GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1988 |
Je suis le plus vieil
Initié... «Je suis le plus
vieil Initié». Ne vous en étonnez pas et ne me considérez point en menteur,
«je suis bien réellement le plus vieil Initié», et il m'a fallu creuser ma
mémoire la plus reculée pour me rappeler ma première initiation ; il n'est pas
certain que mon souvenir soit exact, mais je crois bien que c'est sur les bords
du Nil, peu avant la grande crue, sous le règne du pharaon Kephren, il y a 4600
années, que je fus admis au premier degré des mystères de la déesse Isis et
instruit de la légende d'Isis et d'Osiris. Je dis «Admis», car l'initiation
véritable commençait au sein du sanctuaire, avec le deuxième degré. Là, je fus
conduit tout d'abord à connaître et pratiquer les principes d'une morale très
pure et très austère, et éprouvé par de longues et périlleuses épreuves. Dans une deuxième
période, on me fit entrer dans l'étude de l'astronomie et de la théogonie, ce
qui signifie l'étude des Dieux. Enfin, dans une
troisième période, on m'apprit à faire une juste application de l'astronomie
pour bien concevoir le système de formation de l'Univers. J'avais alors pour
compagnons, dans notre initiation aux mystères de l'Egypte des philosophes, des
hommes éclairés gouvernant l'Egypte, des membres de la famille royale, et
pourquoi ne pas le dire : le Roi lui-même. Et puis, par le
tumulte de l'histoire, le mouvement des peuples et la marche des
civilisations, je me retrouvais à Athènes, en 850 avant Jésus- Christ, dans une
condition bien moins honorable que celle qui était la mienne quelques siècles
auparavant car j'étais devenu esclave, attaché au service d'une riche famille.
Je fus alors convié un soir à un curieux rendez-vous par lequel je fus reçu et
initié aux Mystères d'Eleusis, petite cité près d'Athènes. Quels prodiges que
ces mystères d'Eleusis où moi esclave, je fus reçu en même temps et avec même
considération que bien des nobles d'Athènes. Les mystères d'Eleusis étaient
d'ailleurs fortement inspirés des mystères égyptiens. Ils comportaient
également une partie publique et une partie proprement ésotérique, elle aussi
scientifique, réservée aux Initiés. Je revenais de nos assemblées enrichi de
visions, empli d'émotions et d'une grande espérance, me rappelant alors à ces
instants l'hymne d'Homère à Démeter : «Heureux celui qui
a eu les visions des mystères, il recevra la richesse dans sa demeure ; celui
qui n'a point participé aux saints Rites n'aura pas une destinée égale, même
mort, et descendra vers les ténèbres moisies». Par quel étrange
voyage me suis-je retrouvé plusieurs siècles après, quelques années avant le
début de l'ère. chrétienne, dans la vallée d'Enggadi, en Israël, au sein de la
secte juive des Esséniens. Là, nous vivions
comme des Frères, nous faisions profession d'une grande piété envers l'Etre Suprême,
et n'accordions pas indifféremment l'entrée de notre société. Les candidats
étaient éprouvés, un an au dehors de la maison et deux au dedans. Avant d'être admis,
il était promis de servir Dieu, d'aimer les hommes, de fuir les pervers, de
protéger les gens de bien, de garder la foi envers tout le Monde. Nous avions
par ailleurs juré de ne rien révéler à Autrui des secrets de l'association.
Nous n'offrions point de sacrifices sanglants au Temple de Jérusalem, nous nous
exprimions par symboles, allégories et paraboles. Connaissant les minéraux et
les plantes médicinales, on nous apportait des malades dont nous prenions soin
gratuitement ; nous avions la liberté de secourir de nous-mêmes notre prochain
; nous n'avions pas d'esclaves, considérant l'esclavage comme injurieux à la
nature humaine et j'étais bien placé pour m'en souvenir. Tels nous étions,
membres dé cette corporation remarquable, éclairés
au milieu d'un peuple
ignorant, bienfaisant au milieu d'un pays avare, tolérant
au milieu d'un
peuple fanatique. Nous présentions le spectacle d'une classe
d'hommes doués de
toutes supériorités morales. On dit que nous avons
reçu en dépôt la révélation
des mystères cachés dans les écritures saintes.
Ces «mystères merveilleux et
véridiques» ont été communiqués
à celui qui était appelé «Le Maître de
Justice», qui, à son tour les avait transmis aux membres
de la secte. Nous
étions à la fois des initiés et des élus,
puisque les mystères ne doivent être
transmis qu'à un groupe de gens choisis par Dieu et par les
supérieurs de la
Communauté. Ces mystères portant essentiellement sur 1;
«Eschatologie»,
c'est-à-dire sur la «fin des temps» et sur
l'«ordre des temps». L'«Ordre des
temps», c'est le plan de Dieu pour le monde, avec ses
différentes phases, où le
dessein de Dieu, parfois mis en échec, finira par triompher. La
«fin des
temps», c'est l'avènement du règne de Dieu et sa
prise de possession du monde.
Cette «fin» est arrivée, ou plutôt on est au
premier acte du drame final. Seuls
les Esséniens le savent et doivent vivre en conséquence. L'Histoire a passé,
et c'est très exactement 2000 ans plus tard que je fus initié franc-maçon et
admis à l'étude et à la découverte des mystères de la Franc-Maçonnerie. Je
revêtais alors mon tablier d'apprenti, fait de peau d'agneau pour pouvoir
entrer à la fois dans le Temple et dans ma nouvelle vie de franc- maçon comme
Eve et Adam revêtirent les tuniques de peau données par Yahvé lorsqu'ils furent
renvoyés du jardin d'Eden. Nous sommes
aujourd'hui 2000 ans après les Esséniens, et 5000 ans après que le culte d'Isis
n'apparut sur les berges du Nil, notre préoccupation n'est pas de rechercher un
mode adéquate de préserver, et de transmettre de précieuses connaissances
scientifiques comme l'eurent les Egyptiens et les Grecs de leur temps, ni
d'être les dépositaires des ferments d'une prochaine religion révélée comme y
ont peut-être contribué les Esséniens. Mais de même que
dans le film que beaucoup ont vu, «2001 Odyssée de l'Espace», l'os devenu
outil, lancé par le singe venant de recevoir l'étincelle d'intelligence, et
tournoyant en l'air, se confond dans un raccourci d'image saisissant avec la
base satellite en forme de roue, elle-même tournoyant dans l'espace, de même
le chemin est court entre les tabliers que portaient Egyptiens et Esséniens et
celui que portent les francs-maçons, en but aux préoccupations de leur temps,
mais animés d'un même souffle de recherche et d'idéal humain que la
Franc-Maçonnerie appelle la recherche de la Vérité. C'est le même homme
qui, par le passage par l'initiation, et par les chemins de la Connaissance,
qu'il soit Egyptien, Grec, Juif, constructeur de cathédrales du moyen âge, ou
franc-maçon du XVème siècle, tente de s'arracher à son étroite condition d'être
humain, tente de comprendre le mystère de l'univers et de la création, et
aspire à rendre conforme son action et sa pensée à l'ordre de cet univers, tel
qu'il peut le percevoir. Initiation,
perfectionnement de soi-même, voies de la connaissance, arrachement au monde
profane, oeuvrer à l'amélioration de l'humanité, pratiquer à la fois Rigueur
et Tolérance, voilà les questions qui tournent et retournent en des cycles
désordonnés dans la tête des francs-maçons. «Comprendre, Aimer, Agir, Espérer» Mieux peut-être que
toute analyse structurelle, voici quatre verbes qui résument ce que la Vocation
de la Franc-Maçonnerie peut être. «Comprendre, Aimer, Agir, Espérer» «Comprendre», c'est le point de départ, celui des voies de la Connaissance, c'est la
connaissance de moi-même, l'introspection, la plongée au coeur de moi-même
auxquelles l'initiation me conduit ; c'est aussi apprendre à connaître les
relations qui existent entre les êtres et entre les classes ; c'est la
Connaissance d'ordre relatif, car il existe une Connaissance d'ordre absolu,
celle dont je suis détenteur ou aspire à être détenteur d'une parcelle, par
laquelle il existe en moi ce que j'appellerai une intuition de l'univers, et
qui forgera mon Espérance. «Aimer», ce n'est pas seulement aimer ses proches, sa famille, ses amis, ses
semblables, son pays d'un sentiment aussi spontané que relatif, c'est davantage
par la connaissance acquise des êtres, s'édifier un sentiment de compassion
envers ses semblables comme de ses dissemblables, et donner un sens aux mots en
«é» que sont Liberté, Egalité, Fraternité, devise de la Grande Loge de France. Nous voici conduits
au domaine de l'agir, Il existe une
magnifique pyramide en Egypte à Sakkara, l'une des plus anciennes, qui a la
particularité d'être à degrés. Elle en comporte six. On trouve d'ailleurs de par
le monde d'autres pyramides à degrés.. On peut associer symboliquement à la
forme de ces pyramides le chemin du véritable initié, qui s'élève
progressivement plan par plan à des degrés à chaque fois réservés à un plus
petit nombre, vers le savoir, et qui, après qu'il a atteint le sommet,
redescend vers la multitude pour y accomplir son devoir, comme Moïse redescend
du Sinaï vers son peuple, car on ne vit pas sur les sommets, pour poursuivre sa
mission. Quelques paroles de
Confucius illustrent d'ailleurs très précisément cette montée et cette
redescente vers l'Action : «Les anciens
Rois qui désiraient faire resplendir l'efficace dans l'Empire, commençaient par
bien gouverner leur domaine. Désirant bien gouverner leur domaine, ils
commençaient par mettre de l'ordre dans leur famille. Désirant mettre de
l'ordre dans leur famille, ils commençaient par se cultiver eux-mêmes.
Désirant se cultiver eux-mêmes, ils commençaient par rendre conforme aux règles
leur vouloir (leur cœur). Désirant rendre leur vouloir conforme à la règle, ils
commençaient par rendre sincères leurs sentiments. Désirant rendre sincères
leurs sentiments, ils commençaient par pousser au plus haut degré leur sagesse.
Pousser au plus haut degré sa sagesse, c'est scruter les êtres. Quand ils avaient
scruté les êtres, leur sagesse était poussée au plus haut degré. Quand leur
sagesse était poussée au plus haut degré, leurs sentiments étaient sincères.
Quand leurs sentiments étaient sincères, leur vouloir était conforme aux
règles. Quand leur vouloir était conforme aux règles, eux-mêmes étaient
cultivés. Quand eux-mêmes étaient cultivés, leur famille était en ordre. Quand
leur famille était en ordre, leur domaine était bien gouverné. Quand leur
domaine était bien gouverné, l'Empire jouissait de la Grande Paix. Depuis le Fils
du Ciel jusqu'aux gens du peuple, tout le monde doit avoir pour principe :
cultiver sa personne». Et «l'Espérance»,
car comment peut-on espérer ? N'y aurait-il pas
en effet un formidable aspect dérisoire à l'aspiration de la Franc-Maçonnerie,
parce que non seulement faite de bonne volonté à défaut de Volonté, mais
reposant sur un rêve utopiste, une aimable illusion selon lesquels on pourrait
oeuvrer à l'amélioration de l'homme et de l'humanité. En effet, tout milite à
démontrer le contraire : Le désespoir de la
philosophie existentielle montre bien qu'il est absurde d'espérer une
explication à l'homme et son devenir. Les atrocités du
siècle qui se termine en font peut-être le pire qui fut quant aux relations
entre les hommes. La permanence depuis des siècles et la résurgence permanente
des intolérances, des discriminations, des exploitations inhumaines, ne
devraient-elles pas nous ramener un tant soit peu à plus de réalité. Il faut se
rendre à l'évidence, la fameuse pulsion de mort ancrée au coeur de l'homme
reste bien active, pour ne pas dire hyperactive, et la puissance de destruction
créée par les hommes et aujourd'hui à la disposition des hommes pourrait nous
amener à paraphraser Paul Valéry dans un avenir proche sur le thème : «Nous autres,
Planètes, savons désormais que nous sommes mortelles». Que cette
perspective soit réaliste ou non, il est alors d'autant plus nécessaire de
mettre tout en oeuvre pour éviter la perdition de l'homme. La vocation de la
Franc-Maçonnerie s'en trouve en fait d'autant plus renforcée, même si elle
prend un aspect singulièrement dramatique. L'autre aspect est
que la Franc-Maçonnerie oeuvre pour le long terme, et que la perspective de son
action ne doit pas systématiquement être comparée au rythme des événements
tels que nous les vivons, tout en se rappelant que rien n'est plus urgent que
le long terme. |
P070-6 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |