GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 2T/1989 |
Connaissez-vous l'Abbé
Grégoire ? Au moment de la
célébration du bi-centenaire de la Révolution Française, son nom circule sur
tous les médias. Mais à dire vrai, beaucoup de nos concitoyens ignoraient son
existence. Il faut cependant
reconnaître que la Grande Loge de France n'a pas attendu 1989 pour saluer sa
mémoire. Dès 1939, devait se créer en son sein une Loge dénommée l'Abbé
Grégoire, qui vient de célébrer avec éclat son cinquantenaire. A cette époque, un
certain nombre de nos Amis, soucieux de lutter contre cette lèpre qu'est le
racisme, avaient décidé la création de cette Loge. Saluons au passage la
mémoire de quelques-uns de ses fondateurs : Pierre Créange, son Premier
Vénérable, mort en déportation à Auschwitz, et qui nous a laissé de si
émouvantes poésies écrites en déportation, et qui nous sont parvenues
miraculeusement ; Bernard Lecache, Fondateur de la Licra ; Rachline, dit
Rachet, titulaire de la carte d'idendité n° 2 de la Résistance, établie le 26
août 1944 par le Gouvernement Provisoire, le n° 1 étant le Général de Gaulle ;
Henri Levin ; Paul Rymarz, et tant d'autres. Comment ne pas
également évoquer ce gardien de la flamme, qui veille toujours si fidèlement au
souvenir d'Henri Grégoire, Gaston Monnerville, qui fut à l'origine du
transfert des cendres de Victor Schoelcher, et Félix Eboué, au Panthéon, et qui
s'efforce depuis de nombreuses années à transférer les cendres de l'Abbé
Grégoire du cimetière Montparnasse au Panthéon. Gaston Monnerville, qui
présidera le 31 mai 1989, à 14 heures, à l'Amphithéâtre Richelieu, une journée
dédiée à Henri Grégoire. Il convient
cependant de ne pas passer sous silence le très beau numéro que consacra la
Revue «Europe» en août-septembre 1956 à Grégoire, et l'Association des Amis de
l'Abbé Grégoire, que présida si longtemps le Conseiller Grunebieuon Vallin, et
auquel a succédé Gaston Monnerville. Il convient
également de rappeler que vient de reparaître l'Essai sur la Régénérescence
physique, morale et politique des juifs, le célèbre Essai de l'Ami des hommes
et de toutes les couleurs, et qui a été réédité par les Editions Flammarion,
dans la Collection Champs, avec une remarquable préface de Madame Rita Hermon
Belot. Mais revenons à
notre personnage. Henri Grégoire est né le 4 décembre 1750, à Veho, petit
village à une vingtaine de kilomètres de Luneville. Il appartient à une modeste
famille d'artisans, et ne manquera jamais de revendiquer cette modeste origine
comme un titre de noblesse. («Je remercie le Ciel de m'avoir donné des parents
n'ayant d'autre richesse que la piété et la vertu, et qui se sont employés à me
transmettre cet héritage »). Il fait ses études
au Collège des Jésuites de Nancy, et plus tard, tout en rendant hommage aux
qualités pédagogiques de leur science, il ne cache pas son éloignement de leur
doctrine. En 1775, il est
ordonné prêtre, et en 1782, il devient curé d'Embermesnil. En 1787, la société
Royale des Arts et Sciences de Metz ouvre un concours sur le sujet : «Est-il des moyens
de rendre les juifs plus heureux et utiles en France?» Le sujet était à la
mode. La société philanthropique de Strasbourg l'avait déjà choisi comme thème
de concours. Henri Grégoire
publiera son ouvrage sous ce titre : «Essai sur la régénération physique,
morale et politique des juifs». Oh, il ne faut pas
croire qu'il couvre les juifs d'éloges. La plupart de leurs
défauts, dit-il, provient de vexations qu'ils ont souffert et si on leur
reproche de s'adonner au commerce de l'usure, on oublie simplement que la
claustration des juifs dans les ghettos et les nombreuses interdictions dont
ils étaient l'objet les contraignaient à cette activité même qu'ensuite on leur
reprochait. Mais il terminait son Essai par ces très belles lignes, qui ont
gardé toute leur puissance : «Les juifs sont
membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre les
hommes, et sur eux comme sur vous, le révélation étend son voile majestueux.
Enfants du même père, dérobez tout prétexte à la version de vos frères, qui
seront un jour réunis dans le même bercail ; ouvrez-leur des asiles, où ils
puissent tranquillement reposer leur tête et sécher leurs larmes, et qu'enfin
le juif accordant au chrétien un retour de tendresse, embrasse en moi son
concitoyen et son ami ». 1789, date dite
fatidique de l'Histoire de France, mais aussi de la vie d'Henri Grégoire. Il
est en effet élu par le Clergé de la circonscription de Nancy, député des Etats
Généraux. Il ne faut pas se
méprendre sur les sentiments des prêtres à cette époque, issus du peuple,
barrés dans leur ascension sociale, d'où l'animosité par exemple d'un Sieyes.
Ils sont tous proches de ce que l'on appelle le Tiers Etat, et en Juin 1789,
Grégoire publie cette fois sa lettre aux curés députés aux Etats Généraux, pour
les exhorter à se réunir aux députés du tiers état, et, effectivement, le 14
juin 1789, suivant l'exemple donné par trois curés du Poitou, Grégoire vient
avec quelques-uns de ses collègues à la Salle désormais célèbre du Jeu de
Paume, où siègent les députés du tiers état. Le 20 juin,
Grégoire siègeait avec les députés du tiers état, au moment du fameux serment
du Jeu de Paume, et le 22 juin, c'est dans l'enthousiasme général la réunion du
tiers état de la majorité du clergé, dans l'église Saint-Louis. C'est un peu ce
Grégoire que l'on connaît actuellement comme écrit Rita Hermon Belot, dans sa
préface : «La belle silhouette en soutane noire, du Serment du Jeu de Paume, de
David, vivant symbole de la réconciliation des trois Ordres, et celle du prêtre
catholique avec le prêtre protestant, mais aussi de l'engagement auquel ont cru
comme à la deuxième face d'un même devoir séculier tant d'hommes d'église du
temps de la révolution». Grégoire, curé
député, aimait-il se présenter, Grégoire
député, mais aussi député de tous les
hommes. En effet, le 22 octobre 1789, les hommes de couleur des
îles et des
colonies françaises avaient présenté à
l'assemblée Nationale une adresse dans
laquelle ils demandaient une représentation pour y faire valoir
leurs droits et
y défendre leurs intérêts contre la tyrannie
des blancs. Grégoire plaide leur
cause, et adresse à l'Assemblée Nationale un
mémoire en faveur des gens de
couleur ou sang mêlé, et des autres îles
françaises de l'Amérique. De même, il
va publier sa lettre aux Philanthropes sur les malheurs, les
droits et réclamations
des gens de Saint Domingue. Il prophétise qu'un jour, des
députés de couleur
franchiront l'océan pour venir siéger dans la
Diète Nationale ; que les
"rayons de l'astre qui répand la lumière ne tomberont
plus sur les fers
des esclaves". On comprendra aisément
qu'il est l'objet de nombreuses attaques des blancs de Saint Domingue. Si le 28
janvier, il a obtenu l'octroi des droits de citoyens aux juifs de Bordeaux et
d'Avignon, ce n'est que le 27 septembre 1791, au moment où l'Assemblée
Constituante allait se séparer, que sur la proposition de Duport, fut voté le
décret qui reconnaissait à tous les juifs de France la qualité de citoyen
français. Les longs efforts de Grégoire étaient enfin couronnés de succès. Entre-temps,
Grégoire, qui, le 18 juin 1791, a présidé l'Assemblée Nationale, est élu
évêque du département du Loir et Cher. Il sera désormais connu comme l'Evêque
de Blois, mais il ne faut pas croire qu'il ait consacré son activité à la
défense des opprimés de toutes natures. Il est infatigable
dans tous les domaines. Membre écouté du Comité d'Instruction Publique, c'est
le célèbre rapport de Grégoire qui fit voter le décret donnant naissance au
Conservatoire des Arts et Métiers. «Article Premier :
il sera formé à Paris sous le nom du Conservatoire des «Arts et Métiers, et
sous l'inspection de la Commission de l'Agriculture «et des Arts, un dépôt de
machines, modèles, outils, dessins, descriptions «et livres dans tous les
genres d'arts et métiers, l'original des instruments «ou machines inventés ou perfectionnés
sera déposé au Conservatoire. «Article 2: on y expliquera la construction et
l'emploi des outils et des «machines utiles au métier. » Les élèves du
Conservatoire n'ignorent pas la grande dette de reconnaissance envers
Grégoire, et c'est pourquoi l'Association des Elèves et anciens Elèves du
Conservatoire des Arts et Métiers ont fait élever un monument en son honneur. Le dernier numéro,
d'ailleurs, de la Revue des Ingénieurs du Conservatoire National des Arts et
Métiers, le Cnam, porte, dans son numéro de mars 1989, l'effigie de l'Abbé
Grégoire, Fondateur du Cnam. De même, Grégoire
établira un rapport sur les encouragements et récompenses accordés aux
savants, aux gens de lettres et aux artistes. Il luttera contre le
vandalisme, présentera de multiples rapports sur les
problèmes de l'éducation,
et notamment fera adopter un décret portant l'ouverture d'un
concours pour la
composition des livres élémentaires de la première
éducation, fera un essai
historique et patriotique sur les arts de la liberté, et cet
Essai de l'Abbé
Grégoire était encore récemment
évoqué à l'occasion d'une
cérémonie présidée
récemment par le Président de la République. Enfin, il est l'un
des auteurs de l'établissement du Bureau des Longitudes. Pendant la Terreur,
il ne manquera pas de proclamer en pleine assemblée, sa foi catholique, sa
volonté de rester évêque, et aussi la nécessité de la liberté des cultes. Après l'entrée en
vigueur de la Constitution de l'An III, c'est-à-dire en 1795, et sous le
Directoire, Grégoire devient Membre de l'Assemblée des Cinq Cents, et
ultérieurement du Sénat, et Membre de l'Institut. Sous le Consulat et
l'Empire, il va se montrer hostile à la politique de Napoléon, et lorsqu'en
1810, il publie son Histoire des sectes religieuses, le Ministre de la Police ;
le fameux Fouché, fait saisir l'édition en lui écrivant : «Je prends encore
plus d'intérêt à votre paix qu'à votre gloire littéraire ». Grégoire se
montrera particulièrement hostile au Vote du Concordat avec le Pape Pie VII, et
il n'est donc pas surprenant qu'en 1814, il sera l'un de ceux qui voteront la
déchéance de l'Empereur. Cependant, il sera
persécuté sous la Restauration, bien qu'il n'ait pas, contraitement à la
légende, voté la mort de Louis XVI. Chassé de
l'Institut, en même temps d'ailleurs que d'autres illustres membres comme
Monge ou Carnot, privé de sa retraite de sénateur, obligé de vendre une partie
de sa bibliothèque, il accepte en 1819 d'être candidat à une élection partielle
à Grenoble et l'un de ses partisans les plus farouches sera notre Frère
Stendhal. Mais le gouvernement le rejetait de la Chambre comme indiqué. Pendant les années
qui suivirent, et jusqu'en 1831, Grégoire vécut au milieu d'un cercle d'amis
qui alla en s'amenuisant de jour en jour, par la mort et aussi la crainte de
déplaire aux puissants de l'époque. Sur son lit de
mort, il donna une preuve suprême de cette indomptable énergie qui l'avait fait
surnommer par Michelet "Tête de Fer", en refusant jusqu'à son
dernier souffle, malgré la pression la plus vive de l'Archevêque de Paris, de
renoncer au serment qu'il avait prêté à la Constitution Civile du Clergé.
L'Archevêque de Paris ne voulut pas administrer les sacrements. Cependant, un
simple curé, l'Abbé Guillon les lui administra sans conditions. Alors,
Monseigneur de Quelen interdit l'entrée de l'église à sa dépouille. Ses
obsèques furent l'objet de manifestations émouvantes, et plus de vingt mille
personnes, spécialement des ouvriers, des étudiants, suivirent son char funèbre. En Lorraine, de
nombreuses messes furent dites pour le repos de son âme, à Haïti, à Saint
Domingue, sa mort fut un deuil public. Les juifs seront en délégation à ses
obsèques. Sur le socle de sa statue, à Lunéville on peut lire deux dates,
rappelant deux grandes journées, celle où Grégoire avait présidé l'Assemblée
Constituante pendant la prise de la Bastille, et celle où il avait appuyé la
proclamation de la République, et ces trois inscriptions : «J'ai vécu sans
lâcheté, je veux mourir sans remords. Il faut que l'éducation publique s'empare
de la génération qui naît, l'Histoire des Rois est le martyrologe des peuples.
» Comment ne pas
souscrire à ces lignes de Robert Badinter : «L'Abbé Grégoire est assurément
l'un des hommes que le refus de l'injustice et la générosité du coeur ont
conduit à soutenir le plus fermement la cause des opprimés ». Après notre émission, vous pourrez dire : nous connaissons maintenant un peu l'Abbé Grégoire. |
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