GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1989 |
Le Franc-Maçon et l'Europe Cette tenue blanche
ouverte est organisée par la Respectable Loge «Jean- Théophile Désaguliers »
qui a le numéro 972 dans la matricule générale de la Grande Loge de France. Il
s'agit d'une Loge relativement jeune puisqu'elle a été créée en 1984, voici à
peine cinq ans, mais qui porte un nom illustre et cher à nos cœurs de Maçons
pratiquant le Rite Ecossais Ancien et Accepté, ardents et zélés conservateurs
et continuateurs de la plus authentique et de la plus pure Tradition
maçonnique. Si la Loge accède
tout juste à l'âge de la maîtrise, les Maîtres qui la constituent sont des
ouvriers confirmés, travaillant dans l'harmonie avec force et sagesse, sachant
concilier et allier le travail symbolique et initiatique en Loge, qui permet à
chacun de se connaître soi-même, de dégrossir sa pierre brute et de se dépasser
en allant dans les profondeurs de sa sensibilité et de son intelligence, avec
l'engagement individuel qu'appelle une action d'homme responsable dans la vie
civile et sociale, pratiquant et honorant ainsi la règle de notre Ordre qui
nous engage à poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le temple. Ainsi, est-ce pour
moi, je tiens à le préciser, une vraie joie et un grand honneur d'avoir reçu
leur concours pour la mise en oeuvre de cette conférence qui se trouve ainsi
placée sous le patronage de Jean-Théophile Désaguliers... Je remercie le
Vénérable Maître qui préside aujourd'hui et tous les Officiers qui l'assistent
de leur précieuse collaboration agissante et je les assure de ma fraternelle
reconnaissance. Ce Jean-Théophile
Désaguliers, que la Loge a pris pour parrain et que peu de gens connaissent
aujourd'hui, même parmi les Francs-Maçons, mérite de retenir quelques instants
notre attention, sans pour cela que je sorte du sujet que j'ai retenu pour
cette conférence. Je dirai même, au contraire, qu'il en établit l'exacte
mesure, celle que, avec le compas, tout Maçon saurait saisir tant il est
représentatif de ces hommes qui, dans le premier tiers du XVIIIe siècle ont, en
portant leur regard au-dessus du clocher de leur village vers l'horizon sans
fin, initié cette pensée d'une civilisation universelle qui caractérise
l'esprit européen et au sujet de laquelle Paul Hazard, dans son ouvrage «La
crise de la conscience européenne, 1680/1715», a pu écrire qu'elle était «une
pensée qui ne se contente jamais... Sans pitié pour elle-même, elle ne cesse
jamais de poursuivre deux quêtes : l'une vers le bonheur, l'autre, qui lui est
indispensable encore, et plus chère, vers la vérité. A peine a-t-elle trouvé un
état qui veuille répondre à cette double exigence, elle s'aperçoit, elle sait
qu'elle ne tient encore, d'une prise incertaine, que le provisoire, que le
relatif ; et elle recommence la recherche désespérée qui fait sa gloire et son tourment.
Une pensée qui, ainsi, définit, détermine une véritable conscience européenne». Cet homme, en une
époque où le Royaume de France et le Royaume Uni de Grande-Bretagne poursuivent
une intense compétition d'hégémonie tant à l'égard des idées que des hommes,
voire des peuples, possède une identité culturelle que l'on peut qualifier de
métisse, qui cultive sans doute en lui le sens de l'universel, lequel se
limitait alors à l'espace européen. En effet, son père,
issu d'une famille de l'Aunis, était pasteur de l'Eglise réformée d'Aytré, près
de La Rochelle, lorsque Jean-Théophile naquit en 1683. Il quitta la France au
lendemain de la révocation de l'Edit de Nantes (1685) alors que l'enfant était
encore un nourrisson. La famille s'installa d'abord à Guernesey, puis à Londres
en 1694, où le père continua à exercer son ministère dans une chapelle
affectée aux huguenots, puis prit en charge la direction d'une école. Instruit
et éduqué par son père jusqu'à l'âge de seize ans, Jean-Théophile Désaguliers
fréquenta ensuite les collèges anglais : Sutton Coldfried à Warwick et
Christchurch à Oxford où il devint bachelier es arts en 1709, reçut le diaconat
de l'Eglise anglicane en 1710 et la maîtrise des arts en 1712. Parfaitement
intégré dans l'intelligentsia londonienne qui a alors l'ambition d'éclairer
les hommes et de construire une civilisation universelle, Jean-Théophile
Désaguliers donne des conférences de philosophie naturelle dont le succès lui
ouvre l'accès à la prestigieuse Société Royale où il est successivement
auditeur, puis démonstrateur et enfin curateur. En 1714, il reçoit le diplôme
de docteur en droit ; puis en 1717, il est ordonné prêtre de l'Eglise anglicane
au sein de laquelle il devient recteur de Whitchurch à Londres. Mais,
Jean-Théophile Désaguliers est plus un homme de science qu'un théologien ou un
pasteur. Il appartient à cette élite intellectuelle pour laquelle tout paraît
possible à l'homme par la connaissance scientifique et par la maîtrise des
techniques. Il suit en cela la voie de ses maîtres et modèles : Galilée et
Newton pour qui «la tradition est faite pour la dépasser». Sa réputation,
comme homme de science, fut importante bien qu'il n'inventa rien ni ne créa pas
de nouvelles théories. Il fut, par contre, un exceptionnel vulgarisateur et
conférencier qui sut faire connaître les travaux de Newton et les rendit
accessibles à un large public. Il écrivit de nombreux articles et obtint même,
pour un mémoire sur l'électricité, un prix de l'Académie de Bordeaux. Au-delà de cet
engagement dans le mouvement qui instruit le mythe du progrès et
construit la
science expérimentale — phénomène
fondamentalement européen — il est
imprégné
de cet esprit européen naissant en ce début du XVIIIe
siècle qui marque la
rupture avec les périodes antérieures au cours desquelles
la société humaine
était essentiellement basée sur la foi qui est immanente
à l'homme alors
qu'elle va désormais trouver son fondement principalement dans
la loi qui est
d'essence humaine. Paul Hazard ne
manque pas d'ajouter, pour caractériser plus précisément ce nouvel esprit que
l'on peut qualifier d'européen : «Qu'à une civilisation fondée sur l'idée
de devoir, les devoirs envers Dieu, les devoirs envers le Prince, se substitue,
au moins dans la théorie des philosophes d'alors, une civilisation fondée sur
l'idée du droit, les droits de la conscience individuelle, les droits de la
critique, les droits de la raison, les droits de l'homme et du citoyen ». Cette idée
d'individualité associée à celle de libre arbitre est au centre même du
mouvement des idées qui fonde l'européanité même si, en Europe, elle demeure
parfois contestée et souvent combattue, voire dévoyée, et elle se retrouve dans
la démarche des hommes qui, avec Jean- Théophile Désaguliers, constituèrent la
Grande Loge Unie de Londres en 1717, établirent et
diffusèrent les Constitutions de 1723 que nous nommons « Constitutions
d'Anderson» et initièrent la Franc-Maçonnerie moderne qui se répandit
rapidement en Europe et se trouva, dès 1750, représentée dans pratiquement tous
les Etats, la Russie de Pierre le Grand comprise. Il me paraît utile,
pour terminer cette introduction en forme d'hommage à
Jean-Théophile
Désaguliers, d'associer à son nom ceux de quelques
européens et «
universalistes » qui l'accompagnèrent dans la construction
de la
Franc-Maçonnerie moderne. A l'exception du pasteur James
Anderson, qui tint la
plume pour rédiger les Constitutions qui devinrent la charte de
la
Franc-Maçonnerie spirituelle traditionnelle et fixèrent
les landmarks, les
règles auxquelles nous faisons toujours référence,
ces noms sont quelque peu
tombés dans l'oubli. Ils méritent bien d'être
rappelés à nos mémoires : Antony
Seyer, George Payne, le duc de Montaigu, auquel sont
dédicacées les
Constitutions, et Philip duc de Wharton, Grand Maître de la
Grande Loge
d'Angleterre en 1723 et des Loges du Royaume de France en 1735 ; tous
étaient
pénétrés de ces idées qui constituent
« la conscience européenne » et qui vont
progressivement fonder un nouvel état du droit et des relations
sociales ainsi
qu'une nouvelle organisation des systèmes de gouvernement. Notre référence à
Jean-Théophile et à ses compagnons, adeptes de l'ancienne confrérie, n'est donc
pas sans rapport avec le thème choisi. Nous aurons l'occasion de le vérifier à
chaque instant de notre réflexion sur le Franc-Maçon et l'Europe. D'ores et
déjà, ils nous apparaissent comme les fondateurs, avec d'autres, sans doute
plus illustres, de cet esprit européen qui part à la conquête de l'univers,
