GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 1T/1989

Le Franc-Maçon et l'Europe

Cette tenue blanche ouverte est organisée par la Respectable Loge «Jean- Théophile Désaguliers » qui a le numéro 972 dans la matricule générale de la Grande Loge de France. Il s'agit d'une Loge relativement jeune puisqu'elle a été créée en 1984, voici à peine cinq ans, mais qui porte un nom illustre et cher à nos cœurs de Maçons pratiquant le Rite Ecossais Ancien et Accepté, ardents et zélés conservateurs et continuateurs de la plus authentique et de la plus pure Tradition maçonnique.

Si la Loge accède tout juste à l'âge de la maîtrise, les Maîtres qui la consti­tuent sont des ouvriers confirmés, travaillant dans l'harmonie avec force et sagesse, sachant concilier et allier le travail symbolique et initiatique en Loge, qui permet à chacun de se connaître soi-même, de dégrossir sa pierre brute et de se dépasser en allant dans les profondeurs de sa sensibi­lité et de son intelligence, avec l'engagement individuel qu'appelle une action d'homme responsable dans la vie civile et sociale, pratiquant et honorant ainsi la règle de notre Ordre qui nous engage à poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le temple.

Ainsi, est-ce pour moi, je tiens à le préciser, une vraie joie et un grand honneur d'avoir reçu leur concours pour la mise en oeuvre de cette confé­rence qui se trouve ainsi placée sous le patronage de Jean-Théophile Désa­guliers...

Je remercie le Vénérable Maître qui préside aujourd'hui et tous les Offi­ciers qui l'assistent de leur précieuse collaboration agissante et je les assure de ma fraternelle reconnaissance.

Ce Jean-Théophile Désaguliers, que la Loge a pris pour parrain et que peu de gens connaissent aujourd'hui, même parmi les Francs-Maçons, mérite de retenir quelques instants notre attention, sans pour cela que je sorte du sujet que j'ai retenu pour cette conférence. Je dirai même, au contraire, qu'il en établit l'exacte mesure, celle que, avec le compas, tout Maçon saurait saisir tant il est représentatif de ces hommes qui, dans le premier tiers du XVIIIe siècle ont, en portant leur regard au-dessus du clocher de leur village vers l'horizon sans fin, initié cette pensée d'une civilisation universelle qui caractérise l'esprit européen et au sujet de laquelle Paul Hazard, dans son ouvrage «La crise de la conscience euro­péenne, 1680/1715», a pu écrire qu'elle était «une pensée qui ne se con­tente jamais... Sans pitié pour elle-même, elle ne cesse jamais de poursui­vre deux quêtes : l'une vers le bonheur, l'autre, qui lui est indispensable encore, et plus chère, vers la vérité. A peine a-t-elle trouvé un état qui veuille répondre à cette double exigence, elle s'aperçoit, elle sait qu'elle ne tient encore, d'une prise incertaine, que le provisoire, que le relatif ; et elle recommence la recherche désespérée qui fait sa gloire et son tourment. Une pensée qui, ainsi, définit, détermine une véritable conscience euro­péenne».

Cet homme, en une époque où le Royaume de France et le Royaume Uni de Grande-Bretagne poursuivent une intense compétition d'hégémonie tant à l'égard des idées que des hommes, voire des peuples, possède une identité culturelle que l'on peut qualifier de métisse, qui cultive sans doute en lui le sens de l'universel, lequel se limitait alors à l'espace européen.

En effet, son père, issu d'une famille de l'Aunis, était pasteur de l'Eglise réformée d'Aytré, près de La Rochelle, lorsque Jean-Théophile naquit en 1683. Il quitta la France au lendemain de la révocation de l'Edit de Nantes (1685) alors que l'enfant était encore un nourrisson. La famille s'installa d'abord à Guernesey, puis à Londres en 1694, où le père continua à exer­cer son ministère dans une chapelle affectée aux huguenots, puis prit en charge la direction d'une école. Instruit et éduqué par son père jusqu'à l'âge de seize ans, Jean-Théophile Désaguliers fréquenta ensuite les collè­ges anglais : Sutton Coldfried à Warwick et Christchurch à Oxford où il devint bachelier es arts en 1709, reçut le diaconat de l'Eglise anglicane en 1710 et la maîtrise des arts en 1712.

Parfaitement intégré dans l'intelligentsia londonienne qui a alors l'ambi­tion d'éclairer les hommes et de construire une civilisation universelle, Jean-Théophile Désaguliers donne des conférences de philosophie naturelle dont le succès lui ouvre l'accès à la prestigieuse Société Royale où il est successivement auditeur, puis démonstrateur et enfin curateur. En 1714, il reçoit le diplôme de docteur en droit ; puis en 1717, il est ordonné prêtre de l'Eglise anglicane au sein de laquelle il devient recteur de Whit­church à Londres.

Mais, Jean-Théophile Désaguliers est plus un homme de science qu'un théologien ou un pasteur. Il appartient à cette élite intellectuelle pour laquelle tout paraît possible à l'homme par la connaissance scientifique et par la maîtrise des techniques. Il suit en cela la voie de ses maîtres et modèles : Galilée et Newton pour qui «la tradition est faite pour la dépas­ser».

Sa réputation, comme homme de science, fut importante bien qu'il n'inventa rien ni ne créa pas de nouvelles théories. Il fut, par contre, un exceptionnel vulgarisateur et conférencier qui sut faire connaître les tra­vaux de Newton et les rendit accessibles à un large public. Il écrivit de nombreux articles et obtint même, pour un mémoire sur l'électricité, un prix de l'Académie de Bordeaux.

Au-delà de cet engagement dans le mouvement qui instruit le mythe du progrès et construit la science expérimentale — phénomène fondamenta­lement européen — il est imprégné de cet esprit européen naissant en ce début du XVIIIe siècle qui marque la rupture avec les périodes antérieures au cours desquelles la société humaine était essentiellement basée sur la foi qui est immanente à l'homme alors qu'elle va désormais trouver son fondement principalement dans la loi qui est d'essence humaine.

Paul Hazard ne manque pas d'ajouter, pour caractériser plus précisément ce nouvel esprit que l'on peut qualifier d'européen : «Qu'à une civilisa­tion fondée sur l'idée de devoir, les devoirs envers Dieu, les devoirs envers le Prince, se substitue, au moins dans la théorie des philosophes d'alors, une civilisation fondée sur l'idée du droit, les droits de la conscience indi­viduelle, les droits de la critique, les droits de la raison, les droits de l'homme et du citoyen ».

Cette idée d'individualité associée à celle de libre arbitre est au centre même du mouvement des idées qui fonde l'européanité même si, en Europe, elle demeure parfois contestée et souvent combattue, voire dévoyée, et elle se retrouve dans la démarche des hommes qui, avec Jean- Théophile Désaguliers, constituèrent la Grande Loge Unie de Londres en 1717,

établirent et diffusèrent les Constitutions de 1723 que nous nommons « Constitutions d'Anderson» et initièrent la Franc-Maçonnerie moderne qui se répandit rapidement en Europe et se trouva, dès 1750, représentée dans pratiquement tous les Etats, la Russie de Pierre le Grand comprise.­        

Il me paraît utile, pour terminer cette introduction en forme d'hommage à Jean-Théophile Désaguliers, d'associer à son nom ceux de quelques européens et « universalistes » qui l'accompagnèrent dans la construction de la Franc-Maçonnerie moderne. A l'exception du pasteur James Ander­son, qui tint la plume pour rédiger les Constitutions qui devinrent la charte de la Franc-Maçonnerie spirituelle traditionnelle et fixèrent les landmarks, les règles auxquelles nous faisons toujours référence, ces noms sont quelque peu tombés dans l'oubli. Ils méritent bien d'être rap­pelés à nos mémoires : Antony Seyer, George Payne, le duc de Montaigu, auquel sont dédicacées les Constitutions, et Philip duc de Wharton, Grand Maître de la Grande Loge d'Angleterre en 1723 et des Loges du Royaume de France en 1735 ; tous étaient pénétrés de ces idées qui consti­tuent « la conscience européenne » et qui vont progressivement fonder un nouvel état du droit et des relations sociales ainsi qu'une nouvelle organi­sation des systèmes de gouvernement.

Notre référence à Jean-Théophile et à ses compagnons, adeptes de l'ancienne confrérie, n'est donc pas sans rapport avec le thème choisi. Nous aurons l'occasion de le vérifier à chaque instant de notre réflexion sur le Franc-Maçon et l'Europe. D'ores et déjà, ils nous apparaissent comme les fondateurs, avec d'autres, sans doute plus illustres, de cet esprit européen qui part à la conquête de l'univers, réussit dans beaucoup de domaines et échoua dans les divisions, les disputes et les luttes intesti­nes d'une Europe informelle et informulée ; cette Europe qui, pour reprendre l'expression de Paul Hazard, « recommence toujours la recher­che désespérée qui fait sa gloire et son tourment ».

* * *

Parler de l'Europe, est-ce un sujet pour le Grand Maître de la Grande Loge de France ?

La question mérite une réponse... car elle est posée.

Dans notre Obédience, le Grand Maître n'a pas qualité pour dicter la loi, pour tracer la pensée, pour fixer la règle. Il n'est pas là pour prêcher, non plus pour ordonner ce qu'il convient de penser, de dire ou de faire.

Son rôle est d'assurer la présence de notre communauté, de fortifier son unité, de faire respecter et de rappeler les règles qui président à nos rites, de rendre vivants et opératifs nos symboles et d'exprimer notre tradition spirituelle dans le plus total respect d'une stricte neutralité politique et religieuse qui est seule garante de l'harmonie collective eu égard à la diver­sité des engagements moraux et civils des 18 000 membres qui composent les Loges de l'Obédience.

Mon prédécesseur, Jean Verdun, observait justement, lors de sa confé­rence de Mars 1987, ici même, alors que lui-même abordait un sujet tout aussi profond, «Le Franc-Maçon et la politique », et autrement chargé de dynamite, qu'un tel thème n'était pas un propos pour le Grand Maître auquel il appartient de poursuivre le travail de ses prédécesseurs, c'est-à- dire la réflexion sur le caractère initiatique de l'Ordre et non point de des­cendre, d'une manière ou d'une autre, au niveau de ce qui nous tire vers le bas, c'est-à-dire essentiellement dans le cercle clos du temps présent et des agitations quelque peu stériles qui s'y manifestent.

J'aurais pu ainsi développer aujourd'hui le thème « Franc-Maçonnerie, Ordre initiatique et traditionnel » qui constitue la conférence que je fais lorsque je suis sollicité pour une manifestation en province ou devant un cercle profane et que je viens de présenter à deux reprises au cours de mon récent séjour dans le merveilleux département de La Réunion.

Il m'a paru qu'après les deux excellentes conférences du passé Grand Maître Henri Tort-Nouguès, ici même, les 17 mars 1984 et 16 mars 1985, l'une intitulée « Règles et Principes de la Franc-Maçonnerie tradition­nelle» et l'autre «Le Temple maçonnique, symbolisme et tradition », l'heure n'était pas venue de reprendre les mêmes thèmes alors même que nombre d'entre vous aviez assisté à ces conférences et que je ne saurais donner à mes propos le même éclat et la même intensité qu'ont revêtus les siens.

Aussi, sans aucune volonté de rupture, bien évidemment, et avec le seul souci de nous inviter à penser l'Europe avec les outils fondamentaux que la Franc-Maçonnerie traditionnelle nous donne, j'ai choisi de vous parler du Franc-Maçon et de l'Europe.

Plusieurs raisons m'ont incité à le faire. Je voudrais les évoquer successi­vement :

Faire l'Europe... Réussir l'Europe... Changer l'Europe... Il est beaucoup question de l'Europe ces temps-ci, avec une date, désignée alternative­ment et successivement comme un crépuscule et comme une aurore, la fin d'une période, le commencement d'une nouvelle ère.

De quelle Europe s'agit-il ? Qu'est-ce que l'Europe ? Peut-on parler d'Europe ? L'Europe existe-t-elle ? Et l'Europe maçonnique ?

Depuis un an, j'ai eu l'occasion de faire de nombreux déplacements dans différentes villes de France, petites, moyennes et grandes. Après nos céré­monies, de nombreux Frères sont venus m'interroger au sujet de l'Europe, les mêmes questions revenant toujours.

J'ai pu, dans des Orients aussi différents que ceux de Nice, Marseille, Toulon, Hyères, Besançon, Châlon-sur-Saône, Vienne, Biarritz, Auch, Agen, Lille, Le Touquet, Bordeaux, Brive, Nancy et Metz, me rendre compte que la question de l'Europe occupe, voire préoccupe, les esprits. Partout, il est beaucoup question de l'Europe ; il est de plus en plus ques­tion de l'Europe ; l'Europe est une question.

Et puis, lorsque la conversation a pris corps, que l'on a abondamment tourné et retourné la question, exprimé en quoi l'Europe s'inscrit et se construit dans le sens que l'on donne ou souhaite donner à la modernité, en quoi aussi la modernité se manifeste dans le sens que l'on donne ou souhaite donner à l'Europe, dans la finalité même que l'on donne ou sou­haite donner à une communauté européenne, tombe immanquablement l'interpellation ultime : que fait-on pour réaliser l'Europe maçonnique, la communauté des Maçons de l'Europe, cette communauté dont Jean- Théophile Désaguliers, Anderson, Sayer, Montaigu et Wharton avaient conçu et commencé l'établissement ?

Je retrouve aussi les rêves éveillés du jeune enfant que j'étais en 1938, alors qu'Hitler venait d'annexer l'Autriche et se préparait à disloquer la

Tchécoslovaquie avant de dépecer la Pologne. Le soir, je tournais les pages d'un atlas historique que mes parents m'avaient offert en début d'année, connaissant mon vif intérêt pour la géographie et l'histoire, et qui me représentait l'Europe depuis l'empire romain de Trajan et d'Hadrien au deuxième siècle. Je m'arrêtais toujours sur les cartes d'avant 1914 et celles d'après 1920 et je ne me lassais pas d'être stupéfait par ce Traité de Versailles de Juin 1919 auquel mon père attribuait tous nos malheurs présents et futurs qui, pour satisfaire à un certain principe des nationalités, avait fait en Europe une mosaïque d'États, chacun jaloux de son indépendance et envieux de celle des autres. Et, quand je rapprochais la carte de notre Europe ainsi divisée et dispersée à celles des grands Etats, l'Union Soviétique eurasienne, la Chine, l'Inde, l'Australie, les Etats-Unis d'Amérique, je m'imaginais dans un monde lilliputien et j'entrevoyais un jour, encore lointain mais inévitable, où ce monde serait englouti par l'un ou l'autre des colosses d'alentour et j'avais à la fois honte et peur que ce jour survint avant ma propre mort. Alors, je bâtis­sais une Europe à ma convenance, une Europe unie, une communauté européenne.

Les sentiments intenses que l'on ressent dans l'enfance laissent toujours des traces, même si les choses de la vie, les expériences émoussent les pas­sions et les changent en raison. Et, cette Europe il me semble qu'il ne suf­fit pas de la rêver, de la penser, il faut en parler et la faire, avec les outils que nous avons acquis et que nous savons utiliser, ceux que nous ont per­mis d'acquérir et que nous ont appris à manier nos rites et nos symboles.

Or, est-ce significatif ou simplement circonstanciel, la Grande Loge de France ne s'est en fait pas exprimée sur ce sujet ces quarante dernières années. En recherchant dans nos annales, j'ai seulement retrouvé le thème de l'Europe évoqué dans l'une des questions proposées à la réflexion des Loges de l'Obédience en 1965. 1965... je ne sais *si vous vous rendez compte, cela fait un quart de siècle.

Et pourtant, la notice du Conseil Fédéral accompagnant la question demeure tout à fait actuelle. Jugez-en plutôt :

«Vaille que vaille, malgré la diversité des régimes qui l'ont jusqu'alors dirigée, malgré les deux systèmes économiques qui la coupent en deux blocs adverses, malgré les religions et les courants philosophiques qui n'ont cessé de s'opposer au cours des siècles derniers, malgré aussi les par­ticularismes, si différents les uns des autres, dus à la position géographique de certaines nations, malgré tout cela, l'Europe est en train de se faire.

L'évolution économique renverse les frontières, les niveaux de vie natio­naux s'harmonisent, les régimes se rapprochent, les systèmes s'interpénè­trent, les religions cessent de s'excommunier.

L'Europe est animée d'un mouvement d'unification irréversible. Mais à quel prix ? Et dans quel but ? L'homme en est-il réellement l'enjeu ? L'homme en tant qu'être pensant, intelligent, qui ne peut admettre et faire que ce qu'il comprend. »

Mon propos ne peut être une réponse à toutes les interrogations que sug­gère l'Europe. Je n'ai d'ailleurs pas qualité pour donner la réponse. Mais je souhaite que mon évocation soit une invitation pour tous à réfléchir, à comprendre, à concevoir et à agir.

Tel est le sens que je donne à ma conférence. J'en ai déjà effleuré le conte­nu ; je voudrais l'approfondir en abordant successivement : le concept d'Europe, la construction européenne et, enfin, la Maçonnerie euro­péenne.

* * *

Le concept d'Europe

Depuis que le concept d'Europe existe, on peut dire qu'il est chargé d'idées et de passions. Ce sont ces idées et ces passions, conscientes et inconscientes, qu'il nous faut à la fois connaître, comprendre et dépasser.

Et il me paraît que l'on ne peut pas penser l'Europe d'aujourd'hui, cons­truire l'Europe de demain, dont on dit couramment qu'elle est en marche, sans, ne serait-ce qu'au niveau de quelques indications rapides et qui demanderaient à être développées — mais il nous faudrait alors écrire un livre — rappeler combien, dans nos mémoires, individuelles et collectives, dans nos fantasmes à la fois réducteurs et dominateurs, le concept d'Europe constitue à la fois un mythe et un symbole.

Le mythe d'abord. Lorsque le mot « Europe » apparaît au septième siècle avant notre ère, en Grèce, pour désigner des terres continentales qui n'appartiennent ni au monde hellène ni au monde méditerranéen, il s'agit de nommer un territoire inconnu, impénétrable et hostile, habité par des barbares, qui s'étend au-delà du Danube.

Pourquoi «Europe » ? Le nom fait référence à la fille d'un roi de Phénicie qui fut, dit-on, enlevée par Jupiter et transportée à l'ouest, loin du regard jaloux de Junon.

Les Grecs, en ce temps-là, comme les autres peuples des rives méditerra­néennes, tournent le dos au continent qu'ils ne connaissent pas, dont ils ont peur mais qui hante leur esprit à l'imagination fertile et débordante.

Europe, la naïve enfant du roi Agénor, jouait avec ses compagnes au bord de la mer lorsque Jupiter l'aperçut et s'enflamma pour elle d'une violente et irréversible passion. Ayant pris l'apparence d'un taureau, le Dieu se laissa apprivoiser par la belle ingénue qui s'enhardit jusqu'à s'asseoir sur le dos de l'animal. Alors, celui-ci changea d'attitude, quitta le rivage et entraîna sa captive dans un pays étrange où, hors d'atteinte et à l'abri des yeux indiscrets, il put apparaître à Europe dans l'éclat de sa splendeur et la séduire.

Il est des contes qui sont prémonitoires... Toute l'histoire de l'Europe est inscrite dans celui-ci, le jeu sans cesse renouvelé de la passion qui nait de l'attrait qu'elle exerce et les sources méditerranéennes qui féconderont son esprit de leur sève dialectique, imaginative, pratique et déroutante.

N'oublions pas, aussi, que le mot «Europe » signifie l'ouest, l'occident... là où le soleil disparaît chaque soir. Ce sens du mot «Europe » fait pour nous, Francs-Maçons, référence au symbolisme de la lumière qui est fon­damental dans notre rite.

Cependant, cette identification symbolique n'est pas de nature à nous aider à démêler notre confusion intime, intellectuelle et idéologique entre l'Europe l'ouest et l'occident dont on ne sait qui est le tout et qui est la partie, qui est le centre et qui est la périphérie, qui est la matrice et qui est le fruit.

C'est qu'en fait, l'Europe n'est ni une réalité géographique, ni une réalité historique et l'on cherchera vainement quand et où l'Europe a-t-elle pu exister bien qu'on en ait toujours parlé. Tel est bien son caractère mythique.

Au premier abord, l'Europe paraît être une entité géographique extrême­ment bien définie puisqu'elle est délimitée aux trois quarts par des côtes maritimes. Mais, elle n'a qu'une limite arbitraire à l'est : où commence l'Asie et où finit l'Europe ? Paul Valéry note très justement, dans sa deuxième lettre de «La crise de l'esprit», en dépassant tout à fait la seule préoccupation géographique : «L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? ».

Eh oui... L'Europe n'a pas de frontière géographique à l'est et l'Asie a toujours déferlé sur l'Europe : les Celtes, les Huns, les Tartares, les Otto­mans... venaient de cet immense continent.

Aujourd'hui, quelles bornes peut-on donner à l'Europe ? A l'est, le mur de Berlin ? La Vistule ? L'Oural ? Et à l'ouest, l'Atlantique ? Ou doit-on la confondre avec l'occident qui comprend les terres américaines européa­nisées, anglo-saxonnes et latines ?

L'histoire n'a pu, non plus, faire de l'Europe une entité et réaliser son unité. Ce ne sont cependant pas les principes unificateurs et les entreprises d'unification qui ont manqué. Mais, ainsi que l'observe Edgar Morin dans son récent essai «Penser l'Europe» : «A l'origine de l'Europe, il n'y a pas de principe fondateur original ». Le principe grec et le principe romain sont nés de sa périphérie, le principe chrétien vient d'Asie. Quant aux «fédérateurs », entre guillemets, faut-il le préciser, aucun ne fut animé par ce qui peut ressembler à l'idée que nous nous faisons de l'Europe. Clovis, Charlemagne, Charles Quint, Louis XIV établissent leur famille et leurs féaux. Ils ne pensent qu'à leur patrimoine. Napoléon ambitionne une plus grande France et Hitler rêve d'une grande Allemagne.

Il n'y a pas d'Europe dans ces ambitions, ces brigandages et ces fantaisies dévastatrices et, pourtant, l'Europe est chaque fois en question. Lorsque Charlemagne est sacré empereur en 800, il est nommé «chef vénérable de l'Europe », «père de l'Europe ». En 843, peu après sa mort, le Traité de Verdun partage son empire comme un patrimoine de boutiquier entre ses fils.

Tel est le mythe que l'Europe se donne à elle-même, que nous lui donnons et que nous vivons, un mythe qui ne peut se renouveler et se répandre, un mythe qui ne peut perdurer que parce qu'au-delà de la géographie, au- delà de l'histoire, l'Europe constitue une civilisation originale, produite par la confluence, le pétrissage, l'amalgame et la fusion dans leurs diffé­rences comme dans leurs complémentarités et leurs convergences des idées et des cultures juives, chrétiennes, grecques et latines, assimilées, forti­fiées et métamorphosées par ces barbares du temps d'Hérodote et toute

cette alchimie des peuples, sans cesse renouvelée qui depuis lors sont venus de l'est et du nord et se sont établis dans les territoires de l'Europe, se fondant avec ceux qu'ils trouvèrent installés.

Cette civilisation originale s'exprime dans le symbole d'une pensée plu­rielle, c'est-à-dire d'une pensée et d'une action prenant en compte les recherches et les initiatives concurrentes ou antagonistes, sachant lier ce qui est opposé et opposer ce qui est lié, la thèse et l'antithèse, la foi et la raison, l'intuition et la science, l'existence et la conscience, l'immanence et la transcendance, le momentané et le permanent, le particulier et le général, l'individuel et l'universel, la tradition et le progrès, la théorie et la pratique, la liberté et la solidarité...

Cette civilisation qui constitue le dénominateur culturel des peuples et nations d'Europe, quels que soient les divisions, les conflits, les ruptures, les cassures, les schismes, les morcellements qu'ils connurent, est marqué par la spiritualité, l'humanisme, la rationalité, la démocratie, c'est-à-dire par des vertus ou par des valeurs que nous ne retrouvons nulle part ail­leurs aussi fortement exprimées et aussi spécialement unies.

Certes, Jean-Baptiste Duroselle n'a pas tout à fait tort lorsqu'il écrit : «Quand on me dit que l'Europe est le pays du droit, je songe à l'arbi­traire ; qu'elle est le pays de la dignité humaine, je pense au racisme ; qu'elle est celui de la raison, je pense à la rêverie romantique. Et je trouve la justice en Pennsylvanie, la dignité humaine chez les nationalistes ara­bes, la raison partout dans l'univers, s'il est vrai, comme le dit Descartes, que le bon sens est la chose au monde la mieux partagée ».

Mais, nulle part en dehors de l'Europe n'est née, s'est exprimée et est devenue action une pensée plurielle, fondement d'une société pluraliste qui ne peut se survivre qu'au prix de la libre conscience de chacun et de la tolérance envers l'autre, deux vertus cardinales de cet esprit européen que j'ai évoqué en rappelant le parcours de Jean-Théophile Désaguliers et qui constituent les symboles du modèle européen, modèle auquel nous pou­vons faire référence pour donner un sens et un contenu au concept Europe, géographiquement imprécis et historiquement incertain.

D'aucuns auraient parlé d'un ordre européen ; mais, outre que ce terme n'eût pas manqué d'une ambiguïté trouble et détestable, je préfère le sens de modèle qui suggère une image, une incitation et révèle une valeur de symbole, alors que le sens d'ordre pose une exigence. Ce modèle européen, modèle d'humanité, modèle de société, modèle de culture, totalise, dans la diversité et parfois la contradiction de leurs éléments, un art d'agir, un art d'être et un art de vivre.

L'art d'agir européen compose un modèle d'action dont les quelques élé­ments majeurs — il en existe d'autres — sont l'importance donnée à la nature, aspect matériel de la création, la croyance dans le progrès grâce au développement des sciences et des techniques, l'esprit d'aventure, de conception et de conquête, enfin le rêve hégémonique.

Le modèle européen ne conçoit pas le monde hors de ses aspects matériels qui constituent la divine nature. Certains vont même jusqu'à imaginer un univers seulement matériel, un univers dont la vérité profonde appartient à la matière, fondant ainsi la théorie matérialiste, le matérialisme dont nous savons les développements qu'il a eus et qu'il conserve dans les cou­rants de pensée européens.

A ce sens de l'ordre matériel du monde, le modèle européen associe la croyance dans le progrès. Ah ! le progrès qui faisait dire à Fontenelle : «Toutes les sciences et tous les arts dont le progrès était presque complè­tement arrêté depuis deux siècles, ont repris, dans celui-ci, de nouvelles forces ». Il ouvre à l'homme des perspectives sans fin sur l'avenir qui, au lieu de contredire le présent le complètent et l'embellissent en lui offrant un vaste champ de connaissances propres à son usage et à son avantage, accroissant l'ensemble des choses utiles, des commodités et des richesses, rejetant dans les mythes archaïques, donc dans les ténèbres, le champ lointain de l'âge d'or et incertain de l'éternité pour tendre, à la portée de la main, un paradis terrestre au sein duquel apparaissent, dans un curieux mélange, mais avec une force d'attraction inépuisable, les nouvelles éner­gies, le choix de la vie, la libération du corps, le recul de la mort... un autre sens du bonheur.

La croyance au progrès ne serait qu'une vaine utopie si elle ne se trouvait associée à l'esprit de conception, d'aventure et de conquête qui caractérise le modèle européen. Au niveau de ses élites intellectuelles, culturelles et scientifiques, quel continent ou partie de continent peut présenter une liste aussi prestigieuse de fondateurs dans les domaines de la pensée et des sciences ? Abélard, Albert le Grand, Bacon, Copernic, Maître Eckhart, Erasme, Gutenberg, Luther, Paracelse, Léonard de Vinci, Giordano Bruno, Calvin, Descartes, Galilée, Kepler, Ambroise Paré, Huygens, Leibniz, Newton, Denis Papin, Réaumur, d'Alembert, Ampère, Arago, Buffon, Carnot, Condorcet, Cuvier, Diderot, Euler, Champollion, Lagrange, Lamarck, Linné, Monge, Noepce, Becquerel, Berthelot, Bohr, Branly, Broglie, Cantor, Charcot, Claude Darwin, Einstein, Fleming, Freud, Jung, Marx, Mendeleïev, Plank, Goethe, Hegel, Kant, Lessing, Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza, Rabelais, Montaigne, Dante, Mon­tesquieu, Pascal, Voltaire, Rousseau, Diderot.

Ce modèle aboutit enfin au rêve d'hégémonie qui pousse les Européens à exporter leur savoir-faire et leurs forces vitales.

Dans ce même siècle qui vit, en 1453, les Turcs ottomans investir et réduire Byzance, dernier symbole d'un monde gréco-latin qui avait main­tenu une civilisation centrée sur la Méditerranée, le monde antique, et, en 1492, un juif génois au service de ses majestés très catholiques des Royau­mes d'Aragon et de Castille, nommé Christophe Colomb, aborder avec ses caravelles des terres inconnues qui deviendront bientôt l'Amérique, un nouveau monde s'établit et ce nouveau monde, le monde des temps modernes, est celui de l'Europe, une Europe sure d'elle-même, conqué­rante, destructrice, dévastatrice, aliénante, colonisatrice, apportant la civilisation, son modèle, à la pointe de ses sabres et au bout des cordes suspendues à ses potences, une Europe qui investit l'Amérique, l'Asie, l'Océanie, l'Afrique, une Europe qui va cependant échouer dans son ambition d'unifier l'univers car elle-même est profondément divisée et elle s'use dans ses querelles de famille et ses terribles luttes intestines.

L'art d'agir européen ne manque pas de conditionner un art d'être qui est un modèle d'homme. Serait-ce l'honnête homme qui fut le type du XVIIe siècle ? Celui-là était trop aristocratique, le nôtre est plus proche de l'homme-citoyen. Comment le caractériser des quelques traits qui feront qu'il est spécifiquement européen, même si certains de ces traits peuvent se retrouver ailleurs ? D'abord, il est animé par une insatiable curiosité et par le goût de l'effort. Il ne cède pas à la fatalité et cherche à se conduire suivant son libre arbitre. Il a une conception de la morale fondée sur la conscience et sur la relativité, recourant à la raison et à l'utilité sociale pour en choisir une de préférence aux autres. Il a l'obsession du bonheur, un bonheur qui doit exister sur la terre et qui justifie qu'il lutte contre tout ce qui empêche les hommes d'être heureux dans ce monde : la supersti­tion, la guerre, la dictature, la pauvreté, le fanatisme, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'injustice. S'il cède parfois à la passion, si l'illu­sion peut l'habiter et l'animer, il n'en reste pas moins que la raison l'emporte généralement en lui, parfois après bien des déchirements et des débordements tragiques et, s'il est mystique, son mysticisme est consubs­tantiel à sa raison.

Enfin, il y a toujours dans ce modèle d'homme une recherche de l'ordre dans la loi et dans le droit, ouverture d'un modèle de société qui forme l'art de vivre de l'Europe.

Ce modèle de société se particularise en fait par la capacité de résistance aux hégémonies qu'il manifeste, résistance qui ne va pas sans détours ni rebuffades, mais résistance qui ramène toujours à l'essence même de ce qui, me semble-t-il, constitue la pensée européenne : la liberté indivi­duelle, laquelle s'exerce par la libre conscience et son corollaire indisso­ciable, la tolérance. Bien que disputes, injures, inquisitions, manipula­tions, persécutions et guerres jalonnent l'histoire des peuples européens, toujours, dans les périodes les plus dures, les plus sombres, les plus tragi­ques, subsistèrent des parcelles de lumière qui devinrent des buissons ardents : c'est la domination catholique brisée sur le récif de la Réforme contestant sa  prétention à la vérité universelle ; ce sont les ambitions napoléoniennes et les rêves démoniaques d'Hitler cédant finalement devant la pugnacité tranquille d'une Angleterre ayant su mobiliser « les forces de la liberté» ; c'est le communisme totalitaire et réducteur qui, germé dans la pensée européenne, conçu et théorisé par les plus purs esprits européens, ne put se réaliser durablement qu'en la partie orientale de l'Europe, à peine libérée du servage et déjà prête pour un nouvel escla­vage. On peut croire qu'il ne pourra résister encore longtemps, dans un système clos, au grand souffle de liberté que l'Europe entretient et active.

Cet art de vivre européen c'est aussi, en contrepoint, le sens de l'universel. Il ne s'agit pas de chercher, ainsi que le note Edgar Morin, «son art de vivre dans les autres cultures, mais de reconnaître toutes les cultures du monde, y compris les cultures archaïques et les cultures mortes ». C'est une vertu de l'Europe que d'avoir su et pu percevoir, même si cela fut fait souvent maladroitement et parfois étrangement, les arts de vivre des autres civilisations, s'efforçant de les faire coexister dans ses propres systèmes, générant et pratiquant cette société plurielle qui constitue la base même de l'art de vivre européen, le modèle européen de société, au sein duquel se réalise un pluralisme à la fois racial, culturel et social.

Mais, cette société plurielle a conduit à la naissance d'un modèle de gou­vernement, d'un système d'Etat, tout à fait européen d'essence, l'Etat démocratique et laïc dont les principes sont la séparation et l'équilibre des pouvoirs ainsi que la séparation entre ce qui appartient à l'ordre spirituel et ce qui ressort de l'ordre temporal et matériel, donnant ainsi à l'individu la faculté existentielle d'être un citoyen autonome et libre.

La liberté ne peut cependant lui être reconnue que si lui-même respecte la liberté des autres, l'exercice des libertés n'ayant pas d'autres limites que celles que fixe la loi, elle-même subordonnée aux principes fondamentaux qui ont été scellés dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme dont nous avons honoré tout récemment le 40ème anniversaire.

Je puis, me semble-t-il, dorénavant, formaliser ce modèle européen dont la réalité m'apparaissait bien évanescente, en associant le mythe et le symbole qui le conceptualisent et en les dépassant. Je le conçois, en défi­nitive, comme le modèle à nul autre ressemblant, ou, selon l'aphorisme de Protagoras, «l'homme est la mesure de toutes choses », en évitant, bien sûr, d'entendre ce propos selon l'exégèse de Platon mais en lui donnant son sens littéral.

* * *

Aujourd'hui l'Europe

Mais l'Europe qui nous occupe... l'Europe qui nous préoccupe... l'Europe qui est l'objet de notre attention, de notre intérêt et de notre inquiétude, l'Europe que nous appelons de toutes nos forces et l'Europe que nous rejetons tout aussi vigoureusement, l'Europe de nos peurs et l'Europe de nos espérances, l'Europe de nos fantasmes et l'Europe de nos illusions, cette Europe que nous inscrivons dans un cercle de douze étoi­les, chiffre sacré, mais aussi dans une échéance, celle du ler janvier 1993, en quoi est-elle concernée par ce modèle européen ? En quoi est-elle fécondée par cette pensée européenne ? Même si elle est une idée de l'Europe, est-elle encore 1"Europe ?

Si nous voulons bien réfléchir et ne pas nous laisser abuser par les appa­rences, si nous voulons croire et espérer que cette échéance n'est en fait qu'un commencement, une autre étape de l'aventure européenne, alors notre modèle, mythe ou symbole, peut prendre tout son sens et nous conduire vers l'Europe.

La construction européenne a maintenant plus de quarante ans. C'est une création qui se fait jour après jour, en continu, à petits pas, sans un grand souffle, hormis celui mythique et symbolique du modèle européen, de l'art de vivre européen.

Assez paradoxalement, il aura fallu les deux derniers grands conflits euro­péens, celui de 1914-1918 et celui de 1939-1945, pour qu'une Europe dévastée, exsangue, pense à nouveau à l'Europe.

L'Europe est alors, plus que jamais, divisée ; son orient est écrasé sous la chape de plomb soviétique et son occident dérive vers les cieux améri­cains. La primauté des nations européennes appartient désormais à l'his­toire qui enterre les civilisations et la décolonisation s'accélère, ramenant l'Europe dans ses terres réduites à la portion congrue. L'ombre de l'Alle­magne nazie plane encore sur l'Europe. Nul ne peut dire si l'hitlérisme, le pangermanisme, l'impérialisme sont définitivement extirpés de l'homme malade qui est l'Allemagne.

Le communisme, tout aussi totalitaire et exterminateur, se fait terrible­ment menaçant.

L'heure n'est pas à concevoir un empire, c'est celle du repli, de la fragi­lité. Le temps est venu de créer des solidarités si l'on ne veut pas disparaî­tre ; il faut changer et innover sans autre ambition que celle de survivre.

Cependant, entre la France et l'Allemagne, on se regarde encore comme les ennemis héréditaires que nous sommes depuis un siècle. Bientôt, ces sentiments hostiles feront place à l'indifférence. Mais il faudra beaucoup de temps, il faudra que les nouvelles générations se soient frottées, mêlées, qu'elles aient voyagé les uns chez les autres pour que naisse la sympathie.

Ainsi, l'Europe est entrée chez nous par la petite porte... la porte de ser­vice... celle de l'économie. D'abord, une Europe à six avec l'Allemagne et la France qui se regardent de travers et s'observent, puis une Europe à neuf, à dix et enfin à douze, depuis le 1er janvier 1986.

Chaque extension, chaque ouverture fut une remise en cause, presque une crise et, pourtant, le Marché Commun Européen a progressivement cons­truit un espace européen, l'Europe, celle qui, le ler janvier 1993, consti­tuera une communauté économique, c'est-à-dire un marché unique au sein duquel, entre les douze pays, auront été éliminées les barrières physi­ques, les barrières techniques et les barrières fiscales et mises en oeuvre la libre circulation des personnes ainsi que la liberté d'installation.

Sa population, 322 millions d'habitants, ses richesses, font de cette com­munauté une puissance économique de premier plan, sinon la première, mais elle demeure fragile. La crise économique, le chômage, le déséquili­bre nord/sud, le vieillissement de la population sont autant de facteurs qui la fragilisent.

Il s'agit certes d'une Europe de boutiquiers, qui a pourtant exigé de ses constructeurs une grande volonté, beaucoup d'acharnement et, sans aucun doute, une foi quasi mystique qui trouve ses racines dans l'esprit européen. Il leur a fallu se battre contre tous les égoïsmes, les protection­nismes, les conservatismes, les impérialismes de petites mains, afin d'éta­blir des solidarités dépassant le cadre de chaque nation, faire admettre et comprendre la nécessité d'un dessein commun afin de lutter contre le déclin.

La libre circulation des hommes, la compétition qu'elle va amplifier entre les élites intellectuelles, culturelles, scientifiques et techniciennes, la pres­sion accentuée d'un monde environnant exalté par une démographie exponentielle, la fragilité de ses propres structures économiques et socia­les, sont de nature à transformer cette logique d'un dessein commun en une dynamique d'un destin commun et de déclencher un nouvel élan, de nouvelles étapes pouvant conduire à un espace social puis à un espace politique qui, ayant intégré le modèle européen tel que nous l'avons caractérisé, à travers son mythe et son symbole en aura fait la commune mesure de son identité, de son unité, de son vouloir être et de son vouloir vivre.

Certes, le Marché Commun n'est pas cela et il n'est guère de nature à enthousiasmer les rêveurs d'universalité et d'éternité que nous sommes nous, Francs-Maçons, mais nous ne pouvons ignorer le potentiel de deve­nir qu'il porte en lui, celui d'une communauté d'hommes unis dans un même destin.

N'est-ce pas là le sens même que nous donnons à la patrie et ne pourrions- nous pas faire de l'Europe «notre patrie » ?

Le Franc-Maçon proclame sa fidélité et son dévouement à la patrie. Cet attachement à la patrie, qui est un devoir d'homme libre et qui marque l'attachement à la communauté nationale, ne peut être confondu avec le nationalisme qui élève un culte à la patrie, seule valeur et vérité absolue, au nom de laquelle sont haïs et combattus les hommes qui ne sont pas du même pays. Son amour de la patrie n'est pas incompatible avec l'amour de l'Humanité et n'exclut pas le respect des autres patries ainsi que le sen­timent d'appartenir à une patrie plus vaste et plus accomplie, l'Humanité.

C'est ce qu'exprime notre Frère Montesquieu lorsqu'il écrit, dans ses «Cahiers sur lui-même» :

«Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je le regarderais comme un crime ».

Telle est pour nous, Francs- Maçons, la patrie, un relais de la patrie uni­verselle : l'homme qui est la plus grande merveille du monde, la mesure de toutes choses.

L'héritage que nous assurons et que nous assumons, celui des plus ancien­nes traditions, celui des bâtisseurs des cathédrales, celui du mouvement des Lumières et qui nous fait devoir de poursuivre la tâche de ceux qui nous ont précédés, demeure constitué d'un patrimoine, d'une oeuvre ina­chevée, celle de la construction d'un homme universel libre, juste et fra­ternel. Dans le modèle européen, les premiers fruits, les prémices de ce type d'homme ont levé. Même si, trop souvent, par lâcheté, par dérision, par fanatisme, par ambition l'Europe oublie cela, elle demeure la terre d'élection des valeurs qui définissent ce modèle européen.

C'est en oeuvrant pour que l'Europe-marché devienne l'Europe-patrie que nous poursuivrons notre travail de Maçons.

Car, en définitive, qu'est-ce la patrie sinon, selon le mot de Renan, « une grande solidarité», « une communauté spirituelle dont le lien essentiel est la volonté de bâtir ensemble une vie solidaire et un destin commun : un art d'être, un art d'agir et un art de vivre... selon notre modèle » ?

Et cette Europe-patrie, revitalisant, revivifiant l'idée de patrie, ne doit pas créer de nouveaux égoïsmes, de nouveaux antagonismes, de nouveaux impérialismes. Ressusciter l'Europe, la sortir de l'endormissement, lui redonner une âme ainsi que l'énergie et la volonté d'exprimer son génie dans ses dimensions originales : la pratique de la modernité, l'esprit de la pluralité, le sens de la solidarité sont incontestablement des objectifs sus­ceptibles de susciter l'enthousiasme que nous ne pouvons manifester à l'égard du Marché Commun, même si nous en apprécions la nécessité. Ils sont porteurs d'une nouvelle espérance.

Mais cette Europe retrouvant les chemins de la modernité, de la créativité, de la pluralité et de la solidarité ne peut les fermer sur elle-même. La Terre, «bleue comme une orange », ainsi que le chantait Paul Eluard, est devenue une grande banlieue : Bangkok, Manille, Hanoï, Calcuta, Johan­nesburg, Lima, Rio-de-Janeiro, sont aux portes de Londres, Paris et Rome. Les bidonvilles de Nanterre ont disparu, mais les favellas de Lima sont plus près de Neuilly qu'eux. Notre richesse, notre gaspillage éclatent sur les écrans du tiers-monde où un milliard d'exclus rêvent de l'avion qui les conduira en six, neuf ou douze heures devant les supermarchés débor­dants de la vieille Europe.

Soyons riches de ce que nous pourrons leur apporter ; soyons riches de la solidarité agissante qui leur ouvrira les huis de notre modèle.

Nous assistons, dans cette fin d'un millénaire qui a porté l'homme au sommet de sa puissance et de sa suffisance, de son autonomie et de son orgueil, à l'accélération de ses ambitions matérielles. Tous les efforts se dirigent vers la possession de moyens économiques, militaires et finan­ciers. Bien peu de nations, bien peu de communautés humaines tentent de conserver à l'homme l'âme qu'il paraît avoir perdue, en s'élançant vers la conquête légitime du bien-être matériel et du bonheur terrestre. Les com­munautés humaines, après l'avoir ressenti confusément, prennent désor­mais conscience de la radicalité de la souffrance humaine et de sa vérité essentielle alors que les grandes idéologies du XIXe siècle, jusqu'au- boutistes du bonheur terrestre s'effondrent.

Il existe dans l'homme une éternité de la souffrance. Là où l'aisance et la prospérité, la satisfaction des besoins matériels s'étalent, une autre souf­france s'étend, s'approfondit, qui est la solitude, l'angoisse, l'égarement.

Le Marché Commun s'est construit avec l'objectif, tout à fait terre-à- terre et pratique, de réaliser un mieux être collectif et individuel et le pro­jet de construire une grande mécanique économique et sociale.

Ce Marché Commun de la production et de la consommation ne peut cependant pas échapper au marché commun de l'esprit qui l'a précédé. Il nous appartiendra sans doute, si nous le voulons, en dignes détenteurs d'une tradition spirituelle millénaire et en zélés conservateurs de cet esprit, qui est celui de la pensée européenne, d'en propager les idéaux et de donner ainsi à l'Europe l'âme qui lui fait présentement défaut. Nous réhabiliterons, ce faisant, les dimensions spirituelles de l'homme et nous le guiderons, dans l'Europe et pour l'Europe, sur les chemins de la frater­nité universelle.

Ce vertige de l'absoluité de la souffrance, souffrance de la richesse ici, souffrance de la pauvreté là, ne doit pas faire dériver notre monde vers les illusions des remèdes irrationnels ainsi que des potions magiques et tragi­ques des ayatollahs et autres intégristes. La tentation est cependant forte d'un retour à cet ordre de choses et le danger plus menaçant aujourd'hui alors que les espérances d'hier se sont évanouies.

Notre témoignage et notre action dans une Europe délivrée de ses peurs et de ses fantasmes, ayant dépassé ses dissensions et ses disputes, ne se repliant pas derrière ses murailles, construisant des ponts et non des murs, peuvent, si nous en avons le courage et la patience, faire naître cette Terre-patrie à laquelle nous rêvons.

C'est la force, la beauté et la sagesse de la pensée européenne, c'est aussi sa plus belle gloire, que d'avoir conçu patiemment le monde, l'homme, dans l'équilibre malheureusement instable, toujours remis en cause, de la quête spirituelle et de la réalisation matérielle du bonheur pluriel, là où brille la grande lumière de la solidarité plurielle.

L'échéance du 1er janvier 1993, c'est demain. Les hommes vont circuler librement dans les douze pays de l'Europe, s'y établir, y travailler, vivre là où ils auront choisi.

Il va falloir nous adapter à ce nouvel espace européen.

* * *

Et la Maçonnerie européenne, qu'est-elle devenue depuis que Jean Théo­phile Désaguliers, James Anderson et ceux qui les accompagnèrent en jetèrent les fondements ?

Son histoire, riche de travail, de disputes, de séparations, de ruptures et de réconciliations, serait bien longue à raconter. Deux cent soixante douze ans après la naissance de la Grande Loge Unie de Londres, elle demeure bien vivante. Elle a su résister à toutes les épreuves comme aux persécutions. Elle est représentée et active dans les douze pays qui consti­tuent la communauté européenne ; son influence et l'attraction qu'elle exerce sont certes différentes ici et là. Cependant, partout, elle assure une présence et est reconnue comme une force spirituelle et morale.

Son aura spirituelle l'a faite désigner, en tous temps et en toutes circons­tances comme l'ennemi à abattre par les pouvoirs conservateurs, intégris­tes et totalitaires. Pourchassée, baillonnée par toutes les dictatures, elle demeure interdite dans les Etats communistes de l'est européen. De nom­breux Maçons ont payé de leur vie leur fidélité à leur engagement et leur amour de la liberté.

Elle n'a pu cependant résister aux luttes d'influence, aux divisions, aux rêves d'hégémonie qui marquèrent l'histoire de l'Europe. Épousant les querelles des nations, elle s'est elle-même divisée...

Mais une division plus profonde l'a marquée et demeure... et cette divi­sion peut avoir des conséquences fâcheuses dans le cadre d'un espace européen communautaire.

Quand j'observe les divisions de la Franc-Maçonnerie européenne — je dis bien les divisions, non les différences, car les différences sont nécessai­res et fécondes — je ne puis m'empêcher de répéter cette phrase d'Alain, le philosophe de la sérénité et de l'équilibre : «Ne rêvons pas d'une civili­sation qui se ferait sans nous et se garderait sans nous ».

Lorsqu'ils établirent et publièrent, en 1722 et 1723, les Constitutions des Francs-Maçons, Jean-Théophile Désaguliers, James Anderson et les autres membres de la très respectable confrérie des Francs-Maçons accep­tés, ne doutaient pas qu'ils établissaient un ordre maçonnique universel, véritable centre de l'union, au sein duquel se retrouveraient, se reconnaî­traient et s'estimeraient des hommes de toutes religions, de toutes races, de toutes conditions et de tous tempéraments qui, sans la Franc- Maçonnerie, ne se seraient jamais ni connus, ni fréquentés, ni appréciés.

Et lorsqu'en 1732, une Loge française reçut, à Paris, une patente de la Grande Loge de Londres qui effectuait ainsi un essaimage — c'est le terme que nous employons — hors le territoire national, elle souscrivit aux Constitutions qui devinrent sa charte fondamentale puis celle des Loges qui, ensuite, naquirent et qui constituèrent, lorsqu'elles furent au nombre de TROIS, la première Grande Loge de France.

Au sujet de cet événement et de ceux qui suivirent en notre pays, deux remarques sont fondamentales : la première concerne la nécessité qu'il existât trois Loges sur un territoire pour qu'une Grande Loge pût être fondée. La seconde est que, d'emblée, le caractère national de l'organisa­tion obédientielle est reconnu. Ces deux faits sont importants pour la suite.

Le même processus va se reproduire, très rapidement et très activement, dans tous les pays de l'Europe de l'époque. Jusqu'en 1750, des Grandes Loges nationales sont organisées dans la presque totalité de ceux-ci.

Il s'agit là d'une organisation maçonnique européenne unitaire dans ses bases spirituelles qui sont celles des Constitutions et libre dans ses structu­res nationales. Aucune autorité ne s'érige en gardien du rite et de la régu­larité.

En paraphrasant ce que le seul étranger — immigré allemand de sur- croit — qui fut député à la Constituante de 1790, proclamait : «Ma patrie est là où je suis », les Maçons alors pouvaient dire : «Ma Loge est là où je suis ». Chacun, lorsqu'il voyageait, était partout reconnu Franc-Maçon par ses Frères.

Mais, cette unité de la Maçonnerie européenne ne dura guère et, très vite, comme au premier temps des Eglises, la dialectique et la casuistique vin­rent troubler les esprits et semer la discorde et la déraison. Des opposi­tions naquirent. Elles subsistent. Le temps, les influences des idéologies et des modes dominantes qui traversèrent les trois siècles de l'histoire récente, eurent raison de la raison traditionnelle.

Quelques étapes, les plus importantes de ces déviations, de ces divisions qui furent souvent des oppositions et qui engendrèrent des exclusions lorsque les uns, au nom d'une prétendue antériorité, les autres, au nom d'une prétention à la vérité, s'immiscèrent dans les affaires de tous, susci­tèrent une loi applicable à tous, s'érigèrent en porte-parole de tous.

Rien pourtant n'est plus étranger à l'essence même de l'idée maçonnique — je ne dis pas l'idéal mais l'idée — en ce que l'idée représente ce qui est antérieur à tout, les phénomènes comme les expressions et cette idée maçonnique est tolérance, respect des autres, exercice de la libre cons­cience.

Et c'est en fait au niveau du concept fondamental du Grand Architecte de l'Univers que la division, ou plutôt la séparation, naquit et s'est perpétuée jusqu'à notre époque.

Avant d'évoquer les grandes étapes de cette séparation, je rappellerait la con­ception que nous, Francs-Maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté, mem­bres de la Grande Loge de France, avons du Grand Architecte de l'Univers.

Dans la déclaration de principes qui forme le préambule de la Constitu­tion et des Règlements Généraux régissant notre Ordre, nous procla­mons : «La Grande Loge de France travaille à la Gloire du Grand Archi­tecte de l'Univers.

Cette proclamation s'éclaire par la déclaration du Convent de Lausanne, en 1875, qui précise : «La Franc-Maçonnerie proclame, comme elle a proclamé dès son origine, l'existence d'un principe créateur sous le nom de Grand Architecte de l'Univers ».

Notre Ordre étant une alliance d'hommes libres, de toutes croyances, nous ne donnons pas à ce principe créateur, que constitue le Grand Archi­tecte de l'Univers, un autre contenu que celui que peut lui donner la «libre conscience de chacun dans le respect des croyances des autres ». C'est en cela que nous pouvons dire que la tradition spirituelle des Francs- Maçons de la Grande Loge de France est a-dogmatique car elle ne s'appuie sur aucune révélation, aucun dogme religieux ni métaphysique et ne confère à l'idée de Grand Architecte de l'Univers qu'une double valeur de symbole et d'outil.

En tant que symbole, elle permet d'unir les hommes, de les réunir, de les assembler en une communauté universelle spirituelle et morale qui recon­naît à l'homme sa valeur spécifique et essentielle d'être conçu et vécu à l'image du Créateur.

En sa qualité d'outil, elle donne à chacun le moyen de déchiffrer les états de sa conscience, de remettre en cause sa propre conception et conviction, de refuser d'être l'objet et encore plus l'acteur de l'intolérance et du fana­tisme.

Nous dénommons le principe créateur «Grand Architecte de l'Univers » parce que nous le concevons au-dessus et à l'intérieur de toutes choses mêmement macrocosme et microcosme, contenant et contenu de toute vie qu'il ordonne et désordonne, qu'il désunit et réunit, qu'il agrège et désa­grège. Cependant, chacun est libre de lui apporter un sens en raison de ses interrogations, de ses doutes, voire de ses convictions et de le vivre à sa manière.

Ce faisant, nous pensons que nous sommes demeurés fidèles à l'esprit et à l'engagement de la Maçonnerie traditionnelle, «alliance d'hommes libres », ainsi qu'aux Francs-Maçons du XVIIIe siècle et du XIXe siècle naissant qui proclamèrent, en 1722-1723 : «Adam, notre premier parent, créé à l'image de Dieu, le Grand Architecte de l'Univers », et : «Un Maçon est obligé, par sa tenure, d'obéir à la Loi morale et s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un athée stupide ni un libertin irreligieux ».

Puis, en 1738 :

«Le Tout Puissant Architecte et Grand Maître de l'Univers ayant créé toutes choses en accord avec la Géométrie ».

Enfin, en 1813-1815, dans les Constitutions de la Grande Loge Unie d'Angleterre :

«De tous les hommes, il (le Maçon) doit le mieux comprendre que Dieu voit autrement que l'homme car l'homme voit l'apparence alors que Dieu voit le coeur. Conséquemment, un Maçon est astreint en particulier à ne jamais agir à l'encontre des commandements de sa conscience.

«Quelle que soit la religion d'un homme ou sa manière d'adorer, il ne sera pas exclu de l'Ordre pourvu qu'il croie au Grand Architecte de l'Uni­vers et qu'il pratique les devoirs sacrés de la morale ».

La lecture de ces textes appelle quelques réflexions afin d'en expliciter l'esprit tel que nous le concevons et le vivons dans les Loges de la Grande Loge de France, sans en renier le sens profond.

Il apparaît que le concept du Grand Architecte de l'Univers constitue la clé de coûte de la vision que la Maçonnerie traditionnelle a de l'univers. Et cette vision se rattache à cette idée d'un infini inaccessible, d'une vérité suprême, d'un principe créateur ou fondateur, que Descartes a parfaite­ment exprimé lorsqu'il écrit, dans sa «Troisième méditation» :

«Il se rencontre en Dieu une infinité de choses que je ne puis comprendre ni peut-être atteindre, car il est de la nature de l'infini que ma nature qui est finie et bornée ne le puisse comprendre».

Mais ce «principe créateur», ce «Dieu», cette déité n'est pas défini, déter­miné. Ainsi, le Chevalier de Ramsay pouvait-il préciser, dans son discours sur l'Ecossisme en 1736:

«La Franc-Maçonnerie est bien cette résurrection de la religion noachi­que, celle du patriarche Noé, cette religion universelle antérieure à tout dogme et qui permet de dépasser les différences et les oppositions de confessions ».

Cette religion, ajouterai-je, qui unit et réunit les hommes dans la même loi d'amour et de fraternité, de reconnaissance et de solidarité.

Et c'est en cela que cette religion, au sens de « religare », c'est-à-dire de relier, peut être celle de l'athée dès lors qu'il n'est pas stupide. En effet, l'athée, au sens strict du terme, est celui qui ne croit pas à un Dieu défini, qui n'a pas une religion au sens de « eligere », c'est-à-dire de faire le choix d'une acception définie et précise de la transcendance. 'Alors que l'athée stupide est cet homme qui ne croit à rien, qui se refuse à chercher une signification à sa propre vie ainsi qu'à la vie en général, qui n'est sensible qu'à ce qui le touche matériellement, physiquement, individuellement, égoïstement, l'athée tout court ne manque pas d'avoir une religion au sens de ce «religare» que nous avons défini et qui le relie à une foi : foi en l'existence d'un ordre du monde, foi en l'homme, foi à la foi de justice et d'amour et c'est cette foi qui anime les Francs-Maçons du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Ils l'expriment par le concept du Grand Architecte de l'Univers ainsi que par le Volume de la Loi Sacrée qui, avec l'équerre et le compas, constituent les Trois Grandes Lumières de la Franc-Maçonnerie traditionnelle.

Ce livre sacré, qui est généralement la Bible, ouvert au premier verset de l'Evangile de Jean, l'apôtre qui enseigna justement la loi de justice et d'amour : « Quiconque ne pratique pas la justice n'est pas né de Dieu », n'est cependant pas le livre de la révélation car, et je reprends ici le texte des Constitutions de 1815 de la Grande Loge Unie d'Angleterre, «quelle que soit la religion d'un homme ou sa manière d'adorer, il ne sera pas exclu de l'ordre pourvu qu'il croie au Grand Architecte ».

Et il nous paraît évident que ce livre ne peut et ne saurait avoir une signifi­cation dogmatique. Il ne saurait être interprété à la lumière de telle ou telle foi particulière et singulière. Il n'est ni le livre des juifs, ni celui des catholiques, ni celui des réformés, ni celui des anglicans, mais le livre de tous les hommes de bonne volonté qui cherchent la vérité, la Parole Per­due, le livre de la tradition, de la justice et de l'amour.

En postulant et en affirmant un principe créateur, la tradition maçonni­que se refuse à en définir, à en fixer le contenu, l'essence et l'image. Elle laisse le soin et la liberté de le vivre et de l'exprimer à la conscience de cha­que Maçon selon sa pensée, sa foi, sa philosophie, ses sentiments, ses sen­sations, voire ses médiations avec le «non-soi », avec l'autre, avec l'uni­vers et avec lui-même.

Elle ne subordonne pas l'idée du Grand Architecte de l'Univers à quelque révélation particulière mais elle ne rejette pas non plus telle ou telle loi révélée, encore moins elle ne la combat, mais estime que la révélation, comme tout autre aspect d'une foi vécue, concerne la conscience indivi­duelle de chaque Maçon.

Telle est l'idée maçonnique que les Francs-Maçons du XVIIIe siècle s'efforcent d'établir en Europe dans le sens d'une unité spirituelle recon­naissant le droit à la différence.

Depuis lors, cette unité spirituelle s'est trouvée rompue par les décisions que prirent des Obédiences européennes de définir et de suivre d'autres voies que celle que nous venons de rappeler et que les Francs-Maçons du XVIIIe siècle, animés par l'esprit des Lumières, avaient tracée.

C'est ainsi que lors de son Convent de 1877, le Grand Orient de France élimina de sa Constitution, qui datait de 1849, l'obligation de croire en Dieu et à l'immortalité de l'âme.

Puis, en 1887, le Conseil de l'Ordre de cette Obédience décida d'abandon­ner la référence au Grand Architecte de l'Univers, confirmant alors son droit à la différence par le rejet du concept fondamental de la tradition maçonnique qu'elle avait jusqu'alors reconnu et vécu dans ses Loges et ouvrant une nouvelle voie, celle que je nommerai de la Franc-Maçonnerie moderne, sans donner de valeur qualitative à cet adjectif.

Dans un sens opposé, en 1929, dans les « Basic Principles » ou « Principes fondamentaux pour la reconnaissance des Grandes Loges », la Grande Loge Unie d'Angleterre, au nom du titre de Grande Loge-mère qu'elle s'était octroyée jadis, fixe les règles de la régularité maçonnique. Parmi ces règles, l'une concerne le concept du Grand Architecte de l'Univers auquel est attaché une valeur révélée. Il est précisé que pour qu'une Grande Loge soit régulière et reconnue, elle doit exiger de ses membres « la croyance au Grand Architecte de l'Univers et en sa volonté révélée».

Cette exigence est reprise dans la lettre que la Grande Loge Unie d'Angle­terre adressa, le 18 octobre 1950, à la Grande Loge d'Uruguay pour lui retirer la reconnaissance et lui signifier sa décision de rupture. Il y est dit :

«Tout homme sollicitant son entrée dans la Maçonnerie doit professer la croyance en un Être suprême, Dieu, invisible et tout puissant. Aucune tolérance n'est permise à l'égard de cette croyance. La Maçonnerie est un culte basé sur une croyance religieuse ».

Mon propos n'est pas d'engager et de poursuivre une querelle théologi­que. Nous n'avons que faire des querelles théologiques. Le monde n'a que faire des querelles théologiques dans ses aspirations à la justice et à la fraternité.

Il est cependant essentiel que nous ayons la connaissance du fondement même des divisions de la Maçonnerie européenne qui s'expriment par les Obédiences ; la voie dogmatique et aristocratique que représente la Grande Loge Unie d'Angleterre, la voie moderne que proclame le Grand Orient de France et la voie libérale au sein de laquelle vivent les Francs- Maçons de la Grande Loge de France.

L'existence de ces voies diverses exprime parfaitement le droit à la diffé­rence qui est la première manifestation de l'esprit de tolérance. Elle nous paraît tout à fait ainsi dans la tradition maçonnique. Cependant, elle en sort dès lors qu'elle aboutit à rompre l'unité spirituelle de la Maçonnerie et c'est bien de cela qu'il s'agit aujourd'hui. C'est cela que nous devons com­battre, au nom de la justice et de la fraternité, au nom même de l'initiation.

Dans toutes les langues, dans toutes les Obédiences, dans toutes les Loges, à la question «Êtes-vous Franc-Maçon ? », il est répondu : «Mes Frères me reconnaissent comme tel ».

Cette phrase, dans sa grande simplicité, est essentielle. Chaque Franc- Maçon n'exerce sa qualité de Franc-Maçon que par la reconnaissance de ses Frères et cette reconnaissance se fait par la cérémonie du tuilage qui consiste à apprécier le niveau des connaissances initiatiques du Frère, à vérifier qu'elles correspondent au grade a t'il a atteint. Tuiler, c'est recon­naître la qualité d'initié du Frère qui se présente à l'entrée de la Loge et le tuilage s'exerce, suivant la tradition maçonnique héritée des Loges des anciennes confréries, par des signes, des mots et des attouchements et non par une quelconque décision administrative.

L'abandon du tuilage, la référence à des « Basic Principles » qui exigent la régularité, c'est-à-dire seulement l'appartenance à une Obédience re­connue, sont devenus de nos jours la règle dans les Loges européennes et cette règle, qui exclut des Frères travaillant scrupuleusement et rigou­reusement selon les rites et les symboles de la tradition maçonnique des travaux de Loges lorsqu'ils voyagent, sera insupportable et dérisoire lorsque l'Europe deviendra l'espace communautaire que nous avons évo­qué.

C'est pourquoi la Grande Loge de France a le devoir de travailler au rassemblement des Francs-Maçons européens. Elle n'a certes, ni le pouvoir, ni le désir d'enfermer la Franc-Maçonnerie européenne dans la contemplation de sa tradition propre et elle considère le droit à la diffé­rence comme une expression pratique de la tolérance. Elle peut contri­buer, par son action en faveur du rassemblement de la Franc-Maçonnerie universelle, à la fin de la guerre fratricide qui, depuis des décennies, divise stupidement la Maçonnerie européenne et amener ces Frères des Loges anglaises, belges, allemandes, luxembourgeoises, italiennes, espagnoles, , portugaises, danoises, irlandaises, grecques, hollandaises et françaises, à harmoniser leurs efforts à l'effet de mieux se comprendre plutôt que de s'ignorer, de s'excommunier et de se combattre, à resserrer les liens qui n'auraient jamais dû se détendre, à montrer enfin au monde profane un front uni afin de servir, plus efficacement encore, nos idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité et de participer à la construction d'un espace européen, précurseur d'un espace universel, d'une Terre- patrie, réalisant dans l'harmonie, la justice et l'amour, le destin de l'homme.

L'allocution du Grand Maître en exercice ne trace pas la doctrine de la Grande Loge de France...
Cette réflexion, sur le Franc-Maçon et l'Europe, n'a pas d'autre préten­tion que d'ouvrir le chemin. Il nous faut penser l'Europe...
Nous devons, pour cela, réaliser l'unité spirituelle de la Franc- Maçonnerie européenne.
Nous pourrons ainsi participer à la construction de l'Europe et ne pas rêver d'une civilisation qui se ferait sans nous et se garderait sans nous.
Et alors, chacun d'entre nous pourra dire ce que Paul Valéry fait dire à son Eupalinos :
«A FORCE DE CONSTRUIRE, JE CROIS BIEN QUE JE ME SUIS CONSTRUIT MOI-MÊME».

Guy Piau

(1) Conférence du Grand Maître de la Grande Loge de France prononcée le 18 mars 1989

Publié dans le PVI N° 72 - 1éme trimestre 1989  -  Abonnez-vous : PVI c’est 8 numéros sur 2 ans

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