GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1988

La construction symbolique


La Franc-maçonnerie est un ordre initiatique traditionnel travaillant non pas à la gloire de ses membres, mais à celle du Grand Architecte de l'Uni­vers, symbole ouvert, librement interprétable par chacun de ses membres. En tenant un tel langage je ne fais que reprendre la lettre des Constitu­tions de la Grande Loge de France qui s'inspirent directement de celles de 1722 rédigées par le Pasteur Anderson avec l'aide du Pasteur Désaguliers. Mais tout cela est fort bien connu : la Franc-maçonnerie est un ordre ini­tiatique fondé sur la fraternité, travaillant au perfectionnement de l'Humanité. Cependant la nature de ce travail demeure quelque peu confuse aux yeux de certains.

En cela il n'a rien de bien étonnant puisque la démarche initiatique, itiné­raire ou plus précisément pérégrination personnelle implique un certain degré d'incommunicabilité que l'on a coutume d'appeler secret. Rien de surprenant donc, bien au contraire, mais pourtant dans l'ancienne Tradi­tion opérative, celle des constructeurs, des bâtisseurs de cathédrales, le résultat de ce travail préparé dans le secret des Loges se donnait et se donne toujours par delà les siècles dans la pleine manifestation de la beauté de l’œuvre accomplie. En effet, la cathédrale s'élance vers le ciel et rend visible à tous l'aspiration des hommes vers la Transcendance : la cathédrale est aux yeux des profanes la manifestation du travail des initiés.

Rendre manifeste dans et par l’œuvre le travail des hommes, le rendre manifeste dans toute la beauté de l'art constitue à nos yeux, sans doute le secret de l'Art Royal que ne partagent pourtant que les compagnons initiés. Ce travail n'est point repli frileux sur soi, il est préparation du champ des possibles, il est ce qui ouvre les sens et l'esprit dans leur correspondance à la vision des mondes possibles. Les oeuvres ainsi pensées et construites sont comme les traces mais aussi comme les promesses de ces mondes possibles.

Aujourd'hui, dit spéculatif, le Travail maçonnique ne rompt en rien avec cette vocation. Bien au contraire, il en explore l'une des possibilités ; celle de la construction de l'humanité. Si dans l'élaboration de l’œuvre et dans la manifestation de la cathédrale ces maçons dits opératifs tendaient à faire partager leur foi et leur fraternité à ceux qui ne pouvaient être que les contemplateurs de l’œuvre érigée, les maçons contemporains peut-être plus spéculatifs du moins en apparence s'efforcent de faire partager à ceux qui sont hors du temple, hors du temps sacré, leur foi en la fraternité universelle, et en l'harmonie nécessaire entre les hommes : leur travail est celui de l'humanisation. Notre vocation ressemble à celle du penseur tel que le philosophe Merleau-Ponty l'entrevoyait dans la fiction d'un dialo­gue avec des êtres-vivants d'outre planète : «La Terre, par exemple qui n'est pas en mouvement comme les corps objectifs mais pas davantage en repos puisqu'on ne voit pas à quoi elle serait clouée, sol ou souche comme de notre vie et de notre pensée, que nous pourrons bien déplacer ou repor­ter, quand nous habiterons d'autres planètes, mais c'est alors que nous aurons agrandi notre patrie. Comme la terre est par définition unique, tout sol que nous foulons en devient aussitôt une province, les êtres vivants, avec qui les fils de la Terre pourront communiquer deviendront du même coup des hommes».

Il en va de même pour notre tradition unique souche de notre pensée, mais en continuel mouvement, de telle sorte que les profanes qui prêtent oreille à cette démarche deviennent quelque peu initiés, du même coup, même s'il ne s'agit là que de premiers pas.

Certes notre horizon n'est peut-être pas aussi large que la fiction pensée par Merleau-Ponty. Mais notre travail consiste bien à faire en sorte que le travail des hommes soit un travail humain, c'est-à-dire un travail libre qui participe à l'humanisation de l'animal humain tout autant en son indivi­dualité qu'en sa citoyenneté. Si l’œuvre maçonnique continue aujourd'hui de rayonner à l'extérieur des Loges, c'est dans la construc­tion progressive de la cathédrale de l'humanité, dans un chantier toujours inachevé.

Nous approchons maintenant de la nature même du travail maçonnique, de cette obligation du Travail maçonnique prêtée sur les trois grandes lumières de la Franc-maçonnerie que sont conformément aux traditions de l'Ordre ; l'Equerre, le Compas et le Livre de la loi sacrée, ce livre étant la Bible à la Grande Loge de France. Il y a là deux outils de trait et de construction et un livre ouvert, un livre de la Loi sacrée en l'occurrence, répétons le, la Bible. Les outils de Traits et de construction reposent sur le Livre ouvert.

Le symbole est fort : il signifie que pour celui qui en sa pleine et entière autonomie, rejetant toute contrainte imposée de l'extérieur, s'oblige au respect de la loi morale naturelle, s'ouvre le vaste domaine de la construc­tion du monde comme monde plus humain. A l'oeuvre dans le travail maçonnique, la nature humaine humanise le monde dans un souci d'élé­vation.

Ce travail est un travail symbolique c'est-à-dire un Travail qui permet à l'homme de construire son image. La sociologie, l'histoire et les sciences humaines nous apprennent que les hommes se saisissent du monde grâce à la représentation qu'ils s'en forgent ; la démarche maçonnique quant à elle conduit à penser qu'aucune représentation du monde, qu'aucune image du monde ne sera opérative sans se pervertir en idéologie oppri­mante si auparavant l'homme en sa pleine liberté ne s'est pas doté d'une image de lui-même. Cette image ne peut qu'être construite que par un tra­vail sur soi-même, c'est-à-dire que par un travail spirituel libre qui comme travail sur soi ne peut se pervertir en un exercice de volonté de puissance, aliénant la liberté d'autrui. L'initiation c'est en quelque sorte un chemine­ment, une mise en route de cette image de l'homme spirituel et libre. Cette image n'est pas la simple élaboration du sur-moi des psychanalystes, elle est la désaliénation progressive de la pierre brute animale dans la pierre taillée humaine.

C'est d'ailleurs à cette recherche qu'est invité le lecteur du premier numéro des Cahiers de «Jean Scot Erigène», titre distinctif de la Loge de Recherche de la Grande Loge de France. Des esprits chagrins ou tout sim­plement peu avertis pourront s'étonner d'un tel titre distinctif pour une Loge maçonnique. Mais comme le dit l'un des plus pertinents participants à ce travail de recherche Jean Scot Erigène est dans la mémoire intellec­tuelle et spirituelle de l'Europe, un symbole d'équilibre entre la Raison et la Spiritualité, un exemple de pensée libre comme condition de la créati­vité. Mais cet équilibre de la Raison et de l'intuition en vue de la création par la pensée libre ne peut s'épanouir et ne produire tous ses fruits que dans un souci de méthode dans la recherche et que dans une volonté de traduire c'est-à-dire de transmettre. Nous trouvons là toute notre démar­che maçonnique du moins telle qu'elle est conçue et pratiquée à la Grande Loge de France. Cette démarche se veut traditionnelle pour accomplir le progrès sans blesser l'homme par des déracinements brutaux. Tout homme en effet, démuni de Traditions, privé de tout repère se sentirait perdu, désorienté et livré à une errance semblable à celle de l'Insensé du «Gai Savoir» de Nietzsche qui va par un monde sans transcendance, sans valeurs où le désert croît.

Là où les valeurs disparaissaient, là où aucune image de l'homme n'est plus possible parce que l'idée même de l'homme n'aurait plus cours dans un désert sans valeurs, là seul le fait, c'est-à-dire le fait du plus fort a force de loi. Là où faute de valeurs librement construites et choisies tout se vaut, rien n'a de valeur. Le travail dans sa recherche continuelle de valeurs qui ne se sclérosent pas en systèmes idéologiques, vise à permettre aux hommes de donner une image d'eux-mêmes, de se forger eux-mêmes une idée de l'homme qui ne soit pas idole mais symbole des possibles qui lui sont ouverts.

Tel est l'idéal qui anime le travail des Maçons de la Grande Loge de France qui s'y adonnent non pas à leur propre gloire mais à celle du Grand Architecte de l'Univers, symbole d'une transcendance ouverte qui permet de ne point désespérer du sens de la vie sans figer ce sens de cette vie dans des idéologies aliénantes. Aussi le travail maçonnique s'opère-t-il dans un esprit d'obligation prêtée sur l'Equerre, le Compas, outils de trait et de construction reposant sur le volume de la Loi Sacrée, la Bible, symbole d'exigence éthique. La Fraternité à laquelle appelle l'ordre maçonnique qu'est la Grande Loge de France n'est pas celle du repli sur soi des fraternités d'exclusion.

La vigilance sur ce point est d'autant plus nécessaire que les difficultés économiques, l'effondrement partiel ou total des doctrines systématiques qui servaient de référence, laissent ouvert le chemin pour les idéologies de la force et de l'exclusion. C'est pourquoi la Grande Loge de France refuse toute pseudo-philosophie et toute idéologie de l'exclusion puisqu'elle se définit comme un centre d'union des hommes en leur diversité.

Elle prône la fraternité mais une fraternité de recherche commune du sens, recherche qui est potentiellement au cœur de l'âme ou de l'esprit de tout homme et qu'il s'agit de développer. C'est pourquoi cette Fraternité volontaire se distingue des autres fraternités, aussi nécessaires et légitimes soient-elles mais qui peuvent égoïstement se refermer sur elles-mêmes en des fraternités d'exclusion comme il arrive malheureusement parfois aux fraternités de sang, de profession, d'armes ou même de nation quand elles se pervertissent. Cette fraternité c'est celle de la fraternité universelle qu'on entend dans les paroles du poète René Char :
«La quête d'un frère signifie presque toujours la recherche d'un être, notre égal, à qui nous désirons offrir des transcendances dont nous finis­sons à peine de dégauchir les signes».

Publié dans le PVI N° 70 - 3éme trimestre 1988  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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