réussit dans beaucoup de domaines et échoua dans les divisions, les disputes et
les luttes intestines d'une Europe informelle et informulée ; cette Europe
qui, pour reprendre l'expression de Paul Hazard, « recommence toujours la
recherche désespérée qui fait sa gloire et son tourment ». * * * Parler de l'Europe,
est-ce un sujet pour le Grand Maître de la Grande Loge de France ? La question mérite
une réponse... car elle est posée. Dans notre
Obédience, le Grand Maître n'a pas qualité pour dicter la loi, pour tracer la
pensée, pour fixer la règle. Il n'est pas là pour prêcher, non plus pour
ordonner ce qu'il convient de penser, de dire ou de faire. Son rôle est
d'assurer la présence de notre communauté, de fortifier son unité, de faire
respecter et de rappeler les règles qui président à nos rites, de rendre
vivants et opératifs nos symboles et d'exprimer notre tradition spirituelle
dans le plus total respect d'une stricte neutralité politique et religieuse qui
est seule garante de l'harmonie collective eu égard à la diversité des
engagements moraux et civils des 18 000 membres qui composent les Loges de
l'Obédience. Mon prédécesseur,
Jean Verdun, observait justement, lors de sa conférence de Mars 1987, ici
même, alors que lui-même abordait un sujet tout aussi profond, «Le Franc-Maçon
et la politique », et autrement chargé de dynamite, qu'un tel thème n'était pas
un propos pour le Grand Maître auquel il appartient de poursuivre le travail de
ses prédécesseurs, c'est-à- dire la réflexion sur le caractère initiatique de
l'Ordre et non point de descendre, d'une manière ou d'une autre, au niveau de
ce qui nous tire vers le bas, c'est-à-dire essentiellement dans le cercle clos
du temps présent et des agitations quelque peu stériles qui s'y manifestent. J'aurais pu ainsi
développer aujourd'hui le thème « Franc-Maçonnerie, Ordre initiatique et
traditionnel » qui constitue la conférence que je fais lorsque je suis
sollicité pour une manifestation en province ou devant un cercle profane et que
je viens de présenter à deux reprises au cours de mon récent séjour dans le
merveilleux département de La Réunion. Il m'a paru
qu'après les deux excellentes conférences du passé Grand Maître Henri
Tort-Nouguès, ici même, les 17 mars 1984 et 16 mars 1985, l'une intitulée «
Règles et Principes de la Franc-Maçonnerie traditionnelle» et l'autre «Le
Temple maçonnique, symbolisme et tradition », l'heure n'était pas venue de
reprendre les mêmes thèmes alors même que nombre d'entre vous aviez assisté à
ces conférences et que je ne saurais donner à mes propos le même éclat et la même
intensité qu'ont revêtus les siens. Aussi, sans aucune
volonté de rupture, bien évidemment, et avec le seul souci de nous inviter à
penser l'Europe avec les outils fondamentaux que la Franc-Maçonnerie
traditionnelle nous donne, j'ai choisi de vous parler du Franc-Maçon et de
l'Europe. Plusieurs raisons
m'ont incité à le faire. Je voudrais les évoquer successivement : Faire l'Europe...
Réussir l'Europe... Changer l'Europe... Il est beaucoup question de l'Europe
ces temps-ci, avec une date, désignée alternativement et successivement comme
un crépuscule et comme une aurore, la fin d'une période, le commencement d'une
nouvelle ère. De quelle Europe
s'agit-il ? Qu'est-ce que l'Europe ? Peut-on parler d'Europe ? L'Europe
existe-t-elle ? Et l'Europe maçonnique ? Depuis un an, j'ai
eu l'occasion de faire de nombreux déplacements dans différentes villes de
France, petites, moyennes et grandes. Après nos cérémonies, de nombreux Frères
sont venus m'interroger au sujet de l'Europe, les mêmes questions revenant
toujours. J'ai pu, dans des
Orients aussi différents que ceux de Nice, Marseille, Toulon, Hyères, Besançon,
Châlon-sur-Saône, Vienne, Biarritz, Auch, Agen, Lille, Le Touquet, Bordeaux,
Brive, Nancy et Metz, me rendre compte que la question de l'Europe occupe,
voire préoccupe, les esprits. Partout, il est beaucoup question de l'Europe ;
il est de plus en plus question de l'Europe ; l'Europe est une question. Et puis, lorsque la
conversation a pris corps, que l'on a abondamment tourné et retourné la question,
exprimé en quoi l'Europe s'inscrit et se construit dans le sens que l'on donne
ou souhaite donner à la modernité, en quoi aussi la modernité se manifeste dans
le sens que l'on donne ou souhaite donner à l'Europe, dans la finalité même que
l'on donne ou souhaite donner à une communauté européenne, tombe
immanquablement l'interpellation ultime : que fait-on pour réaliser l'Europe
maçonnique, la communauté des Maçons de l'Europe, cette communauté dont Jean-
Théophile Désaguliers, Anderson, Sayer, Montaigu et Wharton avaient conçu et
commencé l'établissement ? Je retrouve aussi
les rêves éveillés du jeune enfant que j'étais en 1938, alors qu'Hitler venait
d'annexer l'Autriche et se préparait à disloquer la Tchécoslovaquie
avant de dépecer la Pologne. Le soir, je tournais les pages d'un atlas
historique que mes parents m'avaient offert en début d'année, connaissant mon
vif intérêt pour la géographie et l'histoire, et qui me représentait l'Europe
depuis l'empire romain de Trajan et d'Hadrien au deuxième siècle. Je m'arrêtais
toujours sur les cartes d'avant 1914 et celles d'après 1920 et je ne me lassais
pas d'être stupéfait par ce Traité de Versailles de Juin 1919 auquel mon père
attribuait tous nos malheurs présents et futurs qui, pour satisfaire à un certain
principe des nationalités, avait fait en Europe une mosaïque d'États, chacun
jaloux de son indépendance et envieux de celle des autres. Et, quand je
rapprochais la carte de notre Europe ainsi divisée et dispersée à celles des
grands Etats, l'Union Soviétique eurasienne, la Chine, l'Inde, l'Australie, les
Etats-Unis d'Amérique, je m'imaginais dans un monde lilliputien et
j'entrevoyais un jour, encore lointain mais inévitable, où ce monde serait
englouti par l'un ou l'autre des colosses d'alentour et j'avais à la fois honte
et peur que ce jour survint avant ma propre mort. Alors, je bâtissais une
Europe à ma convenance, une Europe unie, une communauté européenne. Les sentiments
intenses que l'on ressent dans l'enfance laissent toujours des traces, même si
les choses de la vie, les expériences émoussent les passions et les changent
en raison. Et, cette Europe il me semble qu'il ne suffit pas de la rêver, de
la penser, il faut en parler et la faire, avec les outils que nous avons acquis
et que nous savons utiliser, ceux que nous ont permis d'acquérir et que nous
ont appris à manier nos rites et nos symboles. Or, est-ce
significatif ou simplement circonstanciel, la Grande Loge de France ne s'est en
fait pas exprimée sur ce sujet ces quarante dernières années. En recherchant
dans nos annales, j'ai seulement retrouvé le thème de l'Europe évoqué dans
l'une des questions proposées à la réflexion des Loges de l'Obédience en 1965.
1965... je ne sais *si vous vous rendez compte, cela fait un quart de siècle. Et pourtant, la
notice du Conseil Fédéral accompagnant la question demeure tout à fait
actuelle. Jugez-en plutôt : «Vaille que
vaille, malgré la diversité des régimes qui l'ont jusqu'alors dirigée, malgré
les deux systèmes économiques qui la coupent en deux blocs adverses, malgré les
religions et les courants philosophiques qui n'ont cessé de s'opposer au cours
des siècles derniers, malgré aussi les particularismes, si différents les uns
des autres, dus à la position géographique de certaines nations, malgré tout cela,
l'Europe est en train de se faire. L'évolution
économique renverse les frontières, les niveaux de vie nationaux
s'harmonisent, les régimes se rapprochent, les systèmes s'interpénètrent, les
religions cessent de s'excommunier. L'Europe est
animée d'un mouvement d'unification irréversible. Mais à quel prix ? Et dans
quel but ? L'homme en est-il réellement l'enjeu ? L'homme en tant qu'être
pensant, intelligent, qui ne peut admettre et faire que ce qu'il comprend. » Mon propos ne peut
être une réponse à toutes les interrogations que suggère l'Europe. Je n'ai
d'ailleurs pas qualité pour donner la réponse. Mais je souhaite que mon
évocation soit une invitation pour tous à réfléchir, à comprendre, à concevoir
et à agir. Tel est le sens que
je donne à ma conférence. J'en ai déjà effleuré le contenu ; je voudrais
l'approfondir en abordant successivement : le concept d'Europe, la construction
européenne et, enfin, la Maçonnerie européenne. * * * Le concept d'EuropeDepuis que le
concept d'Europe existe, on peut dire qu'il est chargé d'idées et de passions.
Ce sont ces idées et ces passions, conscientes et inconscientes, qu'il nous
faut à la fois connaître, comprendre et dépasser. Et il me paraît que
l'on ne peut pas penser l'Europe d'aujourd'hui, construire l'Europe de demain,
dont on dit couramment qu'elle est en marche, sans, ne serait-ce qu'au niveau
de quelques indications rapides et qui demanderaient à être développées — mais
il nous faudrait alors écrire un livre — rappeler combien, dans nos mémoires, individuelles
et collectives, dans nos fantasmes à la fois réducteurs et dominateurs, le
concept d'Europe constitue à la fois un mythe et un symbole. Le mythe d'abord.
Lorsque le mot « Europe » apparaît au septième siècle avant notre ère, en
Grèce, pour désigner des terres continentales qui n'appartiennent ni au monde
hellène ni au monde méditerranéen, il s'agit de nommer un territoire inconnu,
impénétrable et hostile, habité par des barbares, qui s'étend au-delà du
Danube. Pourquoi «Europe »
? Le nom fait référence à la fille d'un roi de Phénicie qui fut, dit-on,
enlevée par Jupiter et transportée à l'ouest, loin du regard jaloux de Junon. Les Grecs, en ce
temps-là, comme les autres peuples des rives méditerranéennes, tournent le dos
au continent qu'ils ne connaissent pas, dont ils ont peur mais qui hante leur
esprit à l'imagination fertile et débordante. Europe, la naïve
enfant du roi Agénor, jouait avec ses compagnes au bord de la mer lorsque
Jupiter l'aperçut et s'enflamma pour elle d'une violente et irréversible
passion. Ayant pris l'apparence d'un taureau, le Dieu se laissa apprivoiser par
la belle ingénue qui s'enhardit jusqu'à s'asseoir sur le dos de l'animal.
Alors, celui-ci changea d'attitude, quitta le rivage et entraîna sa captive
dans un pays étrange où, hors d'atteinte et à l'abri des yeux indiscrets, il
put apparaître à Europe dans l'éclat de sa splendeur et la séduire. Il est des contes
qui sont prémonitoires... Toute l'histoire de l'Europe est inscrite dans
celui-ci, le jeu sans cesse renouvelé de la passion qui nait de l'attrait
qu'elle exerce et les sources méditerranéennes qui féconderont son esprit de
leur sève dialectique, imaginative, pratique et déroutante. N'oublions pas,
aussi, que le mot «Europe » signifie l'ouest, l'occident... là où le soleil
disparaît chaque soir. Ce sens du mot «Europe » fait pour nous, Francs-Maçons,
référence au symbolisme de la lumière qui est fondamental dans notre rite. Cependant, cette
identification symbolique n'est pas de nature à nous aider à démêler notre confusion
intime, intellectuelle et idéologique entre l'Europe l'ouest et l'occident dont
on ne sait qui est le tout et qui est la partie, qui est le centre et qui est
la périphérie, qui est la matrice et qui est le fruit. C'est qu'en fait,
l'Europe n'est ni une réalité géographique, ni une réalité historique et l'on
cherchera vainement quand et où l'Europe a-t-elle pu exister bien qu'on en ait
toujours parlé. Tel est bien son caractère mythique. Au premier abord,
l'Europe paraît être une entité géographique extrêmement bien définie
puisqu'elle est délimitée aux trois quarts par des côtes maritimes. Mais, elle
n'a qu'une limite arbitraire à l'est : où commence l'Asie et où finit l'Europe
? Paul Valéry note très justement, dans sa deuxième lettre de «La crise de
l'esprit», en dépassant tout à fait la seule préoccupation géographique :
«L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire un petit cap
du continent asiatique ? ». Eh oui... L'Europe
n'a pas de frontière géographique à l'est et l'Asie a toujours déferlé sur
l'Europe : les Celtes, les Huns, les Tartares, les Ottomans... venaient de cet
immense continent. Aujourd'hui,
quelles bornes peut-on donner à l'Europe ? A l'est, le mur de Berlin ? La
Vistule ? L'Oural ? Et à l'ouest, l'Atlantique ? Ou doit-on la confondre avec
l'occident qui comprend les terres américaines européanisées, anglo-saxonnes
et latines ? L'histoire n'a pu,
non plus, faire de l'Europe une entité et réaliser son unité. Ce ne sont
cependant pas les principes unificateurs et les entreprises d'unification qui
ont manqué. Mais, ainsi que l'observe Edgar Morin dans son récent essai «Penser
l'Europe» : «A l'origine de l'Europe, il n'y a pas de principe fondateur
original ». Le principe grec et le principe romain sont nés de sa périphérie,
le principe chrétien vient d'Asie. Quant aux «fédérateurs », entre guillemets,
faut-il le préciser, aucun ne fut animé par ce qui peut ressembler à l'idée que
nous nous faisons de l'Europe. Clovis, Charlemagne, Charles Quint, Louis XIV
établissent leur famille et leurs féaux. Ils ne pensent qu'à leur patrimoine.
Napoléon ambitionne une plus grande France et Hitler rêve d'une grande
Allemagne. Il n'y a pas
d'Europe dans ces ambitions, ces brigandages et ces fantaisies dévastatrices
et, pourtant, l'Europe est chaque fois en question. Lorsque Charlemagne est
sacré empereur en 800, il est nommé «chef vénérable de l'Europe », «père de
l'Europe ». En 843, peu après sa mort, le Traité de Verdun partage son empire
comme un patrimoine de boutiquier entre ses fils. Tel est le mythe
que l'Europe se donne à elle-même, que nous lui donnons et que nous vivons, un
mythe qui ne peut se renouveler et se répandre, un mythe qui ne peut perdurer
que parce qu'au-delà de la géographie, au- delà de l'histoire, l'Europe
constitue une civilisation originale, produite par la confluence, le
pétrissage, l'amalgame et la fusion dans leurs différences comme dans leurs
complémentarités et leurs convergences des idées et des cultures juives,
chrétiennes, grecques et latines, assimilées, fortifiées et métamorphosées par
ces barbares du temps d'Hérodote et toute cette alchimie des
peuples, sans cesse renouvelée qui depuis lors sont venus de l'est et du nord
et se sont établis dans les territoires de l'Europe, se fondant avec ceux
qu'ils trouvèrent installés. Cette civilisation
originale s'exprime dans le symbole d'une pensée plurielle, c'est-à-dire d'une
pensée et d'une action prenant en compte les recherches et les initiatives
concurrentes ou antagonistes, sachant lier ce qui est opposé et opposer ce qui
est lié, la thèse et l'antithèse, la foi et la raison, l'intuition et la
science, l'existence et la conscience, l'immanence et la transcendance, le
momentané et le permanent, le particulier et le général, l'individuel et
l'universel, la tradition et le progrès, la théorie et la pratique, la liberté
et la solidarité... Cette civilisation
qui constitue le dénominateur culturel des peuples et nations d'Europe, quels
que soient les divisions, les conflits, les ruptures, les cassures, les
schismes, les morcellements qu'ils connurent, est marqué par la spiritualité,
l'humanisme, la rationalité, la démocratie, c'est-à-dire par des vertus ou par
des valeurs que nous ne retrouvons nulle part ailleurs aussi fortement
exprimées et aussi spécialement unies. Certes,
Jean-Baptiste Duroselle n'a pas tout à fait tort lorsqu'il écrit : «Quand on
me dit que l'Europe est le pays du droit, je songe à l'arbitraire ; qu'elle
est le pays de la dignité humaine, je pense au racisme ; qu'elle est celui de
la raison, je pense à la rêverie romantique. Et je trouve la justice en
Pennsylvanie, la dignité humaine chez les nationalistes arabes, la raison
partout dans l'univers, s'il est vrai, comme le dit Descartes, que le bon sens
est la chose au monde la mieux partagée ». Mais, nulle part en
dehors de l'Europe n'est née, s'est exprimée et est devenue action une pensée
plurielle, fondement d'une société pluraliste qui ne peut se survivre qu'au
prix de la libre conscience de chacun et de la tolérance envers l'autre, deux
vertus cardinales de cet esprit européen que j'ai évoqué en rappelant le
parcours de Jean-Théophile Désaguliers et qui constituent les symboles du
modèle européen, modèle auquel nous pouvons faire référence pour donner un
sens et un contenu au concept Europe, géographiquement imprécis et
historiquement incertain. D'aucuns auraient
parlé d'un ordre européen ; mais, outre que ce terme
n'eût pas manqué d'une
ambiguïté trouble et détestable, je
préfère le sens de modèle qui suggère une
image,
une incitation et révèle une valeur de symbole, alors que
le sens d'ordre pose
une exigence. Ce modèle européen, modèle
d'humanité, modèle de société,
