GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 1T/1989 |
Franc-Maçonnerie et Esotérisme au XVIIIème Siècle La pensée du
XVIIIème siècle est le plus souvent assimilée dans sa totalité à la
«philosophie des lumières », à ce que en allemand on nomme « l'Aufklarung », en
anglais, « Enleigtement ». C'est-à-dire que l'on identifie généralement la
philosophie du XVIIIème siècle à une philosophie de caractère rationaliste et
empiriste, la raison se limitant le plus souvent à la raison mathématique et
expérimentale. Le monde et l'homme lui-même, le rapport de celui-ci avec le
Cosmos, et les relations des hommes entre eux dans le cadre de la société,
comme la relation essentielle de l'homme à Dieu, Etre Suprême, sont examinés,
pensés, appréhendés à la lumière de la seule raison, de la seule rationalité.
La foi des philosophes des lumières est foi en la raison, exigence de
rationalité et cela dans l'ordre «théorique », celui de la connaissance, dans
l'ordre «pratique », celui de l'action, dans le domaine religieux comme dans le
domaine politique. Cette exigence de rationalité est aussi exigence et
affirmation d'une liberté, de la liberté de la pensée, de la liberté de l'homme
lui-même, liberté et raison étant pour les philosophes des lumières
nécessairement liées. Ce développement de
la raison et son application à tous les domaines de la connaissance et de
l'action, ce progrès de la liberté, doivent entraîner nécessairement le progrès
de la civilisation et de l'homme lui-même. Déjà au début du siècle Fontenelle
avait pu écrire : «Quel sentiment de triomphe et quelle joyeuse attente dans
ce seul mot de progrès. Il procure cet orgueil sans lequel il est difficile de
vivre et ces perspectives sur l'avenir qui au lieu de contredire le présent, le
complètent et l'embellissent. Nous voilà dans un siècle qui va devenir de jour
en jour éclairé, de sorte que tous les siècles précédents ne seront que
ténèbres et aveuglement ». Et avant lui Pierre Bayle, qui se trouve à l'origine
de beaucoup d'idées fortes du XVIIIème siècle, déclarait : «Il y a une
lumière naturelle (1) vive et distincte qui éclaire tous les hommes aussitôt
qu'ils ouvrent les yeux de leur attention et qui les convainc irrésistiblement
de la vérité ». Nombre de personnes
du XVIIIème siècle reprendront, développeront ces idées, des plus obscures aux
plus célèbres, en France, en Europe, en Angleterre. Aussi bien le curé Meslier
qui dans ses mémoires, restés longtemps secrètes peut écrire «les seules
lumières de la raison naturelle sont capables de conduire les hommes à la
perfection des sciences des arts et de la sagesse humaine », que ceux-là plus
célèbres, Voltaire, Diderot et Condorcet, qui a écrit à la fin de ce siècle
dans un ouvrage «Esquisse d'un Tableau historique des Progrès de l'esprit
humain»: «Il arrivera un moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que
les hommes libres, ne reconnaîtra d'autres limites que celles de la raison ».
L'Encyclopédie porte un témoignage indiscutable sur l'esprit qui domine en ce
siècle, en France. Mais il en est de même en Angleterre. Dans l' «Enquête sur
l'entendement humain», le philosophe David Hume écrit avec netteté «Quand nous
parcourons les Bibliothèques, que nous faut-il détruire... ? Si nous prenons un
volume de théologie ou de méthaphysique par exemple demandons-nous, «
Contient-il des raisonnements abstraits sur les quantités et sur les nombres ?
». Non. «Contient-il des raisonnements expérimentaux sur des questions de
fait et d'existence ?» Non. «Alors mettez-le au feu car il ne contient que
sophismes et illusions ». En Allemagne,
Emmanuel Kant, le sage de Koegnisberg, dans son opuscule célèbre « Qu 'est-ce
que les lumières ?», répond que l'esprit des lumières consiste à penser par
soi-même : « Sapere Aude : ose penser par toi-même ». Or qu'est-ce que penser
par soi-même ? «Penser par soi- même signifie, rechercher en soi-même c'est-à-dire
en sa raison, la suprême pierre de touche de la vérité et la maxime de penser
tout le temps par soi-même constitue l'esprit des lumières ». Et il est
incontestable, qu'à bien des égards, le XVIIIème siècle est le siècle des
lumières, celui du rationalisme, du déisme et de la libre pensée, voire parfois
à la limite, du matérialisme et de l'athéisme, le siècle de Voltaire, de
Diderot, d'Helvétius, de d'Holbach, celui de Hume et de Gibbons en Angleterre,
de Wolf et de Kant en Allemagne. N'est-il que cela ? Mais n'est-il que
cela ? Se réduit-il à cette seule philosophie ? Caractériser tout le XVIIIème
siècle comme le siècle du rationalisme, le siècle des lumières n'est-ce pas
seulement désigner « l'idéologie dominante» ? n'est- ce pas désigner la partie,
une partie pour le tout ? Car très tôt, et pas seulement, comme on le dit très
souvent, à partir de 1760, en France, plus encore en Europe et en Angleterre,
se manifeste un certain rejet de l'analyse critique, et du rationalisme et dans
le prolongement du matérialisme, d'un certain « scientisme » (avant la
lettre). On assiste à un retour de la sensibilité, du sentiment, de
l'imagination «A l'impérialisme d'une fonction désincarnée la raison s'oppose
la protestation de l'homme concret, à la recherche de son être ...l'homme
concret, celui du cœur et du sentiment, celui de la sensibilité et de
l'imagination » (Georges Gusdorf). Ainsi le XVIIIème
est sans doute le siècle des esprits éclairés mais aussi celui des âmes
sensibles, le siècle de la raison mais aussi celui du sentiment, celui de
l'expérience mais aussi celui de l'imagination, celui du calcul mais aussi
celui de la passion, et s'il apparaît à certains comme le siècle du
matérialisme, il est également celui qui voit naître ou renaître religiosité
et certaines formes de spiritualités. Comme l'écrit G. Gusdorf «On assiste à la
révolte contre les activités de la raison et de la science au nom des évidences
de la sensibilité, du désir, de la passion ; on assiste à l'expérience du mal
vivre, de la mélancolie» et apparaissent les thèmes qui exaltent certains
aspects sous-terrains et nocturnes de la réalité humaine ». Quelques textes
nous le montreraient. «La sensibilité
écrit Sénancour, n'est pas seulement l'émotion douloureuse mais la faculté
donnée à l'homme parfaitement organisé de recevoir des émotions profondes de
tout ce qui peut agir sur des organes humains ». L'homme sensible n'est pas
celui qui s'attendrit, qui pleure, mais l'homme qui reçoit des sensations là où
les autres ne trouvent que des perceptions indifférentes ». Pour Senancour
l'homme véritable ce n'est pas l'homme de la raison mais celui de la
sensibilité, celle-ci étant considérée comme le fondement même de son être, de
sa personnalité. Cette priorité de l'ordre affectif sur l'ordre intellectuel ou
rationnel, on la retrouverait dans ce texte de Chamfort : «Quand un homme et
une femme ont l'un pour l'autre une passion violente, il me semble que quels
que soient les obstacles qui les séparent... les deux amants sont l'un à
l'autre de par la nature, qu'ils s'appartiennent de droit divin malgré la loi
et les conventions humaines ». Ici l'ordre individuel et passionnel est
considéré comme au-dessus de l'ordre de la convention et de la société. On
affirme la validité du sentiment, de la sensibilité, voire de la passion. Mais
ceux-ci mêmes nous ouvrent la voie à une autre dimension de l'existence
humaine, celle qui aspire à l'infini, qui permet d'accéder ou tout au moins de
s'élancer vers l'infini. Ainsi Jean-Jacques Rousseau dans sa «Lettre à Malesherbes»
écrit : «Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalité, ils ne
m'auraient pas suffi ; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore, je trouvais en
moi un vide inexplicable, que rien ne saurait remplir... mon cœur resserré dans
les formes de l'être s'y trouvait trop à l'étroit ; j'étouffais dans l'univers,
j'aurais voulu m'élancer vers l'infini ». Certains vont
jusqu'à dire que la Vérité n'est pas seulement et surtout atteinte par le
discours mathématique et scientifique, mais au contraire par le sentiment et
l'imagination. Ils affirment qu'il y a une autre réalité que la réalité
matérielle, celle que nous délivre le calcul, et que si l'on veut comprendre
l'homme lui-même dans sa nature, dans sa dimension essentielle l'imagination
du poète, la sensibilité de l'artiste sont de meilleurs outils que la règle à
calculer du savant et la table des logarithmes. Ils pensent que la vérité doit
être proportionnée à la qualité de celui qui la reçoit et qu'il faut à tout
homme une sorte de préparation, de propédeutique existentielle pour la
recevoir. En bref comme l'écrit René Jasenski «Le siècle des lumières est aussi
ce siècle de l'illuminisme ». Paul Valéry dans
une page admirable traduit la nature complexe de ce siècle, (Variétés V) «de
cette société voluptueusement curieuse d'arcanes ». « J'imagine, écrit-il, que
cette époque fut une des plus brillantes et des plus complètes que des hommes
aient pu connaître. On y trouve l'étincelante fin d'un monde et les puissants
efforts d'un autre qui veut naître... toutes les forces et toutes les grâces de
l'esprit ». «Il y a de la magie et du calcul différentiel, autant d'athées
que de mystiques, les plus cyniques des cyniques et les plus bizarres des
rêveurs ». «Les excès de l'intelligence n'y manquent pas, compensés et
parfois dans les mêmes têtes par une étonnante crédulité. Tous les thèmes de
la curiosité intellectuelle illimitée que la Renaissance avait repris des
anciens ou tirés de son beau délire, reparaissent au XVIIIème siècle plus
vifs, plus aigus, plus précis ». «Alors coexistent dans plus d'un
esprit, des curiosités et des espoirs dont la réunion étonne. Le rationnel et
l'irrationnel s'y combinent bizarrement ». * * * Le même problème et
les mêmes difficultés se présentent lorsque nous voulons étudier la
Franc-Maçonnerie au XVIIIème siècle. La Franc-Maçonnerie
a pour origine les confréries de maçons tailleurs de pierre, les « free stone
masons », qui oeuvraient au Moyen-Age à la construction des Cathédrales et de
certains édifices religieux et civils. Mais à partir du XVIème siècle et
surtout au XVIIème siècle les loges acceptent et accueillent dans leur sein des
hommes qui ne sont pas du métier. « D'opératives » elles deviennent «
spéculatives » et peu à peu se développe une nouvelle forme de maçonnerie. La
date de naissance officielle dé cette Franc-Maçonnerie moderne est généralement
fixée à 1723, date où est publié le célèbre Livre des «Maçons francs et
acceptés», plus communément nommé « Constitutions d'Anderson ». La
Franc-Maçonnerie moderne va prendre rapidement un grand essor et les loges se
multiplier en Grande Bretagne, en France, en Europe, pour s'étendre même au
monde entier. Or, on considère
généralement que les loges et les francs-maçons qui les composent véhiculent la
philosophie des lumières, et expriment une sorte de rationalisme de la
connaissance et de l'action. Et l'on assimile très souvent le franc-maçon au
XVIIIème siècle à un rationaliste impénitent, voire à un matérialiste. Sans
doute, mais on oublie que dans le même temps dans de nombreuses loges
maçonniques se développait parallèlement, un attrait indiscutable pour les
sciences occultes et qu'apparaît un retour à une pensée traditionnelle, une
résurgence, de ce qu'on appelle l'illuminisme et l'ésotérisme. Ainsi à côté des
maçons comme Voltaire, Hume, Lalande, d'Holbach, Helvetius, on trouve également
dans les loges des maçons comme Martinez de Pasqualy, Willermoz, Mesmer, Louis
Claude de Saint Martin, Joseph de Maîstre qui sont eux des adeptes fervents de
l'occultisme, de l'illuminisme, de l'ésotérisme. Et René le
Forestier qui a consacré un monumental ouvrage à la Franc- Maçonnerie templière
et occultiste soutient la thèse que celle-ci fut au XVII lème siècle à un
triple point de vue, par la tradition dont elle se réclamait, par les
doctrines qu'elle professait, par la forme qu'elle adopta, une association
d'esprits mystiques, ce qui change la vision, l'image que nous avons surtout en
France, de l'Institution maçonnique. Et sans doute il est vrai de dire avec
Antoine Faivre que cet occultisme et cet ésotérisme constituent un ensemble
très divers, hétéroclite même, une sorte de « bazar de l'imaginaire » qui
ferait penser au fameux inventaire de Jacques Prévert. Cet ésotérisme, cet
occultisme que l'on trouve dans de nombreuses loges du XVIIIème siècle et qui
inspire les recherches des francs-maçons, prend des visages différents, se
situe dans des sphères, parfois éloignées les unes des autres. Chacun présente
des caractères particuliers et un intérêt qui ne se situe pas au même niveau.
Nous ne pouvons dans cette conférence, les examiner exhaustivement mais
seulement en indiquer les tendances et l'esprit qui les anime. * * * Considérons d'abord
l’œuvre d'un homme comme Mesmer (1733-1815), médecin
célèbre et membre de la
Franc-Maçonnerie viennoise et qui connut en particulier à
Paris son heure de
célébrité, grâce à son fameux «
bacquet » où il installait ses patients et qui
selon lui pouvait guérir toutes les maladies. Sa pratique
médicale était
elle-même ordonnée à une certaine conception
de l'homme et de la nature et de
rapports qui existaient entre celui-ci et celle-là. Mesmer
pensait que tous les
êtres de la nature, y compris les hommes sont soumis à
l'influence d'un agent
universel dit «fluide magnétique » ou
«magnétisme animal ». « Depuis longtemps,
explique-t-il, j'ai présumé qu'il existait dans la nature
un fluide universel
qui pénétrait tous les corps animés ou
inanimés. Les phénomènes de
l'électricité de même que ceux du magnétisme
m'avaient pénétré de cette opinion
» ...«mais hélas, ajoute Mesmer, l'homme
égaré par la raison méconnaît encore
cette vérité sublime »; (Discours sur le
magnétisme). Dans son livre «
Catéchisme du magnétisme » il pose la question :
« Qu'est-ce que le magnétisme
? », il répond : « C'est la propriété
qu'ont les corps d'être susceptibles de
l'action d'un fluide universellement répandu qui environne tout
ce qui existe
et qui sert à entretenir l'équilibre de toutes les
fonctions vitales ». Le
monde, l'univers n'est plus pensé comme une machine, mais
plutôt comme une
immense plante dans sa totalité comme un être vivant. Ce
fluide peut
s'accumuler et se transmettre chez l'homme en utilisant divers
procédés,
passes et attouchements. Grâce à lui, grâce à
ce magnétisme, on peut soigner et
guérir toutes les maladies, en particulier les maladies
nerveuses. Autre vision
de l'univers et aussi autre vision de l'homme lui-même, qui n'est
pas réduit à
sa seule dimension naturelle et chez qui la raison n'est plus
l'instrument,
l'outil prévilégié de la connaissance. Il y a
selon Mesmer en l'homme, un «sens
interne» qui est en relation avec tout l'univers, «une
âme spirituelle et
immortelle » qui a le pouvoir de modifier les corps, par un acte,
de par sa
volonté. Et dans les salons, celui de la Duchesse
d'Orléans, (mère du Duc
d'Enghien) qui était à l'époque Grande
Maîtresse des loges d'adoption », on «
mesmérisait », comme on « mesmérisait »
dans les loges maçonniques de ce temps,
Comme l'a écrit Sébastien Mercier, « L'amour du
merveilleux nous séduit
toujours parce que, sentant confusément combien nous ignorons
les forces de la
nature tout ce qui nous conduit à quelque découverte
en ce genre est reçu avec
transport ». D'autres esprits à
la recherche de ces forces cachées, de ces arcanes secrets de la
nature se
tourneront vers l'étude de la Kabale juive et de la Kabale
chrétienne, tel par
exemple Martinez de Pasqually (1715-1779), personnage assez
mystérieux et qui
joua un rôle considérable dans la maçonnerie
templière et occultiste de son
temps, avec son disciple Willermoz. Le titre même de son ouvrage
en indique
l'esprit «Traité de la réintégration des
êtres dans leurs propriétés premières
et puissances spirituelles et divines ». Martinez prétend
donner la clef de la
destination passée, présente et future de l'homme. Il
développe à cet effet une
sorte de géométrie mystique, une arithmosophie ou
science secrète des vertus
occultes des nombres qui permet de mieux comprendre l'homme dans sa
dimension
surnaturelle en relation avec le divin. L'étude de la Kabale
occupe une grande
place dans ses préoccupations. Le mot même de Kabale
signifie tradition, ou
science traditionnelle ; elle prétend nous révéler
Dieu, mettre l'homme lui-
même en relation directe avec la sagesse divine, en lui
dévoilant les rapports
secrets entre le créateur et la création. Les loges de
francs-maçons
accueilleront encore aujourd'hui des adeptes de la Kabale. Pour
ceux-ci, elle
constitue la clef qui permet d'ouvrir à la connaissance comme la
mathématique
et la science expérimentale permettaient à
l'encyclopédiste de découvrir la
vérité. Dans cette
recherche quasi religieuse et mystique de la connaissance, Louis Claude de
Saint Martin dit le Philosophe inconnu occupe une place importante. Celui-ci se
veut l'héritier de toute la tradition ésotérique de la pensée occidentale, il
reprend cette idée familière à l'ésotérisme de son temps (et de tous les temps)
qu'il y a un rapport, interne, occulte, entre l'homme et le monde et que l'on
ne saurait expliquer l'homme par la nature mais au contraire qu'il faut partir
de l'homme dans sa totalité pour comprendre l'univers. L'homme et l'univers
sont considérés comme le symbole de Dieu. Et la misère de l'homme moderne vient
justement de ce qu'il est séparé de Dieu. Et l' « Homme de désir » est celui
qui aspire à sa réintégration en Dieu, en refusant les limites humaines.
L'homme se doit de réaliser la régénération de lui-même, et aussi celle des
autres hommes et de l'univers lui-même. Cette idée de régénération est ici
essentielle, elle est ce vers quoi il faut tendre nous dirions de toute son
âme. L'initiation
maçonnique est ce processus qui va favoriser et permettre cette régénération,
en cela semblable à la transmutation alchimique. Cet homme pensée de Dieu et
qui se pense en Dieu renouvelle - recommence en s'y associant l'oeuvre
redemptrice du Christ. Cette régénération ou réintégration lui restitue sa
véritable nature et sa dignité humaine. Ainsi l'homme de désir engendre le
nouvel homme, c'est-à-dire l'homme régénéré. L'influence de nos doctrines sera
considérable dans le mouvement des idées, et en particulier modèlera en grande
partie la littérature romantique. Les loges maçonniques sont des lieux
privilégiés où l'on peut observer le mouvement des idées, les mutations dans
les sensibilités, qui affectent les hommes du XVIIIème siècle. Elles verront
se développer en leur sein, d'abord d'une manière discrète, puis plus affirmée
les doctrines ésotériques et l'illuminisme. Joseph de Maistre
dans le livre : «Les soirées de Saint Pétersbourg» remarque à propos du courant
de l'illuminisme : «Je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon, je dis
seulement que tous ceux que j'ai connus en France surtout l'étaient, leur dogme
fondamental est que le christianisme tel que nous le connaissons aujourd'hui,
n'est qu'une véritable loge bleue faite pour le vulgaire mais qu'il dépend de
l'homme de désir de s'élever de grade en grade jusqu'aux connaissances
supérieures telles que les connaissaient les premiers chrétiens qui étaient de
véritables initiés ». Ajoutons pour être plus juste que si tout illuminé n'est
pas franc-maçon, tout franc-maçon n'est pas forcément un illuminé. * * * Il convient donc
d'étudier maintenant ce que l'on entend par illuminisme et ésotérisme, ou
encore occultisme et théosophie, ces termes étaient souvent considérés comme
identiques. Et sans doute pourrons-nous ainsi mieux comprendre cet aspect si
souvent méconnu, de la franc- maçonnerie. L'ésotérisme :
Ce
terme est souvent employé pour parler de l'enseignement qui
était donné dans
certaines écoles de la Grèce Antique où l'on
distinguait un enseignement
exotérique d'un enseignement « ésotérique
». Celui-ci était réservé à un petit
nombre de disciples choisis par le Maître à cause de leurs
qualités
exceptionnelles et cet enseignement était secret : les adeptes
s'engageaient,
comme dans les sectes pythagoriciennes à ne pas le
révéler à ceux qui ne
faisaient pas partie du groupe. Cette règle est sous tendue par
cette idée que
la connaissance ne peut être vulgarisée , offerte
indistinctement à tous, aujourd'hui
nous dirions que le « Savoir » ne peut pas être
«démocratisé ». En effet, pour
recevoir et comprendre certaines vérités il faut aux
hommes une certaine
préparation, d'autres diront une certaine initiation. De plus
ces vérités ne
peuvent être exprimées dans le langage courant, ou
même dans le langage
mathématique ou plus généralement
scientifique. Le « Secret » de la
connaissance ésotérique est si l'on peut dire, constitutif de la réalité
elle-même, car le réel est voilé et l'on ne peut le découvrir qu'après une
longue ascèse personnelle et qui n'est pas du seul domaine de l'intelligence
analytique, une ascèse qui engage l'être tout entier. La réalité est voilée ou
dérobée et seule l'initiation, car toute initiation est personnelle, peut nous permettre
d'y accéder. Il faut, pour l'adepte de la «méthode ésotérique », passer de la
vérité du «sens extérieur », par nature superficiel, au sens propre du mot, on
peut dire phénoménal, à la vérité essentielle celle qui concerne au-delà de
l'apparence, l'être même des choses, ce qu'en langage philosophique on nomme
le « nouménal ». La lumière naturelle, celle de la raison est impuissante à
découvrir ce type de réalité ; il faut faire appel à toutes les puissances de
l'âme, à la lumière intérieure qui, à la suite de l'initiation, doit nous
illuminer dans une sorte d'intuition. Emile Dermenghem
dans son beau livre consacré à «Joseph de Maistre, mystique» l'a admirablement
résumé : «La thèse essentielle de tout ésotérisme est l'existence dans la
personnalité humaine d'un moi intérieur, d'une étincelle divine que le résultat
de l'illumination sera de dégager. Pour atteindre cela, les initiés, affirment
qu'il y a certains procédés secrets d'eux seuls connus et transmis par une
tradition immémoriale ». Ainsi nous assistons à une radicale transformation
dans la manière de percevoir l'univers et l'homme, et dans la manière de les
concevoir dans leur ensemble. Sébastien Mercier
dans «Le tableau de Paris» l'explique ainsi : «La base du système c'est que
l'homme est un être dégradé, puni dans un corps matériel pour des fautes
antérieures, mais que le rayon divin qu'il porte en lui peut amener encore dans
un état de grandeur de force, de lumière. Un monde invisible, un monde
d'esprits nous environne, l'homme pourrait communiquer avec eux et étendre par
ce commerce la sphère des connaissances, si sa méchanceté et ses vices ne lui
avaient fait perdre cet important secret. L'homme a perdu le séjour de la
gloire où il ne rentrera que quand il aura su connaître ce centre fécond où gît
la vérité qui est une et indivisible ». Joseph de Maistre
toujours dans «Les soirées de Saint Pétersbourg» affirme que : « Les
connaissances surnaturelles sont le grand but des travaux des illuminés et de
leurs espérances. Ils ne doutent point qu'il soit possible à l'homme de se
mettre en communication avec le monde spirituel, d'avoir un commerce avec les
esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères ». Il existe en effet
pour nombre d'esprits non pas un seul monde mais deux mondes, à la fois séparés
et unis, le monde naturel et le monde surnaturel, le monde visible et le monde
invisible, le premier n'étant que la traduction, la manifestation du second.
Swedenborg, le maître spirituel des occultistes du XVIIIème siècle l'avaient
clairement exprimé : «Le monde visible dans son ensemble n'est que la
représentation du monde spirituel » et Louis Claude de Saint Martin exprime la
même idée quand il écrit que : « la matière n'est qu'une représentation et une
image de ce qui n'est pas elle ». Il y a une analogie, une correspondance et
même une secrète ressemblance entre le visible et l'invisible, le manifesté et
le non manifesté. «Tout se rapporte dans ce monde que nous voyons à un autre
monde que nous ne voyons pas. Nous vivons dans un système de choses invisibles
manifestées visiblement » écrira à son tour Joseph de Maistre. Le romantisme,
Nerval et Baudelaire en France en particulier, développe des thèmes qui
remontent à la plus lointaine antiquité. Souvenons-nous ici de Plutarque qui
dans Isis et Osiris écrivait : «Tant de choses sont cachées sous des formes
sous des formules et des mythes qui enveloppent d'une apparence obscure la
vérité et la manifestent par transparence ». Ainsi en vertu de cette
«correspondance universelle» l'homme peut accéder à la connaissance; il peut
de même permettre, favoriser l'action. celle de l'homme sur l'univers et celle
de l'homme sur lui-même. C'est dans cette perspective que se développèrent
l'alchimie, l'astrologie et l'homéopathie. Esotérisme et
occultisme reposent donc sur ce principe de l'identité ou de l'analogie selon
lequel le semblable étant comme le semblable, l'on peut agir sur l'autre et
réciproquement en vertu justement des correspondances qui unissent entre elles
toutes les choses visibles et qui les unissent elles- mêmes aux choses
invisibles. L'ésotérisme, l'occultisme sont limites constantes de l'effort
humain pour accéder à la connaissance, à la gnose. * * * La Gnose : Qu'est-ce que la
Gnose ? Qu'entend-t-on par Gnose ? et quel est le rapport de la Gnose avec la
franc-maçonnerie ? La Franc-Maçonnerie n'est- elle pas une sorte d'église
gnostique ? Le mot Gnose vient
du grec snosis qui signifie connaissance. La Gnose est «un savoir qui est en
soi et par soi un salut ». On appellera gnosticisme toute doctrine ou toute
attitude fondée sur la théorie et l'expérience de l'obtention du salut par la
Connaissance. «La Gnose est la Connaissance de la réalité suprasensible
invisiblement visible dans un éternel mystère qui est sensé constituer au cœur
et au-delà du monde sensible, l'énergie motrice de toute forme d'existence».
Liesegang (La Gnose) Liesegang cite un fragment de «Clément et Alexandre» qui
définit la gnose comme : «la connaissance de ce que nous sommes et de ce que
nous sommes devenus, du lieu d'où nous venons et de celui dans lequel nous
habitons et de ce dont nous nous sommes rachetés ; de la nature de notre
naissance et de celle de notre renaissance ». On retrouve dans la Gnose un
certain nombre d'éléments. Tout d'abord une interrogation de l'homme sur soi,
sur sa nature, son origine, (d'où suis-je venu ?) ; sur sa destinée (où vais-je
aller ? ) ; sur ses rapports avec le Cosmos et avec le divin. Car pour la tradition
gnostique, si l'homme est dans le monde, il n'est pas cependant du monde. Son
rôle, sa vocation profonde c'est de se séparer du monde, d'aller vers un
«ailleurs », de s'extraire des ténèbres pour aller vers le ciel, de vaincre le
chaos et d'instaurer l'Ordre. Il doit sortir d'abord de la «Caserne »,
s'extraire de ses ombres, de ses fantasmagories, de ses prestiges et de ses
illusions pour aller vers la réalité véritable, pour passer des ténèbres à la
Lumière, et cela par une radicale conversion non seulement de son regard
intellectuel, mais de son âme toute entière. La connaissance délivrée par la
Gnose ne saurait se réduire à une science abstraite et impersonnelle ; elle
est attitude subjective, existentielle ; elle est la démarche non pas de la
seule raison, de la seule intelligence, mais d'un être concret, vivant. Cette connaissance,
est même reconnaissance, et régénération : elle nous éclaire et aussi nous
transforme, nous transfigure. Elle est atteinte, après que l'homme ait accompli
un long cheminement, surmonté des obstacles, vaincu des épreuves, un
cheminement qui demande de la patience, du courage et du temps. Elle est une
sorte de drame et il faut se souvenir ici que drame (drama) signifie action. Aussi bien de
nombreux esprits ont-ils souvent rapproché Gnose et initiation maçonnique et
Robert Amadou a-t-il pu dire que «la Franc-Maçonnerie était une sorte de Gnose
». En effet on a pu définir la Franc- Maçonnerie comme un «ordre initiatique
traditionnel et universel fondé sur la fraternité» ou comme une « Institution
d'initiation spirituelle au moyen de symboles » (Grands Maîtres européens
1952). L'idée d'initiation comme le concept du symbole sont indispensables si
on veut comprendre la nature de la Franc-Maçonnerie. Quel que soit le rite
pratiqué et la forme qu'elle prend, l'homme devient maçon,, est « fait » maçon
par l'initiation. Le franc-maçon lui-même s'exprime à travers les symboles et
une symbolique générale et dans sa loge vit dans un univers de symboles.
L'initiation maçonnique, comme toute initiation «veut entraîner par un
ensemble de rites la modification culturelle, spirituelle, existentielle de
l'homme ». «L'initiation est une expérience vécue dans le secret dont le
langage discursif ne peut rendre compte », «elle veut provoquer la
modification entologique du régime existentiel ». Elle implique une mort
symbolique suivie d'une nouvelle naissance, une fois les épreuves initiatiques
surmontées. Elle comporterait trois états, «la chute» suivie de « l'expiation
» et se terminerait par une « régénération » qui serait assimilable à une
«résurrection ». L'homme est en effet plongé dans le monde du chaos et des
ténèbres et de ce monde il doit se libérer : Comment ? par les épreuves — de la
terre, de l'eau, de l'air et du feu — à partir desquelles il s'éprouve, et
qu'il doit vaincre pour se libérer. Elle est une démarche, un itinéraire qui
aboutit à une illumination, une illumination libératrice. Elle est éducation et
apprentissage ; et pas seulement de l'intelligence, mais aussi du cœur, de
l'homme tout entier. Cette démarche initiatique s'opère au milieu d'un univers,
la Loge, peuplé de symboles, et les symboles sont considérés par les
francs-maçons comme des outils, des outils de connaissance. On voit par là que
initiation et symbolique maçonniques sont nécessairement liées. Le symbole a été
défini comme un signe concret qui évoque quelque chose d'absent ou d'impossible
à percevoir ; il est «l'image visible de l'invisible». Tout symbole a donc un
sens, mais un sens qui n'est jamais directement manifesté et que l'on doit
découvrir dans une sorte d'au-delà du manifesté, c'est-à-dire dans l'au-delà de
l'apparence, du «phénomène », du « phainomenon » de ce qui apparaît
immédiatement. Il est «renvoi à», il fait signe, disait Héraclite, comme
l'oracle qui est à Delphes. Il est « renvoi » à l'invisible, qui donne vie et
sens au visible, au transcendant qui donne sens et vie à ce qui est immanent.
Il établit une communication, un Pont, entre l'homme et ce qui le dépasse, une
relation originale avec le Cosmos, avec les autres hommes, avec ce qui
constitue notre vie intérieure, et ce qui est à l'origine du Cosmos et des
Hommes et de l'esprit lui-même ; ce que la tradition maçonnique nomme le Grand
Architecte de l'Univers. Une fois encore
l'idée d'initiation et l'idée de symboles sont complémentaires et si je puis
dire dialectiquement unies, en ce sens que le symbole veut suggérer et ouvrir à
la connaissance ce qui n'est pas positivement représenté, et en ce sens que
l'initiation est cette invitation et ce mouvement de notre âme toute entière
qui nous permet d'aller du visible à l'invisible, du chaos à l'ordre, des
ténèbres à la lumière. Cette lumière pour certains maçons est essentiellement
lucidité critique ; mais elle peut être aussi pour d'autres plus que cela, je
veux dire illumination. Pour beaucoup de maçons du XVIIIème siècle comme pour
des maçons du XXème siècle elle est justement cette illumination cette
découverte d'une lumière illuminante et d'une connaissance qui se veut
transcendantale. Ici Franc- Maçonnerie et tradition ésotérique se rejoignent
dans le même projet et dans la même perspective, dans une philosophie
identique. * * * Ainsi, le XVIIIème
siècle a vu naître et se développer en Europe une civilisation en rupture avec
les sociétés traditionnelles, une civilisation qui reposera désormais sur le développement
des sciences et des techniques (l'Encyclopédie en porte témoignage en France)
et qui, rapidement, donnera naissance à une civilisation industrielle. Et ils
sont nombreux ceux qui, en ce temps maçons et non maçons célèbrent les temps
nouveaux, exaltent les extraordinaires découvertes de la science et les
formidables victoires de la technique, le tout entraînant le progrès
indiscutable des sociétés et des hommes. Peut-être ! Mais dans le même temps,
et pour ainsi dire parallèlement, dans le monde profane comme dans les loges
maçonniques, on voit naître et se développer ce que Georges Gusdorf nomme si
justement «le retour du refoulé», c'est-à-dire le retour d'une pensée
traditionnelle, la résurgence de pratiques magiques et alchimiques, le réveil de
l'occultisme et de l'ésotérisme, de certaines formes de spiritualité et même
de la théurgie. On assiste au
procès de Newton ou plus précisément d'un certain aspect de la pensée de
Newton. La révolution galiléenne avait exclu du champ de la vérité et de la
réalité humaine tout ce qui n'était pas réductible à l'analyse
logico-mathématique. C'est justement cette partie de la réalité humaine,
définie en terme de sentiment, d'imagination, de subjectivité, qui revient en
force. Ces deux conceptions ou deux aspects de l'homme peuvent apparaître comme
contradictoires et certains croient qu'entre les deux il faut nécessairement
faire un choix. Mais on peut penser qu'ils sont liés nécessairement et que dans
la vision authentique de l'homme on doit tenir compte des deux. Car ces hommes
du XVIIIème siècle, qui vivent dans une société économique technicienne,
industrielle en germe, s'ils en connaissent certains avantages et quelques
bénéfices, ils en perçoivent, certes parfois obscurément, les défauts et les
imperfections. Ils sentent ou pressentent qu'elle est peut-être incapable
d'apporter à l'homme une nourriture pour l'âme, une certaine dimension de la
vie véritable qui se définit en termes de spiritualité et de vie intérieure. Et
l'occultisme, sous ses différentes formes, l'ésotérisme qui se développent en
particulier dans les loges maçonniques, sont une réaction contre les excès d'un
matérialisme desséchant. On se rend compte que le sentiment, l'imagination
sont tout autant nécessaires que la raison et l'intelligence pour assurer un
certain équilibre à l'homme, pour atteindre à une certaine sagesse. * * * N'en serait-il pas
de même au 20ème siècle, dans ce siècle où nous vivons ? C'est devenu un lieu
commun de dire que notre époque traverse une crise grave et qui affecte l'homme
dans toutes ses dimensions, bref, une crise de civilisation. Le 20ème siècle
qui s'achève a connu un extraordinaire essor du savoir scientifique, un
accroissement considérable du pouvoir de la technique, un développement sans
précédent de la vie économique. En même temps, le 20ème siècle a connu les
guerres les plus meurtrières, les persécutions les plus atroces et peut
apparaître comme une époque de fanatisme et de barbarie sans précédent. Nous
vivons dans des sociétés, a-t-on dit qui nous comblent de moyens et, en même
temps, qui ne savent plus nous donner des fins. «L'ivresse du seul progrès matériel
nous a fait oublier que nous possédons une âme» écrit René Huyghe. Et notre
contemporain connaît une sorte d'inquiétude, un désarroi, une désintégration
généralisée de la personne humaine dans sa relation, non seulement avec la
nature elle-même, mais aussi dans sa relation avec la société, avec les autres,
avec elle-même. Désarroi qui se situe dans l'espace où l'homme a perdu le
sentiment de son échelle de participation au Tout, de communication
horizontale. Désarroi qui se situe aussi dans le temps car le plus souvent
l'homme du 20ème siècle ne veut plus vivre que dans le présent immédiat, tourné
seulement vers le futur et oubliant et voulant oublier son passé culturel, sa
tradition sans laquelle il ne serait pas ce qu'il est, sans laquelle il ne
serait même pas. Désarroi intérieur car l'homme du 20ème siècle a perdu le
sentiment de sa subjectivité, de sa personne, pour se perdre, s'engloutir dans
une société de masse ; il a perdu le sens des idéaux et des valeurs qui le
constituent. Paul Valéry, dans «Mon Faust », l'avait défini avec sa pénétration
habituelle : «L'individu se noie et se meurt dans le nombre. Les différences
s'évanouissent devant l'accumulation des êtres... », et il ajoutait «Sais-tu
que c'est peut-être la fin de l'âme, cette âme qui s'imposait à chacun comme le
sentiment tout puissant donc valeur incomparable et indestructible ». Cet
homme moderne demande toujours plus, c'est-à-dire est orienté vers la conquête
d'un accroissement uniquement quantitatif. Et la quantité, toujours plus
importante, ne peut le satisfaire. Il demande autre chose, il demande une «
qualité » de la vie et cette qualité de la vie il ne pourra la trouver que dans
l'accomplissement de la vie intérieure. Aussi bien a-t-on pu dire : «Nous
sommes perpétuellement candidats à l'émigration pour n'importe quel nouveau
monde pourvu qu'il ne ressemble pas au nôtre ». «Le désert croît»
disait déjà Nietzsche à la fin du siècle dernier et ajoutait : «Nous sommes
fatigués de l'homme ». Je dirais plutôt que nous sommes fatigués d'un certain
type d'homme, ou plutôt d'une certaine vision de l'homme qui réduit celui-ci à
une seule dimension, qui le mutile, celle qui le réduit à la seule quantité, à
la seule puissance, au seul rendement. Car l'homme se mutile chaque fois qu'il
prend, en face du réel et de lui-même, une attitude unique. Et en ce sens, la
science, la technique, l'économique et la politique dans la mesure où elles
prétendent exprimer l'homme tout entier, le mutilent et l'aliènent. Car si
elles sont légitimes en leur plan, elles ne sauraient prétendre traduire la
totalité de l'homme lui- même. En ce sens «il est clair que le malaise de la
civilisation occidentale trouve sa source principale dans la réduction opérée
par le monde moderne, de tous les rapports que l'homme peut avoir avec
l'univers au seul rapport scientifique, technique, économique ou politique ».
(F. Alquié - Signification de la Philosophie). Car l'homme du
20ème siècle, comme celui du XVIIIème
siècle, même s'il vit dans une société
d'abondance et de richesse, de progrès économique et
social (quand il y a
abondance, richesse et progrès), s'interroge encore et toujours
; il
s'interroge et continue de s'interroger , interrogation
essentielle, sur son
origine et sur sa fin, sur le cosmos et sur Dieu, sur l'amour et sur le
bonheur, sur la vie et sur la mort. Cette interrogation,
pathétique et
essentielle sur le cosmos et sur lui-même, sur le temps et
l'éternité, jalonne
l'expérience du franc-maçon dans sa loge ; au premier
degré où il découvre
l'univers et les lois qui le régissent, au deuxième
degré où il apprend, grâce
à la géométrie, à aborder symboliquement le
chaos, au troisième degré où il rencontre
la présence de la mort et la promesse de
l'éternité. Cette
interrogation, et quelle que soit la réponse que lui donne chaque maçon est un
signe, le signe que l'homme est en tant que tel « plus que l'homme », que sa
nature n'est pas seulement terrestre et matérielle mais, selon la belle parole
de Platon, que « ses racines sont au ciel ». En traduisant, nous dirons que
l'on ne saurait penser l'homme en dehors d'une structure de transcendance et en
dehors d'une dimension à proprement parler métaphysique. Cette interrogation
signe de l'homme est celle de l'homme de notre temps comme elle fut celle de
l'homme du XVIIIème siècle et comme elle est celle de l'homme de tous les
temps. Elle est celle du philosophe des lumières, oui, et celle de
l'illuminisme, du musicien des lumières et du musicien de l'illuminisme, le
musicien de «La Lumière», je veux dire Mozart. Mozart, maçon de la
loge « L'espérance nouvellement couronnée » de Vienne, a composé de la musique
maçonnique et vous savez que son opéra «La flûte enchantée» est un opéra
maçonnique. Mais ce soir, comme témoin et comme exemple de cette méditation
musicale sur la mort, je voudrais que nous écoutions en terminant «La symphonie
funèbre maçonnique ». Cette oeuvre fut certainement composée pour accompagner
la cérémonie rituelle d'exaltation à la Maîtrise, c'est-à-dire au troisième
degré de la maçonnerie symbolique. Celle-ci s'ordonne autour de la mort
tragique du Maître Hiram, l'architecte du temple de Salomon, tué par les
mauvais compagnons et régénéré, ressuscité par les trois bons compagnons. Elle
met le franc-maçon en face de l'idée de la mort, de son mystère, du désespoir
qu'elle engendre et aussi de l'espérance qu'elle peut aussi faire naître.
Méditation pathétique et tragique et ultime message de foi et d'espérance en la
vie, celui que nous délivre la gnose : «La mort est la vraie lumière ». Conférence
prononcée le samedi 19 novembre 1988 au Cercle Condorcet Brossolette, par Henri
Tort-Nouguès, Passé Grand Maître de la Grande Loge de France. (1) Lumière
naturelle est ici synonyme de raison. Publié
dans le PVI N°
72 - 1éme trimestre 1989 - Abonnez-vous
: PVI c’est 8
numéros sur 2 ans
|
P072-5 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |