Fondements initiatiques de la Tolérance
Le poète est mort !
Il n'y a pas de bel
âge pour mourir, mais enfin... il avait cent ans !
Il était assis là
tranquillement sur un banc, et il avait l'air plutôt content, à contempler les
arbres du jardin public et écouter les oiseaux.
Il pensait en
lui-même :
« J'ai cent ans
et j'suis bien content
J'suis assis sur un banc
Et je regarde
mes contemporains... »
Mais comme le
jardin public était, à cette heure-là, vide de promeneurs et de passants, il
ajouta, désabusé :
« C'est dire si
j'contemple rien ».
Apparemment, le
poète mourût content, mais les choses n'étaient pas si simples dans sa tête de
poète.
A défaut d'avoir pu
entrer à l'Académie, il accéda directement au paradis. Le paradis était un peu
comme il l'avait imaginé et lui rappelait le petit square où, enfant, il jouait
avec ses copains, à ce détail près que tous les bancs étaient occupés par des
vieillards.
Il choisit une
place libre, et s'assit à côté du philosophe.
Le philosophe, lui,
était académicien. Mais il était mort bien longtemps auparavant. Il avait trois
cents ans.
Il commencèrent à
bavarder.
L'époque était bien
choisie pour cette conversation, au moment où se fête, en France et partout
dans le monde, le bi-centenaire de la Révolution française.
Le philosophe
n'avait pas connu la révolution. Il était mort 10 ans avant. Mais tout le monde
s'accorde à reconnaître qu'il y avait puissamment contribué par ses écrits et
ses engagements, tout au long du siècle.
Ses écrits et ses
engagements allaient d'ailleurs de paire : c'était un philosophe « engagé »,
comme on le dit des chanteurs, engagé par ses mots, engagé par ses actions.
Les mots et les
actions du philosophe avaient servi son long combat contre l'intolérance. Tout
au long de sa vie, il n'eût de cesse de lutter contre l'intolérance,
religieuse principalement, et de tenter, parfois avec succès, de réhabiliter
ceux qui en furent victimes.
La révolution
connût bien entendu ses excès, et fût un modèle d'intolérance, mais comme le
disait Lalande, dans un discours maçonnique prononcé dans sa Loge, celle-là
même qui quelques années auparavant avait accueilli notre philosophe en son
sein : «Le malheur de notre condition est d'aller au-delà du terme ; ce sont
les lois du mouvement qui nous entraînent ; et nous devons oublier les excès
qui sont dans la nature » (1).
Le philosophe
pouvait donc légitimement se satisfaire d'une révolution qui, en prenant pour
devise les mots de « Liberté Egalité Fraternité» et en proclamant que «tous les
hommes naissent libres et égaux en droit » avaient définitivement tordu le cou
à l'intolérance.
Ce n'était pas
tellement l'avis du poète qui était plutôt du genre à penser que les Bastilles
étaient encore à prendre.
Ils avaient
l'éternité pour en débattre.
Tolérance religieuse, civile, philosophique
A l'origine, le
concept de tolérance est strictement religieux. A l'origine, c'est cependant
fort tard, puisque le terme, même si on le trouve chez Montaigne, est inusité
avant le XVIIème siècle, et c'est au XVII lème, qu'on en débat surtout.
De même bien sûr
son contraire l'intolérance et les adjectifs qui s'y rapportent, à l'un comme
à l'autre.
On conçoit que sans
dogme religieux il n'y ait pas lieu d'être tolérant ou intolérant. Or, les
dogmes religieux ne naissent pas avec les Eglises. Ils naissent plus tard,
beaucoup plus tard.
Au fur et à mesure
de la montée des dogmes, les concepts de tolérance et d'intolérance se génèrent
spontanément. Simultanément, le mot tolérance est utilisé, plus communément
cette fois dans deux domaines bien particuliers.
Le premier est le
domaine monétaire. La tolérance, c'est la petite différence de poids de métal
précieux, admise pour qu'une pièce de monnaie conserve sa valeur.
Le second est le
domaine médical. La tolérance, c'est la limite de l'acceptation par
l'organisme d'un médicament.
On le voit : la
tolérance, c'est affaire de petite dose. Point trop n'en faut ! Si on tolère un
trop grand écart par rapport au poids d'or ou d'argent fixé pour donner sa
valeur à une pièce, celle-ci n'en a plus aucune. Ecart en moins, cela va de
soi.
Si l'on administre
une potion en ne veillant point au respect de la dose, on risque, par effet
pervers, la mort du patient au lieu de sa guérison. Ecart en plus, bien
entendu.
Ecart en plus ou en
moins, l'essentiel est de savoir garder la mesure. Au demeurant, la juste
attitude est le strict respect de la norme, et tout écart est mal considéré :
néfaste, préjudiciable et dangereux.
En matière
religieuse, tolérance est rendu synonyme d'indulgence. Les docteurs de la loi
se contraignent à accepter, bon gré mal gré, quelques écarts d'interprétation
par rapport aux dogmes de l'Eglise.
Bossuet parle de
«condescendance, touchant certains points qui ne sont pas regardés comme
essentiels ». Les limites sont fixées.
Là encore, la
tolérance religieuse s'administre à petites doses puisque les Eglises ont le
pouvoir de fixer le dogme, d'en autoriser l'interprétation dans le cadre
qu'elles déterminent elles-mêmes, et, par voie de conséquence, de qualifier
d'hérétiques tous ceux qui dépasseront la limite.
Dans l'affaire de
la monnaie ou des médicaments, il faut un instrument de mesure : c'est la
balance. De même les Eglises se doteront de la leur : les tribunaux
écclésiastiques, dont la tâche sera de distinguer le pêcheur, coupable du
grand écart, du paroissien, qui sait se cantonner dans les bonnes limites.
Ainsi la tolérance
justifie paradoxalement l'inquisition. Merci, mon Dieu !
Aux XVIIème et
XVIIIème siècles, l'importance du débat religieux et ses énormes conséquences
politiques, alimenteront en permanence le débat sur la tolérance.
Catholique, doit-on
ou non tolérer la réforme ? Protestant, doit-on ou non accepter la dissidence ?
Le monde religieux se divise donc en deux parties, elles-mêmes subdivisées en
deux autres parties, et ainsi de suite, selon le critère de l'acceptation ou du
refus de la différence de pensée, à l'intérieur de normes très étroites.
Cette pagaille
nécessite que d'importants moyens soient mis en oeuvre, par les Eglises et les
Etats, pour que les sanctions soient appliquées à grande échelle : législations
restrictives, massacres organisés, guerres de religion. Ainsi, la tolérance
justifie, paradoxalement les persécutions.
Bayle et Bossuet
seront, chacun dans leur camp, les deux grands animateurs de ce débat
religieux.
Bayle, en
préconisant la plus grande liberté de conscience, Bossuet, en fixant les
limites de cette liberté, ont l'un et l'autre utilisé et discuté le concept de
tolérance civile.
Si leurs opinions
sont non seulement divergentes mais opposées, ils s'accordent au moins sur une
définition commune de la tolérance civile, qui est la permission accordée de
pratiquer d'autres cultes que le culte permis par l'Etat.
La tolérance est
octroyée par une autorité, non plus religieuse exclusivement, mais civile, le
pouvoir d'Etat, qui, en fixant la norme, s'autorise à condamner ceux qui la
transgressent.
Pour défendre les
principes de Liberté auxquels ils adhéraient, et, au minimum, pour protéger des
vies humaines menacées, les philosophes du siècle des Lumières élargiront le
concept à celui de tolérance philosophique.
C'est, pour eux,
l'admission du principe qui oblige à ne pas persécuter ceux qui pensent
différemment en matière religieuse. La religion reste au coeur du débat, mais
la tolérance n'est plus considérée seulement sous l'oeil du pouvoir qui
légifère.
La tolérance se
conçoit désormais comme l'acceptation de la liberté de pensée.
La tolérance
devient alors une idée révolutionnaire.
La tolérance n'est
plus affaire de petite dose, mais un principe absolu, global, total, le
corollaire des droits fondamentaux qui s'attachent à la personne humaine.
Et quelques années
plus tard, Mirabeau pourra dire :
«Je ne viens pas
prêcher la tolérance ; la liberté la plus illimitée de religion est, à mes
yeux, un droit si sacré, que le mot tolérance qui voudrait l'exprimer me
paraît, en quelque sorte, tyrannique lui-même, puisque l'autorité qui tolère
pourrait ne pas tolérer ».
* * *
Notre vieux
philosophe avait appartenu au siècle des Lumières et, l'intolérance, il en
avait été la victime. Mais jamais il n'avait baissé les bras, considérant :
« Un jour tout
sera bien, voilà notre espérance,
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion »
Cette maxime, d'un
raisonnable optimisme, l'avait constamment accompagné et lui avait donné
quelque courage lorsque la tournure des événements lui paraissait défavorable.
Et puis notre
philosophe croyait résolument en l'avenir de l'homme, même s'il se doutait bien
que les choses iraient lentement. Il expliqua au poète, qui l'écoutait d'un air
dubitatif :
«Il y aura
toujours des barbares et des fourbes qui fomenteront l'intolérance, mais ils
ne l'avoueront pas, et c'est avoir gagné beaucoup».
Ce n'était pas
l'avis du poète peu prompt à se réjouir d'une si petite victoire. Il voyait
bien lui que la barbarie, individuelle ou collective, spontanée ou organisée,
avait le plus souvent triomphé sur la tolérance. Elle avait même été érigée en
doctrines politiques ou religieuses.
A l'optimisme du
philosophe, il opposait son désespoir :
« Mort l'enfant
qui vivait en moi,
qui voyait en ce monde-là
un jardin, une
rivière
et des hommes
plutôt frères,
Le jardin est
une jungle
les hommes sont
devenus dingues ».
Tolérance politique et tolérance morale
La montée des
intégrismes, en Orient comme en Occident, a réactualisé le caractère religieux
du débat sur la tolérance. Il n'empêche que, depuis la Révolution, le concept a
perdu sa spécificité religieuse, au profit d'une acception beaucoup plus large,
beaucoup plus globale, beaucoup plus politique.
Le champ de la
tolérance recouvre le domaine des opinions, en général, ce que Diderot avait
pressenti en écrivant : «il y a dans les choses de goût, ainsi que dans les
choses religieuses, une espèce d'intolérance que je blâme ».
Comme le dit la
sagesse populaire : «les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas »,
proverbe qui exprime bien l'idée que chacun a droit à son opinion et que toute
opinion est respectable, et même tellement respectable qu'elle n'a pas besoin
d'être discutée.
Du coup, la
tolérance est devenu un concept essentiellement politique.
La tolérance
politique est l'acceptation du pluralisme dans la conduite des affaires de
l'Etat. Elle suppose et implique la démocratie et la laïcité. Elle
s'oppose au
totalitarisme et aux extrémismes. La tolérance étant politique, pleinement et
totalement politique.
de la tolérance
puisque précisément être tolérant c'est admettre que toutes les idéologies
puissent s'exprimer.
Elle est donc au
coeur de tous les débats avec ses partisans et ses adversaires. Ses adversaires
la condamnent et la caricaturent.
Ils la condamnent
essentiellement au motif que la tolérance favorise la genèse et l'expression
des pluralismes et en conséquence détruit la cohésion politique et sociale de
la nation.
Ils la caricaturent
en associant systématiquement la tolérance à la faiblesse de comportement, ou,
pour parler comme nos hommes politiques, au laxisme, mot qui en remplace un
autre, moins usité, le tolérantisme.
C'est Beaumarchais,
qui, avec humour, fait dire à l'un de ses personnages, aussi réactionnaire
qu'odieux :
«Qu'a-t-il
produit (ce siècle) pour qu'on le loue ? Des sottises de toutes espèces : la
liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation,
le quinquina, l'Encyclopédie et les drames ».
Au laxisme des
partisans de la tolérance, les tenants de la fermeté opposent ces valeurs,
d'autant plus sûres qu'immuables, que sont l'ordre, la fermeté,
l'intransigeance. Chacune de ces valeurs s'exprime naturellement par rapport à
des situations et des conduites pré-établies : l'ordre sera celui du système en
place, ou système de référence, la fermeté qualifiera la manière de conduire
les affaires de la cité, l'intransigeance concernera la façon de réprimer les
écarts, toutes situations et conduites éminemment politiques, au sens large du
terme.
Les partisans de la
tolérance rétorquent plutôt en termes de morale. Car la justification de leur
pensée réside d'abord dans une conception et une appréciation positive de
l'homme.
La tolérance morale
c'est une façon de concevoir les rapports entre les hommes, sur la base d'un
respect absolu des consciences, des idées, des caractères et des personnalités.
Elle est indissociable non seulement de la foi en l'homme et en ses qualités,
mais aussi de l'idée de sa constante perfectibilité.
Les tolérants ne
peuvent pas répondre à leurs adversaires sur le plan idéologique ou politique.
Il serait en effet paradoxal qu'il existât une idéologie
Situer la tolérance
sur le plan de la morale permet à ses partisans l'expression de leurs idées
propres comme celle des idées d'autrui. Pourvu qu'autrui montre, au minimum,
quelque disposition à rendre la pareille.
Ce qui règle, espérons-le
une fois pour toutes, le grotesque débat sur les limites à la tolérance :
«peut-on tolérer l'intolérable ? ».
S'il s'agissait
d'un débat idéologique, nous ergoterions sans fin sur le tolérable et
l'intolérable en politique.
Mais puisqu'il
s'agit de morale, et qu'il ne s'agit que de cela, le débat est réglé d'avance.
L'intolérance est définitivement intolérable.
Nous nous en tenons
bien entendu à l'interprétation présente du concept de tolérance, qui s'attache
à son sens propre, que nous avons tenté de définir par rapport aux contextes
historiques et philosophiques de l'époque où le problème de la tolérance fut
posé avec acuité.
Il existe bien
entendu une série de sens figurés qui touchent à tous les domaines du
comportement. Par exemple, mon patron fait preuve d'une certaine tolérance dans
l'application des horaires de bureau. Qu'il ait raison ou non, nous pourrions
en débattre longuement, nous ne le faisons pas, car d'une part cela nous
arrange l'un et l'autre et que d'autre part le choix est le sien plus que le
mien.
Ce n'est pas là où
se situe le débat fondamental : en matière de comportement humain, et de
morale, nous sommes en tout état de cause lui et moi d'accord, sur le fait que
l'intolérance est intolérable.
* * *
Encore qu'il ne
soit pas toujours facile de discerner si tel comportement humain relève, ou
non, de l'intolérance. Et les actes, même les plus barbares, se parent souvent
des plumes de la morale, en particulier dans les actes de barbarie collective
et organisée.
Et notre poète était
fort troublé. Comme il l'avait été, tout au long de sa vie.
Tantôt il avouait
au philosophe avec émotion :
« Je ne suis
qu'un militant du parti des oiseaux,
des baleines,
des enfants, de la terre et de l'eau ».
Tantôt sa révolte
l'emportait, et il se prenait non seulement à haïr la société, mais à en faire
l'unique objet de sa vindicte :
« J'ai chanté
dix fois, cent fois
j'ai hurlé pendant des mois,
j'ai crié sur tous les toits...
...mais moi, on ne m'aura pas
je tirerai le premier
et j'oserai au
bon endroit ».
Tantôt, c'était le
désespoir :
« Dans ma
guitare, y'a plus rien
, plus un mot,
plus un refrain ».
Le philosophe, par
définition et par fonction, était infiniment plus sage. Il expliqua au poète :
«Tu parles du
bon et du mauvais, du juste et de l'injuste : il me paraît que tout ce qui nous
fait plaisir sans faire tort à personne est très bon et très juste; que tout ce
qui fait tort aux hommes, sans nous faire de plaisir est abominable; et que ce
qui nous fait plaisir en faisant du tort aux autres est... très dangereux pour
nous-mêmes et très mauvais pour autrui».
A défaut d'avoir la
moindre valeur sur le plan des conséquences idéologiques que l'on devrait en
tirer, ce discours a un mérite particulier : il trace en effet le cadre d'un
code de conduite très simple mais très efficace, pour régir les rapports entre
les êtres humains. Il fixe précisément les limites entre le tolérable et
l'intolérable. Il ramène la tolérance à ce qu'elle est : une affaire
personnelle de morale individuelle.
La tolérance est une vertu
Curieuse et
paradoxale déviation : les maisons où officient les dames de petites vertus
sont les maisons de tolérance. Cette plaisante distorsion de langage n'est pas
innocente.
La preuve : elle a
permis un bon mot «La tolérance, il y a des maisons faites pour ça »,
non moins innocent, ce qui en explique la célébrité.
La vertu est
toujours un peu ridicule. Il est vrai que n'est pas vertueux qui peut, ni même
qui veut, et que l'on n'est jamais vertueux naturellement si facilement.
Alors, tant qu'à
faire, autant marquer son impuissance à y accéder ou sa pensée à le devenir, en
la tournant en ridicule.
Il faut admettre
aussi que la vertu a souvent servi de prétexte à de mauvais agissements : un
régime politique prétendument vertueux, avait confié à ses fonctionnaires, le
travail de briser la vie de familles juives, au nom de la patrie. Bien entendu,
il avait substitué à la devise «Liberté, Egalité, Fraternité» celle de «
Travail, Famille, Patrie» trois mots qu'il s'est employé méthodiquement à vider
de toute substance.
Il n'est pas
facile, dans ces conditions, de distinguer les bonnes et les vraies vertus, les
fausses et les mauvaises, et d'échapper au ridicule contemporain qui méprise
ou dédaigne l'homme vertueux.
Mais revenons à
notre propos sur la tolérance.
La tolérance,
disions-nous est une vertu. Qu'est-ce que cela signifie ? Pour bien le
comprendre, distinguons la vertu, de la qualité et du don.
La qualité d'abord
Par qualité, il
faut entendre toute caractéristique fondamentale. La définition philosophique
du mot qualité, à l'origine, explique qu'il s'agit bien des caractéristiques
qui définissent un corps et sans lesquelles il ne pourrait ni exister, ni être
conçu.
Cette définition
s'applique à l'homme. Corneille, dans Polyeucte écrit :
« Daignez
considérer le sang dont vous sortez, Vos grandes actions, vos rares qualités... ».
C'est pourquoi
d'ailleurs les nobles exclusivement étaient appelés gens de qualité, de par
leur naissance et leur sang, ce qui permet à Molière de répondre :
« Les gens de
qualité savent tout sans avoir jamais rien appris ».
La qualité est
innée. Elle peut s'enrichir ou se détériorer, mais elle est acquise à la
naissance.
Le don
ensuite :
Le don aussi est
inné. Mais, et la nuance est importante par rapport à la qualité, le don se
détériore à coup sûr s'il n'est pas cultivé. Sans travail, le don n'est rien,
ne vaut rien, ne sert à rien. Le don, inné certes, a besoin d'être exploité :
au don s'ajoute alors le talent c'est-à-dire la maîtrise du savoir faire et
seul son enrichissement par le talent permet au don de s'exprimer.
La vertu
enfin :
La vertu est pure
acquisition. Elle n'est jamais innée. Elle est pur travail, moral,
intellectuel, culturel, travail sur soi-même.
Rien d'inné dans la
vertu.
C'est d'ailleurs ce
qui rend la vertu si humaine, si spécifiquement humaine.
Résumons :
La qualité est
innée.
Le don est inné,
mais s'exploite par les connaissances acquises ou à acquérir. La vertu est pur
acquis.
Chacun
d'entre-nous, à un moment instantané de son existence est une mosaïque
- de qualités
innées,
- de dons innés,
plus ou moins exploités par un savoir-faire acquis à force d'un travail plus ou
moins approfondi,
- de vertus,
purement acquises.
J'illustre ma
pensée en comparant l'incomparable : l'homme et l'animal.
C'est facilité
d'exposé, je le reconnais, mais Mozart me pardonnera de le comparer à ma petite
chatte. Mozart me flatte plus souvent les oreilles que je ne caresse celles de
mon animal favori, je puis donc me permettre cette irrévérence.
Mozart, c'est
incontestable, avait des dons, révélés alors qu'il était si jeune, que l'on
doit bien les considérer comme innés. Il avait aussi des qualités, lesquelles
sûrement, lui ont permis d'exploiter ces dons. Mozart avait aussi des vertus
dont je ne saurais dire s'il les a acquises en devenant franc-maçon ou s'il est
devenu franc-maçon parce qu'ils les avaient précédemment acquises. Mais peu
importe. Disons que Mozart était doué, généralement doué, qu'il avait le goût
du travail, et qu'il était tolérant.
Ma petite chatte,
elle aussi a des qualités et des dons. Elle a le don de la chasse et des
qualités d'agilité qui lui permettent d'exploiter ce don, ce qui est dramatique
pour les rongeurs de mon jardin.
Elle n'est pas
vertueuse pour autant. Elle n'a aucun sens de la tolérance et elle agresse
systématiquement toute espèce d'animal rampant, marchant ou volant, et sans
considération de poids et de taille, qui pénétrerait accidentellement son
territoire.
Elle n'est
tolérante qu'à mon égard : il est vrai que je la nourris.
Ma chatte
n'appartient pas à l'espèce humaine. Ses qualités et ses dons relèvent de sa
nature et de son instinct. Je l'aime comme cela.
J'aime aussi Mozart
pour ses qualités et ses dons. Où plutôt, j'aime sa musique pour ces raisons-là
et j'aime le musicien, l'homme, pour ses vertus. Je ne l'aimerais pas s'il
avait été un personnage ignoble, et sans doute dans ce cas, je n'écouterais pas
sa musique.
Et voilà pourquoi
je dis que la vertu est humaine, spécifiquement humaine.
* * *
Le vieux philosophe
avait beaucoup de mal à expliquer cela au poète, autant que j'ai du mal à vous
l'expliquer moi-même.
Lui aussi, il
utilisa une comparaison entre l'homme et l'animal :
«Je pense que
(l'homme) est un animal à deux pieds qui a la faculté de raisonner, de parler
et de rire et qui se sert de ses mains beaucoup plus habilement que le singe...
(il a) une mémoire infiniment supérieure, beaucoup plus d'idées et... une
langue qui forme incomparablement plus de sons que la langue des bêtes».
C'est bien pourquoi
il faisait confiance à l'homme, capable de dépasser sa nature, de développer
ses meilleurs instincts, de réfréner et de combattre les plus vils. Et à ce
compte, la société finira bien par évoluer et les hommes, un jour qu'il
espérait proche, vivront libres et égaux., dans un monde plus tolérant.
La colère du poète
était à son comble. Il hurla à en réveiller les âmes paisibles qui arpentaient
les allées du jardin paradisiaque.
« Qui a écrit que
les homes
naissaient
libres et égaux ?
Libres, mais
dans le troupeau,
Egaux, devant le
bourreau ».
Il était tellement
fâché qu'il en devenait vulgaire, ce qui n'est pas recommandé pour un poète.
« Passent les
jours et les semaines,
Y a que le décor
qui évolue,
la mentalité est
la même,
tous des
tocards, tous des faux-culs ».
Le philosophe était
peiné. Grâce au recul conféré par deux siècles de plus, il avait pris de la
hauteur : il avait pu mesurer le formidable progrès économique, social,
culturel que les hommes avaient accompli.
Et pourtant, il
n'était pas franchement choqué car il savait bien que les hommes avaient mal
partagé le progrès.
Dans le fond, il
comprenait le poète. Mais sa foi en l'homme était inébranlable. Puisque le
progrès, même insuffisant et mal réparti, était observable, il était toujours
possible d'en espérer davantage.
Il décida donc d'y
croire encore et se résolut d'être pour toujours :
« Amant de tous
les arts et de tout grand génie,
Implacable ennemi du calomniateur,
Du fanatique
absurde et du vil délateur ».
Il s'arma de
courage pour tenter d'entraîner le poète sur cette voie.
* * *
Nous avons vu que
la tolérance, vertu spécifiquement humaine, n'est ni instinctive ni naturelle.
L'esprit de tolérance s'acquiert, se cultive, se développe.
N'entrons pas dans
le débat sur la nature de l'homme, puisqu'il ne concerne pas la tolérance.
Mais interrogeons-nous plutôt sur la façon dont cet esprit est susceptible de
germer dans le coeur des hommes, puis comment il peut s'y développer.
Le petit de l'homme
a de grands yeux : il les ouvre le jour et transmet à son cerveau,
quotidiennement des milliers d'informations contradictoires.
Les unes pèsent
lourd, les autres ne lui laisseront qu'un souvenir fugace, certaines ne vivront
que le temps d'une seconde, et quelques-unes tisseront l'écheveau de ses
souvenirs.
La nuit, le petit
ferme les yeux. Son cerveau va décanter les informations du jour. Certaines,
comme dans un ordinateur, seront immédiatement restituables, dès le réveil du
lendemain. D'autres viendront enrichir un inconscient et un subconscient dont
les socles se sont constitués, dit-on, dans la période pré-natale.
Tout ceci est
tellement complexe, que le petit va devoir trier, c'est-à-dire penser. Aucune
des informations reçues n'étant objectives, sa pensée ne sera pas objective.
Voilà que l'enfant
est sujet pensant certes, mais sujet. Et heureusement puisque sa subjectivité
est sa personnalité.
Sujet unique et
personnalisé, voilà notre enfant, trop tôt devenu homme, qui prend conscience
que son existence est dépendante de celle d'autres sujets, non moins uniques et
non moins personnalisés.
Mais comme il est
au centre de sa perception du monde, il ne peut pas faire autrement que de
penser qu'il est le centre du monde, objet d'amour et de haine convergents vers
sa personne, de même qu'il dirige comme une arme défensive ou agressive, son
amour et sa haine vers autrui.
C'est ainsi que les
hommes, à la fois sujets et objets, communiquent entre eux.
Je n'ai pas la
prétention d'expliquer l'homme à travers ce raccourci méandreux. Ce n'est
qu'une petite fable entre vous et moi, elle a pour objet d'exprimer très
rapidement que les rapports humains sont infiniment complexes et qu'ils
dépassent notre capacité à les appréhender.
Cette démarche a un
nom : elle s'appelle l'initiation.
Cette démarche est
la façon unique de développer en soi l'esprit de tolérance.
Et c'est pourquoi
devenir tolérant demande beaucoup de travail, en tout cas infiniment plus qu'il
n'en faut pour passer le baccalauréat. Et c'est d'autant plus difficile qu'on
ne trouve pas de maître es tolérance susceptible de nous l'enseigner comme on
m'a appris avec plus ou moins de talent, et avec plus ou moins de succès, les
mathématiques ou la philosophie.
Certes, vous en
rencontrerez parfois qui vous feront la leçon : c'est qu'ils se sont octroyés
eux-mêmes un diplôme qui a d'autant plus de valeur à leurs yeux qu'ils furent
le propre examinateur de leurs multiples talents, et que ce jour-là ils se sont
montrés très sévères, aussi sévères qu'on peut l'être lorsque l'examiné,
c'est-à-dire la même personne, fait preuve d'une compétence et d'un savoir
exceptionnels.
Ces «gens de
qualité », au sens où Molière ironisait, méritent le nom dont on les affuble :
ce sont les pédants.
Non, en matière de
tolérance, l'apprentissage se fait seul. Il n'y a pas de maître ni d'élève,
mais un homme seul, face à son miroir, et suffisamment courageux pour être
tantôt l'un tantôt l'autre, et savoir au bon moment et à tout bout de champ
inverser les rôles.
La manœuvre a un
but. Elle vise à ce que, de l'autre côté du miroir, apparaisse non pas le
reflet de soi-même, mais l'envers, qui révèle la face cachée. Elle aspire à
faire prendre conscience que si l'homme est un bloc lisse ou fissuré selon les
caractères, il n'est pas identique à l'extérieur, comme à l'intérieur, et que
sa présentation homogène et cohérente, n'est qu'un masque qui recouvre ses
contradictions.
Elle amène à
reconnaître, comme éléments fondamentaux de sa personnalité, ce que les
comportements quotidiens et habituels ont coutume d'occulter. Elle fait
comprendre qu'on est à la fois l'un et l'autre, et démontre ainsi qu'autrui est
semblable à soi-même, et que les différences entre les hommes sont infiniment
moins importantes que ce qui les unit.
Elle fait découvrir
que nous nous différençons uniquement par l'assemblage varié de composants
identiques et donc que si nous ne sommes pas jumeaux, à coup sûr nous sommes
frères.
Cette démarche est
celle dont procède la Grande Loge de France, maillon de la Franc-Maçonnerie
Universelle, qui dès ses origines, c'est-à-dire, pour s'en tenir à la
Franc-Maçonnerie moderne et à sa date de naissance officielle, en 1723,
proclame dans ses Constitutions :
«Un maçon est
obligé d'obéir à la Loi morale... Mais, quoique dans les temps anciens les
maçons fussent tenus dans chaque pays d'être de la Religion, quelle qu'elle
fut, de ce Pays ou de cette Nation, néanmoins il est maintenant considéré plus
expédient de les astreindre à cette religion sur laquelle tous les hommes sont
d'accord, laissant à chacun ses propres opinions ; c'est-à-dire, d'être Hommes
de bien et loyaux, ou Hommes d'Honneur et de Probité, quelles que soient les
Dénominations ou Confessions qui aident à les distinguer ; par suite de quoi
la Maçonnerie devient le Centre d'union, et le moyen de nouer une Amitié
sincère entre des personnes qui n'auraient pu que rester perpétuellement
étrangères ».
La Franc-Maçonnerie
n'ayant pas le monopole de l'initiation, sa nécessité n'est pas prouvée. Mais
accordons-nous au moins sur ce mérite qu'on peut lui reconnaître, que lui
reconnaissent en tous cas ses membres, celui de se proposer de les aider,
collectivement, à la démarche individuelle.
Car l'initiation
est par essence individuelle.
Les arts
romanesques, de la littérature au cinéma en passant par le théâtre, en
fournissent maints exemples.
Le processus est
toujours identique,
Déstabilisation :
mort profane,
Renaissance : vie
nouvelle,
Reconstruction :
progressive, par épreuves et paliers successifs.
Les événements
dramatiques du vécu quotidien, sont, lorsqu'ils surviennent, suffisamment
douloureux pour provoquer un processus, toujours cruel.
Le seul mérite de
la Franc-Maçonnerie est de proposer une version pacifique, permanente et
collective, de cette initiation individuelle.
En 1723, notre
philosophe n'avait pas trente ans. Il avait déjà
cependant plusieurs écrits à
son actif, essentiellement des pamphlets qui l'avaient fait mal voir du
côté de
la bonne société et l'avaient même contraint
à séjourner à l'étranger plutôt
qu'à Paris.
Il fut d'autant
plus séduit par les idées maçonniques, qu'il en professait d'identiques, Il ne
devint pas franc-maçon pour autant, malgré qu'il ait été sollicité par ses amis
philosophes qui, très nombreux, fréquentaient les loges. Il fut initié beaucoup
plus tard. Mais il avait été de tout temps un bon compagnon de route.
Aussi n'hésita-t-il
pas à en parler au poète qui lui n'en voyait pas réellement la nécessité.
Lui-même en avait entendu parler, et avait même le souvenir vague d'un copain
franc-maçon, dont les idées ne lui avaient pas paru véritablement
révolutionnaires.
Et puis le poète en
avait marre des idées, qui ne sont jamais que des mots. Il avait tant vécu avec
les mots que les mots commençaient à le fatiguer.
« Fatigué,
fatigué,
fatigué d'espérer
et fatigué de croire
à ces idées
brandies comme des étendards
et pour
lesquelles tant d'hommes ont connu l'abattoir ».
Mais le philosophe
n'était pas enclin à baisser les bras. Il se prenait d'amitié pour le poète,
et voulait s'efforcer de le convaincre. Et il lui expliqua le problème et la
solution :
«Quand nos
actions démentent notre morale, c'est que nous croyons qu'il y a quelque
avantage pour nous à faire le contraire de ce que nous enseignons; mais
certainement, il n'y a aucun avantage à persécuter ceux qui ne sont pas de
notre avis et à nous en faire haïr, il y a donc, encore une fois, de
l'absurdité dans l'intolérance ».
Le philosophe
voulut réconcilier le poète avec les idées généreuses, en lui faisant remarquer
:
«Nos histoires,
nos discours, nos sermons, nos ouvrages de morale, nos catéchismes, respirent
tous, enseignent tous aujourd'hui, ce devoir sacré de tolérance».
Le poète résolut
alors de s'endormir pour ne pas en écouter davantage. Il tourna le dos au
philosophe en soupirant :
« J'crois plus à
grand'chose
Il est temps que
j'me repose
J'ai plus d'amour, plus de plaisir,
plus de haine, plus de désirs ».
Le philosophe en
fut très malheureux.
Il eût envie d'une
promenade solitaire, lorsque soudain il se rappela que les membres de sa loge,
«Les Neuf Sœurs », où il avait été finalement initié et in extremis en 1778,
se réunissaient ce soir là. Il décida de participer.
*
* *
N'imaginons pas que
les francs-maçons puissent se targuer de détenir le monopole de la tolérance et
qu'ils aient la prétention de l'enseigner à quiconque frapperait à la porte du
Temple. Les discours peuvent bien tenter de le faire, mais la Franc-Maçonnerie
ne propose pas de discours. Elle offre à qui veut bien en saisir l'opportunité,
une méthode qualifiée d'initiatique, car, à l'instar de l'explication qui a
précédé, elle tend un miroir dans lequel chacun de ses membres part à la
recherche de sa propre image et, en définitive, y découvre autrui.
Ce miroir, c'est la
loge maçonnique, l'assemblée des frères, dans un lieu clos, temple sacralisé
c'est-à-dire reconstitué dans un contexte universel.
Le temple, c'est un
lieu à la fois réel et symbolique. Réel, il est lieu de la réflexion et du
travail des Frères. Symbolique, il représente l'univers cosmique, le monde
dans ses dimensions infiniment grandes et infiniment petites, macrocosmiques et
microcosmiques.
De ce fait, à
l'intérieur du Temple, les frères ne sont plus les mêmes hommes que ceux que
l'on croise dans le monde. Chacun d'entre eux apparaît aux autres comme une
parcelle de l'humanité, et chaque mot, chaque phrase, chaque discours est reçu
non pas comme un message médiatique habituel, mais comme un message
messianique, enrichi d'universalisme. Ce mot que tu dis, cette phrase que tu
construis, ce discours que tu prononces, c'est ton expression et en même temps
une part de la mienne, c'est ta pensée, comme c'est celle de millions d'hommes
et de femmes qui, à travers le temps et l'espace, à un moment ou à un autre,
dans des lieux identiques ou différents, se sont prononcés de la même façon que
toi.
Alors, je reçois
tes mots, tes phrases, tes discours différemment et à mon tour je te parle
différemment. Je t'écoute comme je te parle, je te perçois comme un autre
moi-même, je me sens ton frère.
Ce processus, qui
se renouvelle à chaque réunion des frères en loge, a quelque chose de magique,
il l'est en effet par la magie du rituel, rigoureusement respecté dans les
loges de la Grande Loge de France.
Le rituel, c'est un
moyen, à caractère mécanique et théâtral, qui vise à créer une rupture entre le
monde profane, celui où la passion l'emporte sur la raison, la folie sur la
sagesse, la haine sur l'amour, et le monde sacré où s'inversent les flux et les
courants. Comme si le fleuve remontait son cours pour retourner à sa source et
n'être plus qu'eau pure.
Purs, nous ne le
sommes jamais totalement, et le philosophe ne prétendrait pas l'être plus que
le poète. Mais au moins nous essayons de nous abreuver auprès de nos frères
disposés à nous donner à boire en partageant leur eau.
Alors se développe
en chacun de nous le sens d'autrui et du rapport privilégié qui nous unit à
lui. De ce fait la morale vacille : elle ne peut plus suivre la ligne de la
verticale où le dogme circule du haut vers le bas, mais elle devient ruban
horizontal, support flexible et évolutif par lequel ,'échangent les idées et
transitent les comportements.
La tolérance n'est
_plus alors ni ridicule ni visible. Car on comprend qu'elle est le ciment
obligatoire des hommes qui oeuvrent pour le progrès de l'humanité.
Notre philosophe
l'avait bien mesuré : dans la société de l'Ancien Régime où l'intégrisme
oligarchique freinait toute évolution progressiste, le Mouvement des Lumières,
en parfaite symbiose d'idées avec la Franc- Maçonnerie moderne dont les
premiers pas ont accompagné ceux du siècle et qui a grandi avec lui, ont posé
les bases de la société démocratique moderne.
En 1789, la
Révolution française a pulvérisé les
institutions. Elle a suscité les espoirs
les plus fous, en même temps que ses excès ont
provoqué les plus cruelles
désillusions. Mais elle continue de porter son message
essentiel : les mots de
« Liberté, Egalité, Fraternité»
qu'elle a chipés à la Franc- Maçonnerie, ou
peut-être est-ce l'inverse, grave problème qui divise les
historiens, mais
dont se moquent éperduement tous ceux qui, étant gravement privés du pouvoir
de les écrire sur les pages de leurs cahiers et de les graver sur les murs de
leurs édifices, pleurent en y rêvant. Ceux-là sont bien plus nombreux que nous
et l'espoir est bien mince que leur nombre se réduise : c'est l'inverse qui
nous menace. C'est la raison pour laquelle nous continuons à oeuvrer dans nos
Temples, poursuivant notre utopie raisonnable, sans l'ombre d'un doute sur les
objectifs que nous assigne notre Constitution : alliance d'hommes libres,
acceptés en notre sein sans conditions de classe, de race, de religion, nous
avons pour but le perfectionnement de l'humanité et travaillons à cet effet à
l'amélioration constante de la condition humaine, tant sur le plan spirituel
et intellectuel que sur le plan du bien-être matériel.
Nous n'acceptons
aucune entrave et ne nous assignons aucune limite dans notre recherche de la
vérité et de la justice, dans le respect de la pensée d'autrui et de sa libre
expression. Nous croyons que les hommes finiront bien par s'unir dans la
pratique d'une morale universelle et dans le respect de la personnalité de
chacun.
Chaque pas franchi
nous réjouit le coeur, chaque recul nous horrifie. Finalement chacun d'entre nous
est, tantôt le philosophe, tantôt le poète. Mais peut-on être l'un sans l'autre
?
Ne sommes-nous pas
condamnés à ce perpétuel débat, tant il est ardu de progresser sur le chemin de
la tolérance ?
Et une soirée de
plus, en loge maçonnique, ne suffira certes pas à changer le monde.
* * *
C'est bien ce que
pensait le philosophe qui quittait ses frères après une excellente soirée qui
s'était achevée, comme à l'accoutumée, par de fraternelles agapes, qu'il avait
arrosées un peu trop copieusement.
Finalement, il
choisit de retourner aux côtés du poète endormi, pour y finir sa nuit. Il
dormit mal. Lorsqu'au matin il se réveilla, il remarqua une lueur d'amusement
dans le regard du poète qui l'observait avec une tendre attention.
Le philosophe se
sentit prêt à quelque concession. Il dit tristement :
«J'ai été
sensiblement affligé de ton état, et je te jure qu'il n'a pas peu contribué à
me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand-chose».
Mais le poète,
d'humeur nettement plus gaillarde ce matin-là, ne l'entendait pas de cette
oreille et il rétorqua aussi sec :
«Il faut aimer la vie
et l'aimer même si
le temps est assassin
et emporte avec lui
le rire des enfants».
Le philosophe en
fut rassuré. Enfin ils semblaient l'un et l'autre d'accord. Mais le poète,
comme s'il avait deviné la pensée du philosophe poursuivit :
«Comment veux-tu que j'sois d'accord
Avec
toi
J'ai d'jà du mal à être d'accord
Avec moi».
Ce fut sa
conclusion, ce sera donc la mienne.
Nous quitterons là,
le philosophe et le poète, qui ont bien involontairement figuré dans ce
scénario artificiel, mais cependant entièrement dialogué avec des phrases
qu'ils ont l'un et l'autre écrites.
* * *
Le philosophe était
François-Marie Arouet, dit Voltaire. Ses dialogues sont extraits des textes
suivants :
Poème sur le
désastre de Lisbonne
Dictionnaire
philosophique
Entretien d'un
sauvage et d'un bachelier
Sixième discours en
vers sur l'homme
Traité sur la
tolérance
Epître à Horace
Voltaire est né il
y a 295 ans. J'ai arrondi à 300.
Dans le rôle du
poète : Renaud Séchan, plus connu comme chanteur sous le nom de Renaud. Si je
lui ai donné 100 ans, c'est qu'il s'est attribué lui- même cet âge dans sa
chanson « Cent ans », dont provient le premier extrait.
Les autres extraits
proviennent des chansons suivantes :
Morts les enfants
Déserteur
Société tu m'auras
pas
J'ai la vie qui
m'pique les yeux
Triviale poursuite
Hexagone Mistral
gagnant
Socialiste
Je les remercie
l'un et l'autre.
Jean-Paul Ricker
Conférence du cycle
Condorcet Brossolette, prononcée par Jean-Paul Ricker, le 14 janvier 1989.
(1) Lalande,
Discours à la Loge «Les Neufs Sœurs », 18 juin 1805.
Publié
dans le PVI N°
72 - 1éme trimestre 1989 -
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