modèle
de culture, totalise, dans la diversité et parfois la
contradiction de leurs
éléments, un art d'agir, un art d'être et un art de
vivre. L'art d'agir
européen compose un modèle d'action dont les quelques éléments majeurs — il en
existe d'autres — sont l'importance donnée à la nature, aspect matériel de la
création, la croyance dans le progrès grâce au développement des sciences et
des techniques, l'esprit d'aventure, de conception et de conquête, enfin le
rêve hégémonique. Le modèle européen
ne conçoit pas le monde hors de ses aspects matériels qui constituent la divine
nature. Certains vont même jusqu'à imaginer un univers seulement matériel, un
univers dont la vérité profonde appartient à la matière, fondant ainsi la
théorie matérialiste, le matérialisme dont nous savons les développements qu'il
a eus et qu'il conserve dans les courants de pensée européens. A ce sens de
l'ordre matériel du monde, le modèle européen associe la croyance dans le
progrès. Ah ! le progrès qui faisait dire à Fontenelle : «Toutes les sciences
et tous les arts dont le progrès était presque complètement arrêté depuis deux
siècles, ont repris, dans celui-ci, de nouvelles forces ». Il ouvre à l'homme
des perspectives sans fin sur l'avenir qui, au lieu de contredire le présent le
complètent et l'embellissent en lui offrant un vaste champ de connaissances
propres à son usage et à son avantage, accroissant l'ensemble des choses
utiles, des commodités et des richesses, rejetant dans les mythes archaïques,
donc dans les ténèbres, le champ lointain de l'âge d'or et incertain de
l'éternité pour tendre, à la portée de la main, un paradis terrestre au sein
duquel apparaissent, dans un curieux mélange, mais avec une force d'attraction
inépuisable, les nouvelles énergies, le choix de la vie, la libération du
corps, le recul de la mort... un autre sens du bonheur. La croyance au
progrès ne serait qu'une vaine utopie si elle ne se trouvait associée à
l'esprit de conception, d'aventure et de conquête qui caractérise le modèle
européen. Au niveau de ses élites intellectuelles, culturelles et
scientifiques, quel continent ou partie de continent peut présenter une liste
aussi prestigieuse de fondateurs dans les domaines de la pensée et des sciences
? Abélard, Albert le Grand, Bacon, Copernic, Maître Eckhart, Erasme, Gutenberg,
Luther, Paracelse, Léonard de Vinci, Giordano Bruno, Calvin, Descartes,
Galilée, Kepler, Ambroise Paré, Huygens, Leibniz, Newton, Denis Papin, Réaumur,
d'Alembert, Ampère, Arago, Buffon, Carnot, Condorcet, Cuvier, Diderot, Euler,
Champollion, Lagrange, Lamarck, Linné, Monge, Noepce, Becquerel, Berthelot,
Bohr, Branly, Broglie, Cantor, Charcot, Claude Darwin, Einstein, Fleming,
Freud, Jung, Marx, Mendeleïev, Plank, Goethe, Hegel, Kant, Lessing,
Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza, Rabelais, Montaigne, Dante, Montesquieu,
Pascal, Voltaire, Rousseau, Diderot. Ce modèle aboutit
enfin au rêve d'hégémonie qui pousse les Européens à exporter leur savoir-faire
et leurs forces vitales. Dans ce même siècle
qui vit, en 1453, les Turcs ottomans investir et réduire Byzance, dernier
symbole d'un monde gréco-latin qui avait maintenu une civilisation centrée sur
la Méditerranée, le monde antique, et, en 1492, un juif génois au service de
ses majestés très catholiques des Royaumes d'Aragon et de Castille, nommé
Christophe Colomb, aborder avec ses caravelles des terres inconnues qui
deviendront bientôt l'Amérique, un nouveau monde s'établit et ce nouveau monde,
le monde des temps modernes, est celui de l'Europe, une Europe sure
d'elle-même, conquérante, destructrice, dévastatrice, aliénante,
colonisatrice, apportant la civilisation, son modèle, à la pointe de ses sabres
et au bout des cordes suspendues à ses potences, une Europe qui investit
l'Amérique, l'Asie, l'Océanie, l'Afrique, une Europe qui va cependant échouer
dans son ambition d'unifier l'univers car elle-même est profondément divisée et
elle s'use dans ses querelles de famille et ses terribles luttes intestines. L'art d'agir
européen ne manque pas de conditionner un art d'être qui est un modèle d'homme.
Serait-ce l'honnête homme qui fut le type du XVIIe siècle ? Celui-là était trop
aristocratique, le nôtre est plus proche de l'homme-citoyen. Comment le
caractériser des quelques traits qui feront qu'il est spécifiquement européen,
même si certains de ces traits peuvent se retrouver ailleurs ? D'abord, il est
animé par une insatiable curiosité et par le goût de l'effort. Il ne cède pas à
la fatalité et cherche à se conduire suivant son libre arbitre. Il a une
conception de la morale fondée sur la conscience et sur la relativité,
recourant à la raison et à l'utilité sociale pour en choisir une de préférence
aux autres. Il a l'obsession du bonheur, un bonheur qui doit exister sur la
terre et qui justifie qu'il lutte contre tout ce qui empêche les hommes d'être
heureux dans ce monde : la superstition, la guerre, la dictature, la pauvreté,
le fanatisme, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'injustice. S'il cède
parfois à la passion, si l'illusion peut l'habiter et l'animer, il n'en reste
pas moins que la raison l'emporte généralement en lui, parfois après bien des
déchirements et des débordements tragiques et, s'il est mystique, son
mysticisme est consubstantiel à sa raison. Enfin, il y a
toujours dans ce modèle d'homme une recherche de l'ordre dans la loi et dans le
droit, ouverture d'un modèle de société qui forme l'art de vivre de l'Europe. Ce modèle de
société se particularise en fait par la capacité de résistance aux hégémonies
qu'il manifeste, résistance qui ne va pas sans détours ni rebuffades, mais
résistance qui ramène toujours à l'essence même de ce qui, me semble-t-il,
constitue la pensée européenne : la liberté individuelle, laquelle s'exerce
par la libre conscience et son corollaire indissociable, la tolérance. Bien
que disputes, injures, inquisitions, manipulations, persécutions et guerres
jalonnent l'histoire des peuples européens, toujours, dans les périodes les
plus dures, les plus sombres, les plus tragiques, subsistèrent des parcelles
de lumière qui devinrent des buissons ardents : c'est la domination catholique
brisée sur le récif de la Réforme contestant sa prétention à la vérité universelle ; ce sont les ambitions
napoléoniennes et les rêves démoniaques d'Hitler cédant finalement devant la
pugnacité tranquille d'une Angleterre ayant su mobiliser « les forces de la
liberté» ; c'est le communisme totalitaire et réducteur qui, germé dans la
pensée européenne, conçu et théorisé par les plus purs esprits européens, ne
put se réaliser durablement qu'en la partie orientale de l'Europe, à peine
libérée du servage et déjà prête pour un nouvel esclavage. On peut croire
qu'il ne pourra résister encore longtemps, dans un système clos, au grand
souffle de liberté que l'Europe entretient et active. Cet art de vivre
européen c'est aussi, en contrepoint, le sens de l'universel. Il ne s'agit pas
de chercher, ainsi que le note Edgar Morin, «son art de vivre dans les autres
cultures, mais de reconnaître toutes les cultures du monde, y compris les
cultures archaïques et les cultures mortes ». C'est une vertu de l'Europe que
d'avoir su et pu percevoir, même si cela fut fait souvent maladroitement et
parfois étrangement, les arts de vivre des autres civilisations, s'efforçant de
les faire coexister dans ses propres systèmes, générant et pratiquant cette
société plurielle qui constitue la base même de l'art de vivre européen, le
modèle européen de société, au sein duquel se réalise un pluralisme à la fois
racial, culturel et social. Mais, cette société
plurielle a conduit à la naissance d'un modèle de gouvernement, d'un système
d'Etat, tout à fait européen d'essence, l'Etat démocratique et laïc dont les
principes sont la séparation et l'équilibre des pouvoirs ainsi que la
séparation entre ce qui appartient à l'ordre spirituel et ce qui ressort de
l'ordre temporal et matériel, donnant ainsi à l'individu la faculté
existentielle d'être un citoyen autonome et libre. La liberté ne peut
cependant lui être reconnue que si lui-même respecte la liberté des autres,
l'exercice des libertés n'ayant pas d'autres limites que celles que fixe la
loi, elle-même subordonnée aux principes fondamentaux qui ont été scellés dans
la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme dont nous avons honoré tout
récemment le 40ème anniversaire. Je puis, me
semble-t-il, dorénavant, formaliser ce modèle européen dont la réalité
m'apparaissait bien évanescente, en associant le mythe et le symbole qui le
conceptualisent et en les dépassant. Je le conçois, en définitive, comme le
modèle à nul autre ressemblant, ou, selon l'aphorisme de Protagoras, «l'homme
est la mesure de toutes choses », en évitant, bien sûr, d'entendre ce propos
selon l'exégèse de Platon mais en lui donnant son sens littéral. * * * Aujourd'hui
l'Europe Mais l'Europe qui
nous occupe... l'Europe qui nous préoccupe... l'Europe qui est l'objet de notre
attention, de notre intérêt et de notre inquiétude, l'Europe que nous appelons
de toutes nos forces et l'Europe que nous rejetons tout aussi vigoureusement,
l'Europe de nos peurs et l'Europe de nos espérances, l'Europe de nos fantasmes
et l'Europe de nos illusions, cette Europe que nous inscrivons dans un cercle de
douze étoiles, chiffre sacré, mais aussi dans une échéance, celle du ler
janvier 1993, en quoi est-elle concernée par ce modèle européen ? En quoi
est-elle fécondée par cette pensée européenne ? Même si elle est une idée de
l'Europe, est-elle encore 1"Europe ? Si nous voulons
bien réfléchir et ne pas nous laisser abuser par les apparences, si nous
voulons croire et espérer que cette échéance n'est en fait qu'un commencement,
une autre étape de l'aventure européenne, alors notre modèle, mythe ou symbole,
peut prendre tout son sens et nous conduire vers l'Europe. La construction
européenne a maintenant plus de quarante ans. C'est une création qui se fait
jour après jour, en continu, à petits pas, sans un grand souffle, hormis celui
mythique et symbolique du modèle européen, de l'art de vivre européen. Assez
paradoxalement, il aura fallu les deux derniers grands conflits européens,
celui de 1914-1918 et celui de 1939-1945, pour qu'une Europe dévastée,
exsangue, pense à nouveau à l'Europe. L'Europe est alors,
plus que jamais, divisée ; son orient est écrasé sous la chape de plomb
soviétique et son occident dérive vers les cieux américains. La primauté des
nations européennes appartient désormais à l'histoire qui enterre les
civilisations et la décolonisation s'accélère, ramenant l'Europe dans ses
terres réduites à la portion congrue. L'ombre de l'Allemagne nazie plane
encore sur l'Europe. Nul ne peut dire si l'hitlérisme, le pangermanisme,
l'impérialisme sont définitivement extirpés de l'homme malade qui est
l'Allemagne. Le communisme, tout
aussi totalitaire et exterminateur, se fait terriblement menaçant. L'heure n'est pas à
concevoir un empire, c'est celle du repli, de la fragilité. Le temps est venu
de créer des solidarités si l'on ne veut pas disparaître ; il faut changer et
innover sans autre ambition que celle de survivre. Cependant, entre la
France et l'Allemagne, on se regarde encore comme les ennemis héréditaires que
nous sommes depuis un siècle. Bientôt, ces sentiments hostiles feront place à
l'indifférence. Mais il faudra beaucoup de temps, il faudra que les nouvelles
générations se soient frottées, mêlées, qu'elles aient voyagé les uns chez les
autres pour que naisse la sympathie. Ainsi, l'Europe est
entrée chez nous par la petite porte... la porte de service... celle de
l'économie. D'abord, une Europe à six avec l'Allemagne et la France qui se
regardent de travers et s'observent, puis une Europe à neuf, à dix et enfin à
douze, depuis le 1er janvier 1986. Chaque extension, chaque
ouverture fut une remise en cause, presque une crise et, pourtant, le Marché
Commun Européen a progressivement construit un espace européen, l'Europe,
celle qui, le ler janvier 1993, constituera une communauté économique,
c'est-à-dire un marché unique au sein duquel, entre les douze pays, auront été
éliminées les barrières physiques, les barrières techniques et les barrières
fiscales et mises en oeuvre la libre circulation des personnes ainsi que la
liberté d'installation. Sa population, 322
millions d'habitants, ses richesses, font de cette communauté une puissance
économique de premier plan, sinon la première, mais elle demeure fragile. La
crise économique, le chômage, le déséquilibre nord/sud, le vieillissement de
la population sont autant de facteurs qui la fragilisent. Il s'agit certes
d'une Europe de boutiquiers, qui a pourtant exigé de ses constructeurs une
grande volonté, beaucoup d'acharnement et, sans aucun doute, une foi quasi
mystique qui trouve ses racines dans l'esprit européen. Il leur a fallu se
battre contre tous les égoïsmes, les protectionnismes, les conservatismes, les
impérialismes de petites mains, afin d'établir des solidarités dépassant le
cadre de chaque nation, faire admettre et comprendre la nécessité d'un dessein
commun afin de lutter contre le déclin. La libre
circulation des hommes, la compétition qu'elle va amplifier entre les élites
intellectuelles, culturelles, scientifiques et techniciennes, la pression
accentuée d'un monde environnant exalté par une démographie exponentielle, la
fragilité de ses propres structures économiques et sociales, sont de nature à
transformer cette logique d'un dessein commun en une dynamique d'un destin
commun et de déclencher un nouvel élan, de nouvelles étapes pouvant conduire à
un espace social puis à un espace politique qui, ayant intégré le modèle
européen tel que nous l'avons caractérisé, à travers son mythe et son symbole
en aura fait la commune mesure de son identité, de son unité, de son vouloir
être et de son vouloir vivre. Certes, le Marché
Commun n'est pas cela et il n'est guère de nature à enthousiasmer les rêveurs
d'universalité et d'éternité que nous sommes nous, Francs-Maçons, mais nous ne
pouvons ignorer le potentiel de devenir qu'il porte en lui, celui d'une
communauté d'hommes unis dans un même destin. N'est-ce pas là le
sens même que nous donnons à la patrie et ne pourrions- nous pas faire de
l'Europe «notre patrie » ? Le Franc-Maçon
proclame sa fidélité et son dévouement à la patrie. Cet attachement à la
patrie, qui est un devoir d'homme libre et qui marque l'attachement à la
communauté nationale, ne peut être confondu avec le nationalisme qui élève un
culte à la patrie, seule valeur et vérité absolue, au nom de laquelle sont haïs
et combattus les hommes qui ne sont pas du même pays. Son amour de la patrie
n'est pas incompatible avec l'amour de l'Humanité et n'exclut pas le respect
des autres patries ainsi que le sentiment d'appartenir à une patrie plus vaste
et plus accomplie, l'Humanité. C'est ce qu'exprime
notre Frère Montesquieu lorsqu'il écrit, dans ses «Cahiers sur lui-même» : «Si je savais
quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien
qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais
comme un crime ». Telle est pour
nous, Francs- Maçons, la patrie, un relais de la patrie universelle : l'homme
qui est la plus grande merveille du monde, la mesure de toutes choses. L'héritage que nous
assurons et que nous assumons, celui des plus anciennes traditions, celui des
bâtisseurs des cathédrales, celui du mouvement des Lumières et qui nous fait
devoir de poursuivre la tâche de ceux qui nous ont précédés, demeure constitué
d'un patrimoine, d'une oeuvre inachevée, celle de la construction d'un homme
universel libre, juste et fraternel. Dans le modèle européen, les premiers
fruits, les prémices de ce type d'homme ont levé. Même si, trop souvent, par
lâcheté, par dérision, par fanatisme, par ambition l'Europe oublie cela, elle
demeure la terre d'élection des valeurs qui définissent ce modèle européen. C'est en oeuvrant
pour que l'Europe-marché devienne l'Europe-patrie que nous poursuivrons notre
travail de Maçons. Car, en définitive,
qu'est-ce la patrie sinon, selon le mot de Renan, « une grande solidarité», «
une communauté spirituelle dont le lien essentiel est la volonté de bâtir
ensemble une vie solidaire et un destin commun : un art d'être, un art d'agir
et un art de vivre... selon notre modèle » ? Et cette
Europe-patrie, revitalisant, revivifiant l'idée de patrie, ne doit pas créer de
nouveaux égoïsmes, de nouveaux antagonismes, de nouveaux impérialismes.
Ressusciter l'Europe, la sortir de l'endormissement, lui redonner une âme ainsi
que l'énergie et la volonté d'exprimer son génie dans ses dimensions originales
: la pratique de la modernité, l'esprit de la pluralité, le sens de la
solidarité sont incontestablement des objectifs susceptibles de susciter
l'enthousiasme que nous ne pouvons manifester à l'égard du Marché Commun, même
si nous en apprécions la nécessité. Ils sont porteurs d'une nouvelle espérance. Mais cette Europe
retrouvant les chemins de la modernité, de la créativité, de la pluralité et de
la solidarité ne peut les fermer sur elle-même. La Terre, «bleue comme une
orange », ainsi que le chantait Paul Eluard, est devenue une grande banlieue :
Bangkok, Manille, Hanoï, Calcuta, Johannesburg, Lima, Rio-de-Janeiro, sont aux
portes de Londres, Paris et Rome. Les bidonvilles de Nanterre ont disparu, mais
les favellas de Lima sont plus près de Neuilly qu'eux. Notre richesse, notre
gaspillage éclatent sur les écrans du tiers-monde où un milliard d'exclus
rêvent de l'avion qui les conduira en six, neuf ou douze heures devant les
supermarchés débordants de la vieille Europe. Soyons riches de ce
que nous pourrons leur apporter ; soyons riches de la solidarité agissante qui
leur ouvrira les huis de notre modèle. Nous assistons,
dans cette fin d'un millénaire qui a porté l'homme au sommet de sa puissance et
de sa suffisance, de son autonomie et de son orgueil, à l'accélération de ses
ambitions matérielles. Tous les efforts se dirigent vers la possession de
moyens économiques, militaires et financiers. Bien peu de nations, bien peu de
communautés humaines tentent de conserver à l'homme l'âme qu'il paraît avoir
perdue, en s'élançant vers la conquête légitime du bien-être matériel et du
bonheur terrestre. Les communautés humaines, après l'avoir ressenti
confusément, prennent désormais conscience de la radicalité de la souffrance
humaine et de sa vérité essentielle alors que les grandes idéologies du XIXe
siècle, jusqu'au- boutistes du bonheur terrestre s'effondrent. Il existe dans
l'homme une éternité de la souffrance. Là où l'aisance et la prospérité, la
satisfaction des besoins matériels s'étalent, une autre souffrance s'étend,
s'approfondit, qui est la solitude, l'angoisse, l'égarement. Le Marché Commun
s'est construit avec l'objectif, tout à fait terre-à- terre et pratique, de
réaliser un mieux être collectif et individuel et le projet de construire une
grande mécanique économique et sociale. Ce Marché Commun de
la production et de la consommation ne peut cependant pas échapper au marché
commun de l'esprit qui l'a précédé. Il nous appartiendra sans doute, si nous le
voulons, en dignes détenteurs d'une tradition spirituelle millénaire et en
zélés conservateurs de cet esprit, qui est celui de la pensée européenne, d'en
propager les idéaux et de donner ainsi à l'Europe l'âme qui lui fait
présentement défaut. Nous réhabiliterons, ce faisant, les dimensions
spirituelles de l'homme et nous le guiderons, dans l'Europe et pour l'Europe,
sur les chemins de la fraternité universelle. Ce vertige de
l'absoluité de la souffrance, souffrance de la richesse ici, souffrance de la
pauvreté là, ne doit pas faire dériver notre monde vers les illusions des
remèdes irrationnels ainsi que des potions magiques et tragiques des
ayatollahs et autres intégristes. La tentation est cependant forte d'un retour
à cet ordre de choses et le danger plus menaçant aujourd'hui alors que les
espérances d'hier se sont évanouies. Notre témoignage et
notre action dans une Europe délivrée de ses peurs et de ses fantasmes, ayant
dépassé ses dissensions et ses disputes, ne se repliant pas derrière ses
murailles, construisant des ponts et non des murs, peuvent, si nous en avons le
courage et la patience, faire naître cette Terre-patrie à laquelle nous rêvons. C'est la force, la
beauté et la sagesse de la pensée européenne, c'est aussi sa plus belle gloire,
que d'avoir conçu patiemment le monde, l'homme, dans l'équilibre
malheureusement instable, toujours remis en cause, de la quête spirituelle et
de la réalisation matérielle du bonheur pluriel, là où brille la grande lumière
de la solidarité plurielle. L'échéance du 1er
janvier 1993, c'est demain. Les hommes vont circuler librement dans les douze
pays de l'Europe, s'y établir, y travailler, vivre là où ils auront choisi. Il va falloir nous
adapter à ce nouvel espace européen. * * * Et la Maçonnerie européenne,
qu'est-elle devenue depuis que Jean Théophile Désaguliers, James Anderson et
ceux qui les accompagnèrent en jetèrent les fondements ? Son histoire, riche
de travail, de disputes, de séparations, de ruptures et de réconciliations,
serait bien longue à raconter. Deux cent soixante douze ans après la naissance
de la Grande Loge Unie de Londres, elle demeure bien vivante. Elle a su
résister à toutes les épreuves comme aux persécutions. Elle est représentée et
active dans les douze pays qui constituent la communauté européenne ; son
influence et l'attraction qu'elle exerce sont certes différentes ici et là.
Cependant, partout, elle assure une présence et est reconnue comme une force
spirituelle et morale. Son aura
spirituelle l'a faite désigner, en tous temps et en toutes circonstances comme
l'ennemi à abattre par les pouvoirs conservateurs, intégristes et
totalitaires. Pourchassée, baillonnée par toutes les dictatures, elle demeure
interdite dans les Etats communistes de l'est européen. De nombreux Maçons ont
payé de leur vie leur fidélité à leur engagement et leur amour de la liberté. Elle n'a pu
cependant résister aux luttes d'influence, aux divisions, aux rêves d'hégémonie
qui marquèrent l'histoire de l'Europe. Épousant les querelles des nations, elle
s'est elle-même divisée... Mais une division
plus profonde l'a marquée et demeure... et cette division peut avoir des
conséquences fâcheuses dans le cadre d'un espace européen communautaire. Quand j'observe les
divisions de la Franc-Maçonnerie européenne — je dis bien les divisions, non
les différences, car les différences sont nécessaires et fécondes — je ne puis
m'empêcher de répéter cette phrase d'Alain, le philosophe de la sérénité et de
l'équilibre : «Ne rêvons pas d'une civilisation qui se ferait sans nous et se
garderait sans nous ». Lorsqu'ils
établirent et publièrent, en 1722 et 1723, les Constitutions des Francs-Maçons,
Jean-Théophile Désaguliers, James Anderson et les autres membres de la très
respectable confrérie des Francs-Maçons acceptés, ne doutaient pas qu'ils
établissaient un ordre maçonnique universel, véritable centre de l'union, au
sein duquel se retrouveraient, se reconnaîtraient et s'estimeraient des hommes
de toutes religions, de toutes races, de toutes conditions et de tous
tempéraments qui, sans la Franc- Maçonnerie, ne se seraient jamais ni connus,
ni fréquentés, ni appréciés. Et lorsqu'en 1732,
une Loge française reçut, à Paris, une patente de la Grande Loge de Londres qui
effectuait ainsi un essaimage — c'est le terme que nous employons — hors le
territoire national, elle souscrivit aux Constitutions qui devinrent sa charte
fondamentale puis celle des Loges qui, ensuite, naquirent et qui constituèrent,
lorsqu'elles furent au nombre de TROIS, la première Grande Loge de France. Au sujet de cet
événement et de ceux qui suivirent en notre pays, deux remarques sont
fondamentales : la première concerne la nécessité qu'il existât trois Loges sur
un territoire pour qu'une Grande Loge pût être fondée. La seconde est que,
d'emblée, le caractère national de l'organisation obédientielle est reconnu.
Ces deux faits sont importants pour la suite. Le même processus
va se reproduire, très rapidement et très activement, dans tous les pays de
l'Europe de l'époque. Jusqu'en 1750, des Grandes Loges nationales sont
organisées dans la presque totalité de ceux-ci. Il s'agit là d'une
organisation maçonnique européenne unitaire dans ses bases spirituelles qui
sont celles des Constitutions et libre dans ses structures nationales. Aucune
autorité ne s'érige en gardien du rite et de la régularité. En paraphrasant ce
que le seul étranger — immigré allemand de sur- croit — qui fut député à la
Constituante de 1790, proclamait : «Ma patrie est là où je suis », les Maçons
alors pouvaient dire : «Ma Loge est là où je suis ». Chacun, lorsqu'il
voyageait, était partout reconnu Franc-Maçon par ses Frères. Mais, cette unité
de la Maçonnerie européenne ne dura guère et, très vite, comme au premier temps
des Eglises, la dialectique et la casuistique vinrent troubler les esprits et
semer la discorde et la déraison. Des oppositions naquirent. Elles subsistent.
Le temps, les influences des idéologies et des modes dominantes qui
traversèrent les trois siècles de l'histoire récente, eurent raison de la
raison traditionnelle. Quelques étapes,
les plus importantes de ces déviations, de ces divisions qui furent souvent des
oppositions et qui engendrèrent des exclusions lorsque les uns, au nom d'une
prétendue antériorité, les autres, au nom d'une prétention à la vérité,
s'immiscèrent dans les affaires de tous, suscitèrent une loi applicable à
tous, s'érigèrent en porte-parole de tous. Rien pourtant n'est
plus étranger à l'essence même de l'idée maçonnique — je ne dis pas l'idéal
mais l'idée — en ce que l'idée représente ce qui est antérieur à tout, les
phénomènes comme les expressions et cette idée maçonnique est tolérance,
respect des autres, exercice de la libre conscience. Et c'est en fait au
niveau du concept fondamental du Grand Architecte de l'Univers que la division,
ou plutôt la séparation, naquit et s'est perpétuée jusqu'à notre époque. Avant d'évoquer les
grandes étapes de cette séparation, je rappellerait la conception que nous,
Francs-Maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté, membres de la Grande Loge de
France, avons du Grand Architecte de l'Univers. Dans la déclaration
de principes qui forme le préambule de la Constitution et des Règlements
Généraux régissant notre Ordre, nous proclamons : «La Grande Loge de France
travaille à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers. Cette proclamation
s'éclaire par la déclaration du Convent de Lausanne, en 1875, qui précise : «La
Franc-Maçonnerie proclame, comme elle a proclamé dès son origine, l'existence
d'un principe créateur sous le nom de Grand Architecte de l'Univers ». Notre Ordre étant
une alliance d'hommes libres, de toutes croyances, nous ne donnons pas à ce
principe créateur, que constitue le Grand Architecte de l'Univers, un autre
contenu que celui que peut lui donner la «libre conscience de chacun dans le
respect des croyances des autres ». C'est en cela que nous pouvons dire que la
tradition spirituelle des Francs- Maçons de la Grande Loge de France est
a-dogmatique car elle ne s'appuie sur aucune révélation, aucun dogme religieux
ni métaphysique et ne confère à l'idée de Grand Architecte de l'Univers qu'une
double valeur de symbole et d'outil. En tant que
symbole, elle permet d'unir les hommes, de les réunir, de les assembler en une
communauté universelle spirituelle et morale qui reconnaît à l'homme sa valeur
spécifique et essentielle d'être conçu et vécu à l'image du Créateur. En sa qualité
d'outil, elle donne à chacun le moyen de déchiffrer les états de sa conscience,
de remettre en cause sa propre conception et conviction, de refuser d'être
l'objet et encore plus l'acteur de l'intolérance et du fanatisme. Nous dénommons le
principe créateur «Grand Architecte de l'Univers » parce que nous le concevons
au-dessus et à l'intérieur de toutes choses mêmement macrocosme et microcosme,
contenant et contenu de toute vie qu'il ordonne et désordonne, qu'il désunit et
réunit, qu'il agrège et désagrège. Cependant, chacun est libre de lui apporter
un sens en raison de ses interrogations, de ses doutes, voire de ses
convictions et de le vivre à sa manière. Ce faisant, nous
pensons que nous sommes demeurés fidèles à l'esprit et à l'engagement de la
Maçonnerie traditionnelle, «alliance d'hommes libres », ainsi qu'aux
Francs-Maçons du XVIIIe siècle et du XIXe siècle naissant qui proclamèrent, en
1722-1723 : «Adam, notre premier parent, créé à l'image de Dieu, le Grand
Architecte de l'Univers », et : «Un Maçon est obligé, par sa tenure, d'obéir
à la Loi morale et s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un athée stupide
ni un libertin irreligieux ». Puis, en 1738 : «Le Tout
Puissant Architecte et Grand Maître de l'Univers ayant créé toutes choses en
accord avec la Géométrie ». Enfin, en
1813-1815, dans les Constitutions de la Grande Loge Unie d'Angleterre : «De tous les
hommes, il (le Maçon) doit le mieux comprendre que Dieu voit autrement que
l'homme car l'homme voit l'apparence alors que Dieu voit le coeur.
Conséquemment, un Maçon est astreint en particulier à ne jamais agir à
l'encontre des commandements de sa conscience. «Quelle que soit
la religion d'un homme ou sa manière d'adorer, il ne sera pas exclu de l'Ordre
pourvu qu'il croie au Grand Architecte de l'Univers et qu'il pratique les
devoirs sacrés de la morale ». La lecture de ces
textes appelle quelques réflexions afin d'en expliciter l'esprit tel que nous
le concevons et le vivons dans les Loges de la Grande Loge de France, sans en
renier le sens profond. Il apparaît que le
concept du Grand Architecte de l'Univers constitue la clé de coûte de la vision
que la Maçonnerie traditionnelle a de l'univers. Et cette vision se rattache à
cette idée d'un infini inaccessible, d'une vérité suprême, d'un principe
créateur ou fondateur, que Descartes a parfaitement exprimé lorsqu'il écrit,
dans sa «Troisième méditation» : «Il se rencontre
en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre ni peut-être
atteindre, car il est de la nature de l'infini que ma nature qui est finie et
bornée ne le puisse comprendre». Mais ce «principe
créateur», ce «Dieu», cette
déité n'est pas défini,
déterminé. Ainsi, le
Chevalier de Ramsay pouvait-il préciser, dans son discours sur
l'Ecossisme en
1736: «La
Franc-Maçonnerie est bien cette résurrection de la religion noachique, celle
du patriarche Noé, cette religion universelle antérieure à tout dogme et qui
permet de dépasser les différences et les oppositions de confessions ». Cette religion,
ajouterai-je, qui unit et réunit les hommes dans la même loi d'amour et de
fraternité, de reconnaissance et de solidarité. Et c'est en cela
que cette religion, au sens de « religare », c'est-à-dire de relier, peut être
celle de l'athée dès lors qu'il n'est pas stupide. En effet, l'athée, au sens
strict du terme, est celui qui ne croit pas à un Dieu défini, qui n'a pas une
religion au sens de « eligere », c'est-à-dire de faire le choix d'une acception
définie et précise de la transcendance. 'Alors que l'athée stupide est cet
homme qui ne croit à rien, qui se refuse à chercher une signification à sa
propre vie ainsi qu'à la vie en général, qui n'est sensible qu'à ce qui le
touche matériellement, physiquement, individuellement, égoïstement, l'athée
tout court ne manque pas d'avoir une religion au sens de ce «religare» que nous
avons défini et qui le relie à une foi : foi en l'existence d'un ordre du
monde, foi en l'homme, foi à la foi de justice et d'amour et c'est cette foi
qui anime les Francs-Maçons du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Ils l'expriment
par le concept du Grand Architecte de l'Univers ainsi que par le Volume de la
Loi Sacrée qui, avec l'équerre et le compas, constituent les Trois Grandes
Lumières de la Franc-Maçonnerie traditionnelle. Ce livre sacré, qui
est généralement la Bible, ouvert au premier verset de l'Evangile de Jean,
l'apôtre qui enseigna justement la loi de justice et d'amour : « Quiconque ne
pratique pas la justice n'est pas né de Dieu », n'est cependant pas le livre de
la révélation car, et je reprends ici le texte des Constitutions de 1815 de la
Grande Loge Unie d'Angleterre, «quelle que soit la religion d'un homme ou sa
manière d'adorer, il ne sera pas exclu de l'ordre pourvu qu'il croie au Grand
Architecte ». Et il nous paraît
évident que ce livre ne peut et ne saurait avoir une signification dogmatique.
Il ne saurait être interprété à la lumière de telle ou telle foi particulière
et singulière. Il n'est ni le livre des juifs, ni celui des catholiques, ni
celui des réformés, ni celui des anglicans, mais le livre de tous les hommes de
bonne volonté qui cherchent la vérité, la Parole Perdue, le livre de la
tradition, de la justice et de l'amour. En postulant et en
affirmant un principe créateur, la tradition maçonnique se refuse à en
définir, à en fixer le contenu, l'essence et l'image. Elle laisse le soin et la
liberté de le vivre et de l'exprimer à la conscience de chaque Maçon selon sa
pensée, sa foi, sa philosophie, ses sentiments, ses sensations, voire ses
médiations avec le «non-soi », avec l'autre, avec l'univers et avec lui-même. Elle ne subordonne
pas l'idée du Grand Architecte de l'Univers à quelque révélation particulière
mais elle ne rejette pas non plus telle ou telle loi révélée, encore moins elle
ne la combat, mais estime que la révélation, comme tout autre aspect d'une foi
vécue, concerne la conscience individuelle de chaque Maçon. Telle est l'idée
maçonnique que les Francs-Maçons du XVIIIe siècle s'efforcent d'établir en
Europe dans le sens d'une unité spirituelle reconnaissant le droit à la
différence. Depuis lors, cette
unité spirituelle s'est trouvée rompue par les décisions que prirent des
Obédiences européennes de définir et de suivre d'autres voies que celle que
nous venons de rappeler et que les Francs-Maçons du XVIIIe siècle, animés par
l'esprit des Lumières, avaient tracée. C'est ainsi que
lors de son Convent de 1877, le Grand Orient de France élimina de sa
Constitution, qui datait de 1849, l'obligation de croire en Dieu et à
l'immortalité de l'âme. Puis, en 1887, le
Conseil de l'Ordre de cette Obédience décida d'abandonner la référence au
Grand Architecte de l'Univers, confirmant alors son droit à la différence par
le rejet du concept fondamental de la tradition maçonnique qu'elle avait
jusqu'alors reconnu et vécu dans ses Loges et ouvrant une nouvelle voie, celle
que je nommerai de la Franc-Maçonnerie moderne, sans donner de valeur
qualitative à cet adjectif. Dans un sens
opposé, en 1929, dans les « Basic Principles » ou « Principes fondamentaux pour
la reconnaissance des Grandes Loges », la Grande Loge Unie d'Angleterre, au nom
du titre de Grande Loge-mère qu'elle s'était octroyée jadis, fixe les règles de
la régularité maçonnique. Parmi ces règles, l'une concerne le concept du Grand
Architecte de l'Univers auquel est attaché une valeur révélée. Il est précisé
que pour qu'une Grande Loge soit régulière et reconnue, elle doit exiger de ses
membres « la croyance au Grand Architecte de l'Univers et en sa volonté
révélée». Cette exigence est
reprise dans la lettre que la Grande Loge Unie d'Angleterre adressa, le 18
octobre 1950, à la Grande Loge d'Uruguay pour lui retirer la reconnaissance et
lui signifier sa décision de rupture. Il y est dit : «Tout homme
sollicitant son entrée dans la Maçonnerie doit professer la croyance en un Être
suprême, Dieu, invisible et tout puissant. Aucune tolérance n'est permise à
l'égard de cette croyance. La Maçonnerie est un culte basé sur une croyance
religieuse ». Mon propos n'est
pas d'engager et de poursuivre une querelle théologique. Nous n'avons que
faire des querelles théologiques. Le monde n'a que faire des querelles
théologiques dans ses aspirations à la justice et à la fraternité. Il est cependant
essentiel que nous ayons la connaissance du fondement même des divisions de la
Maçonnerie européenne qui s'expriment par les Obédiences ; la voie dogmatique
et aristocratique que représente la Grande Loge Unie d'Angleterre, la voie
moderne que proclame le Grand Orient de France et la voie libérale au sein de
laquelle vivent les Francs- Maçons de la Grande Loge de France. L'existence de ces
voies diverses exprime parfaitement le droit à la différence qui est la
première manifestation de l'esprit de tolérance. Elle nous paraît tout à fait
ainsi dans la tradition maçonnique. Cependant, elle en sort dès lors qu'elle
aboutit à rompre l'unité spirituelle de la Maçonnerie et c'est bien de cela
qu'il s'agit aujourd'hui. C'est cela que nous devons combattre, au nom de la
justice et de la fraternité, au nom même de l'initiation. Dans toutes les
langues, dans toutes les Obédiences, dans toutes les Loges, à la question
«Êtes-vous Franc-Maçon ? », il est répondu : «Mes Frères me reconnaissent comme
tel ». Cette phrase, dans
sa grande simplicité, est essentielle. Chaque Franc- Maçon n'exerce sa qualité
de Franc-Maçon que par la reconnaissance de ses Frères et cette reconnaissance
se fait par la cérémonie du tuilage qui consiste à apprécier le niveau des
connaissances initiatiques du Frère, à vérifier qu'elles correspondent au grade
a t'il a atteint. Tuiler, c'est reconnaître la qualité d'initié du Frère qui
se présente à l'entrée de la Loge et le tuilage s'exerce, suivant la tradition
maçonnique héritée des Loges des anciennes confréries, par des signes, des mots
et des attouchements et non par une quelconque décision administrative. L'abandon du
tuilage, la référence à des « Basic Principles » qui exigent la régularité,
c'est-à-dire seulement l'appartenance à une Obédience reconnue, sont devenus
de nos jours la règle dans les Loges européennes et cette règle, qui exclut des
Frères travaillant scrupuleusement et rigoureusement selon les rites et les
symboles de la tradition maçonnique des travaux de Loges lorsqu'ils voyagent, sera
insupportable et dérisoire lorsque l'Europe deviendra l'espace communautaire
que nous avons évoqué. C'est pourquoi la
Grande Loge de France a le devoir de travailler au rassemblement des
Francs-Maçons européens. Elle n'a certes, ni le pouvoir, ni le désir d'enfermer
la Franc-Maçonnerie européenne dans la contemplation de sa tradition propre et
elle considère le droit à la différence comme une expression pratique de la
tolérance. Elle peut contribuer, par son action en faveur du rassemblement de
la Franc-Maçonnerie universelle, à la fin de la guerre fratricide qui, depuis
des décennies, divise stupidement la Maçonnerie européenne et amener ces Frères
des Loges anglaises, belges, allemandes, luxembourgeoises, italiennes,
espagnoles, , portugaises, danoises, irlandaises, grecques, hollandaises et
françaises, à harmoniser leurs efforts à l'effet de mieux se comprendre plutôt
que de s'ignorer, de s'excommunier et de se combattre, à resserrer les liens
qui n'auraient jamais dû se détendre, à montrer enfin au monde profane un front
uni afin de servir, plus efficacement encore, nos idéaux de liberté, d'égalité
et de fraternité et de participer à la construction d'un espace européen,
précurseur d'un espace universel, d'une Terre- patrie, réalisant dans l'harmonie,
la justice et l'amour, le destin de l'homme. Cette réflexion, sur le Franc-Maçon et l'Europe, n'a pas d'autre prétention que d'ouvrir le chemin. Il nous faut penser l'Europe... Nous devons, pour cela, réaliser l'unité spirituelle de la Franc- Maçonnerie européenne. Nous pourrons ainsi participer à la construction de l'Europe et ne pas rêver d'une civilisation qui se ferait sans nous et se garderait sans nous. Et alors, chacun d'entre nous pourra dire ce que Paul Valéry fait dire à son Eupalinos : «A FORCE DE CONSTRUIRE, JE CROIS BIEN QUE JE ME SUIS CONSTRUIT MOI-MÊME». Guy Piau Publié dans le PVI N°
72 - 1éme trimestre 1989 - Abonnez-vous
: PVI c’est 8
numéros sur 2 ans
|
P072-1 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |