C'est dire que la loge maçonnique réunit des hommes diffé­rents, dissemblables au point de vue religieux, politique, social, philosophique.

Dès lors on peut se demander et souvent on se demande ce qui peut les réunir ainsi, quelle peut-être la raison de leur fraternité, de leur alliance fraternelle. Nous serions tentés de répondre paradoxale­ment que cette alliance ne repose sur rien, ne repose sur un néant, signifiant par là qu'elle repose non pas sur un "être là" mais sur un "devoir être", non pas sur une réalité mais sur un idéal, une Idée, sur une Liberté, sur une volonté, sur l'acte libre de notre volonté, concrétisé par le serment solennel par lequel, le soir de notre initiation en présence de nos frères, nous nous sommes enga­gés à considérer tout homme non comme un étranger mais comme un frère, un autre nous-mêmes engagement qui veut nous faire regarder humainement l'homme.

Cette fraternité nous la concrétisons au cours de nos tenues rituel­les parce que nous appelons la Chaîne d'Union où des hommes si différents et si dissemblables et pourtant si étroitement unis, joi­gnent leurs mains et avec leurs mains joignent leurs coeurs et leurs pensées. Car lorsque tout s'écroule pour l'homme, lorsque tout s'écroule pour le maçon il reste au fond de son âme cet appel à l'autre et cette espérance en l'homme son frère. Cette union frater­nelle, elle n'est jamais donnée une fois pour toutes ; il faut la faire, la bâtir, la faire exister et l'homme étant ce qu'il est ce n'est pas toujours facile. Il faut la faire exister d'abord dans notre loge et en dehors de la loge. La fraternité reste une valeur fondamentale, essentielle de la philosophie maçonnique. L'idée maçonnique se confond donc avec l'idée d'une recherche dans la connaissance, mais en même temps celle-ci doit déboucher sur une action. La Loge maçonnique est le lieu et l'outil et de cette recherche et de cette action.

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Cependant au terme de cette enquête et de cette réflexion on peut se poser un certain nombre de questions ? On peut se demander si les Principes, les valeurs que véhiculent l'Institution maçonnique et les loges des maçons francs et acceptés peuvent apporter un remède, une solution ? ou tout du moins des éléments de solution aux maux dont souffrent aujourd'hui nos modernes civilisations. Mais avant de conclure nous voudrions faire ici un certain nombre de remar­ques. Tout d'abord nous nous risquerons à dire, que la franc- maçonnerie ne peut pas apporter une solution toute faite, une sorte de remède miracle qui abolirait comme par enchantement les maux dont souffre notre société et ferait disparaître le malaise dont souf­fre l'homme contemporain. Si nous le laissions croire, nous ne serions que des imposteurs. De plus nous aurions tendance à récu­ser toute idée de solution qui ne prendrait pas en compte, et d'abord la réflexion et laisserait croire à tout homme qu'il pourrait sans effort, sans travail, sans courage, sans volonté, résoudre les immenses problèmes qui se posent aujourd'hui. Nous ajouterions enfin, car c'est là notre conviction profonde, que les idées ou les idéaux véhiculés par la franc-maçonnerie conservent aujourd'hui toute leur valeur. D'abord parce que, s'il y a dans les sociétés des bouleversements considérables, s'il y a dans l'homme des muta­tions sans précédent, il y a aussi et dans les sociétés et dans l'homme, quelque chose qui demeure et quelque chose qui perdure.

Nous avons tendance aujourd'hui à étudier les idées dans leur deve­nir. La pensée contemporaine est dominée par la notion de change­ment, enthousiasmée par la nouveauté tournée vers le futur et veut voir dans le changement, le signe du progrès et celui de la valeur. Sans doute parce que la pensée moderne s'ordonne pour l'essentiel à la pensée scientifique qui effectivement change, évolue et dans son plan progresse incontestablement. Sans doute aussi, parce que la pensée moderne se modèle souvent sur la pensée hégélienne, vul­garisée par Marx et le marxisme et selon laquelle la vérité évolue et progresse dans l'histoire. Et ces deux pensées se rejoignent dans l'idée selon laquelle la vérité "devient" que ce qui a été vrai ne l'est plus aujourd'hui et que ce qui est vrai aujourd'hui ne le sera pas demain. Et nous connaissons aujourd'hui beaucoup d'hommes, obsédés par l'idée de nouveauté à tout prix, et qui craignent d'être dépassés par "le vent de l'histoire", courent toujours après la der­nière mode intellectuelle. Aussi certains iront jusqu'à dire que Dieu se réalise dans l'histoire et parleront du "Christ évoluteur" et d'autres disserteront sur la "morale évolutive".

Mais si laissant la théologie de côté, nous examinons les idées, les vérités morales, les valeurs et les principes, qu'est-ce qui nous per­met de dire qu'il y a eu évolution et progrès et que les anciens Prin­cipes et les anciennes Valeurs soient aujourd'hui dépassées. N'y a- t-il pas dans l'enseignement mosaïque, des Valeurs qui demeurent et qui perdurent, malgré les changements et les évolutions de l'his­toire.

Par exemple : Honore ton père et ta mère
                       Tu ne tueras point
                       Tu ne porteras pas de faux témoignages ...

Et le message de charité, d'amour du prochain, d'amour universel des Evangiles n'est-il plus d'actualité ? Et la parole de Socrate con­damnant la violence, exaltant l'idée de justice, comme celle d'Antigone évoquant les lois non écrites, sont-elles périmées ? N'y a-t-il pas dans l'affirmation de ces valeurs et de ces principes, quelque chose d'éternel et d'universel et qui dépasse le temps et l'histoire où ils sont nés ?

De même peut-on dire que les principes et les valeurs exprimés par la Franc-Maçonnerie sont dépassées, désuetes, anachroniques dans le monde d'aujourd'hui ? Faut-il au nom de je ne sais quelle morale évolutive, cesser de parler de Liberté, de Justice, de Fraternité ? N'y a-t-il pas des Idées, des Idéaux, des Valeurs universelles et éter­nelles ? Et ces valeurs et ces idées faut-il les abandonner pour nous tourner vers de nouvelles valeurs (lesquelles ?), vers une nouvelle morale (laquelle ?). Nous attendons qu'on nous en indique les Principes et les Fondements. Les progrès de la civilisation se sont soldés pour certains hommes par une perte du bonheur et par la perte du sens de la vie, laissant l'homme du XXe siècle fou de tech­nique, à la fois extrêmement puissant et en plein désarroi. N'est-il pas significatif que ces progrès coïncident avec les philosophies de l'angoisse, du désespoir et de l'absurde ? Il semble que le sur- développement matériel de l'homme soit en corrélation étroite avec un sous-développement spirituel. Notre monde s'est agrandi, il est devenu globalement plus riche et plus fort et en même temps il sem­ble être plus pauvre et plus fragile. "Nous vivons écrivait un publi­ciste dans des macro-sociétés qui nous dépassent et nous écrasent, esclaves d'un progrès scientifique et technique incontrôlable. Nous appartenons à une civilisation où le faire et l'avoir prédominent sur l'être, où la plupart des individus n'ont plus le temps de se prendre en charge et même de se connaître".

L'homme du XXe siècle ne s'éprouve plus que dans l'ombre de ce qu'il est devenu et ne trouve dans cette ombre que son propre néant. Qui ne se souvient de l'interrogation pathétique de Méphis­tophélès à Faust dans le "Faust" de Paul Valéry : "Sais-tu que c'est peut-être la fin de l'âme, cette âme qui s'imposait à chacun comme le sentiment tout puissant d'une valeur incomparable et indestructible". "l'individu se meurt et il se noie dans le nombre. Les différences s'accumulent devant l'accumulation des êtres". Et cette fin de l'âme n'est-elle pas la conséquence tragique de la mort de Dieu que Nietzsche prophétisait il y a de cela un siècle. Dieu est mort. Le cosmos n'a plus de sens et l'histoire plus de signification. L'homme s'abolit dans le néant, dans l'ombre de son origine et de sa finalité. Le désert croît.

Car au XXe siècle, nos sociétés ont connu un développement des sciences et des techniques, qui a entraîné dans beaucoup de domai­nes un accroissement de la puissance de l'homme. Et cela aussi bien pour construire que - hélas - pour détruire et se détruire. Une fois encore il ne s'agit pas pour nous de condamner les sciences et les techniques en tant que telles mais de constater qu'elles ont des limi­tes et qu'elles sont incapables de résoudre un certain nombre de problèmes humains. D'où ce déséquilibre et ce désenchantement de l'homme moderne, pour parler comme Georges Friedmann dans "La Puissance et la Sagesse".

La mort de Dieu, la fin de l'âme, la destruction de l'homme. Déjà en 1935, le philosophe Edmond Husserl chassé d'Allemagne par les nazis écrivait de Vienne où il avait trouvé un refuge provisoire, avant sa mort : ("La Crise de l'humanité européenne") "Ou bien l'Europe en se rendant de plus en plus étrangère à sa propre signifi­cation rationnelle, disparaîtra, ou bien l'Europe grâce à l'héroïsme de la raison renaîtra de l'esprit et se sauvera". Cette crise de l'Europe il la voyait comme une sorte de crise de l'homme euro­péen, qui ne voulait plus et ne savait plus voir en l'homme un être de raison et de liberté, car ne plus avoir foi en la liberté et ne plus avoir foi en la raison, c'est ne plus avoir foi en l'homme. "A notre époque, constatera Ferdinand Alquié, dans "Solitude de la Raison", à notre époque nul n'ose plus définir l'homme comme animal raisonnable, nul ne voit plus que notre nature profonde étant raison de soumettre à la raison soit liberté".

Et sans doute faut-il tenir ensemble ces deux vérités, sans lesquelles il n'y a pas d'humanité possible : affirmation de la liberté de l'homme et affirmation de sa raison, raison et liberté qui se rejoi­gnent et se fondent dans une troisième affirmation celle de la trans­cendance, d'un principe de transcendance. Bachelard a fait remar­quer que Balzac "occupé du monde d'ici bas" et "impliqué dans la société de son temps" savait d'instinct "que la destinée des hom­mes est solidaire d'une action de transcendance". La formule est belle, elle est surtout vraie et juste.

Au XXe siècle, comme au XIXe et au XVIIIe siècles, la Franc- Maçonnerie propose une philosophie qui s'ordonne autour de trois idées forces : l'idée de liberté, et l'idée de raison, qui se rejoignent dans l'idée morale, et l'idée de Transcendance qui fonde la liberté, la raison et la Loi Morale, ce que les Francs-Maçons nomment le Grand Architecte de l'Univers. L'affirmation de la liberté de la personne met l'homme et le franc-maçon à l'abri de tous les dirigis­mes totalitaires qui aujourd'hui comme hier veulent nous imposer ce qu'il faut dire, ce qu'il faut écrire et ce qu'il faut penser, si on veut rester "dans le vent de l'histoire" et accordé "à la modernité". L'affirmation de la raison et de la loi morale met le franc-maçon et l'homme à l'abri de toutes les contestations incohé­rentes et les transgressions systématiques, de toutes les aventures débridées et hagardes qui prétendent libérer l'homme et en fait ne lui apportent le plus souvent que le déséquilibre, la désespérance et le néant. Cette liberté et cette raison, cette Loi Morale s'ordonnent au Principe de Transcendance, raison d'être du Cosmos et de l'homme, garant de la validité de sa connaissance et de la valeur de son action, "Principe Créateur" que les francs-maçons nomment le Grand Architecte de l'Univers. Ces idées, ces principes, ces affir­mations - certitudes ou postulats - forment l'ossature, la structure de la Philosophie maçonnique, telle que nous avons pu la découvrir dans l'histoire de la Franc-Maçonnerie et dans les Constitutions d'Anderson.

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Si nous passions de la considération des Constitutions à celle du symbolisme maçonnique en particulier à la considération des Trois Grandes Lumières de la Franc-Maçonnerie, l'Equerre, le Compas et le Volume de la Loi Sacrée, nous retrouverons le même enseigne­ment et les mêmes vérités. Quand nous disons en effet que le maître maçon est situé entre l'Equerre et le Compas, ne voulons-nous pas signifier qu'il est situé ontologiquement entre la raison et la liberté ? Et la position de l'Equerre et du Compas sur le Volume de la Loi Sacrée, ne signifie-t-elle pas que cette raison et cette liberté humaines s'adonnent elles-mêmes à la Loi Morale, enfin que ce Volume de la Loi Sacrée, symbole de la plus haute spiritualité et de la tradition, prend son sens et sa valeur dans ce Principe transcen­dant que les francs-maçons nomment le Grand Architecte de l'Uni­vers et à la Gloire de qui ils ouvrent et ferment les travaux rituels.

Ce symbolisme à la triple dimension exprime la situation du Franc- maçon et plus généralement la situation existentielle et ontologique de l'homme situé dans le Cosmos qu'il s'efforce de connaître grâce aux outils symboliques, et situé par rapport à la Loi Morale, aux valeurs qu'il reconnaît et auxquels il s'ordonne pour s'efforcer de les faire triompher dans l'univers des hommes. Aussi se dégage une philosophie dont nous avons voulu montrer et la cohérence et la vérité et pourquoi pas l'actualité.

Au soir de ma vie et d'une longue vie maçonnique, après avoir tra­vaillé dans nos loges, au milieu de mes frères et avec quelle ferveur et quelle joie, je reste profondément persuadé que la franc- maçonnerie traditionnelle exprime une certaine Idée, une certaine Vérité ; qu'elle offre à l'homme d'aujourd'hui, comme elle a pu offrir à celui d'hier, une méthode, un "chemin", qui s'il veut bien le suivre, peut l'amener "quelque part" à une "Connaissance" qui n'est peut-être qu'une "reconnaissance" de certaines valeurs sans lesquelles la vie humaine n'est que dérision : celle de la liberté et celle de la justice, celle de la fraternité ; Celle de l'esprit, celle de la "Lumière véritable qui illumine tout homme" (Saint-Jean). Mais cette lumière n'est pas Connaissance purement contemplative ; elle est aussi et veut être action, action de transformation. En ce sens, dans la loge maçonnique nous faisons déjà l'apprentissage de la justice et de la liberté, apprentissage de la fraternité.

Ainsi la "Loge maçonnique" veut entraîner l'homme et le franc- maçon à aller vers la Lumière. Par là, elle peut apporter à lui et à tous les autres hommes, ses frères, un sens à l'existence, un équili­bre dans sa vie et pourquoi pas une certaine paix, une certaine joie et peut-être avec l'espérance un peu et même beaucoup de bonheur.

Henri Tort-Nougues

Conférence prononcée le 5 Décembre 1987 par Henri Tort Nougues, passé Grand Maître, dans le cadre du Cercle Condorcet Brossolette.

Publié dans le PVI N° 68 - 1éme trimestre 1988  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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