GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1989

Les chemins de la Fraternité

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Suite :  3éme orateur

Michel Barat

Mesdames, Messieurs, notre première conférence sera prononcée par M. le professeur Babinet. Permettez-moi de présenter en quelques mots M. François Babinet. Professeur de Droit à l'université de Strasbourg, il est le doyen de la Faculté des sciences politiques de cette ville européenne. M. Babinet, s'il est juriste, s'est surtout penché sur les problèmes de l'his­toire et de la philosophie du droit. Homme de pensée, il est aussi homme des choses concrètes puisque, pendant dix ans, il a travaillé au sein de l'Institut du Travail. M. Babinet a été l'élève de M. Marcel David, profes­seur d'abord à Strasbourg puis à Paris, qui est l'auteur d'un livre célèbre sur la Fraternité et la Révolution française. M. David, qui est retenu aujourd'hui par des obligations bien plus lointaines, n'est pas là, mais M. François Babinet, au sein de son intervention, nous donnera les infor­mations que M. David nous aurait données. Que M. Babinet soit remer­cié, je lui donne maintenant la parole.

François Babinet

Nous le savons bien, la fraternité est devenue trop souvent un mot que nous lisons distraitement au fronton de la République. Cette situation est- elle due, pour reprendre les termes de François Furet, à ce que la Révolu­tion française est terminée ? Sans doute, elle est terminée, mais à entendre Furet, il aura fallu un grand siècle pour qu'elle se termine, pour qu'elle s'acclimate, et on peut même se demander si quatre-vingts ans de plus sont nécessaires à notre pays et, avec la constitution de la Vème Républi­que, pour que la France trouve une forme politique qui lui permette de vivre l'alternance politique sous la forme pacifiée de l'alternance plutôt que sous celle, le cas échéant, de la guerre civile.

Cette forme politique, que nous connaissons maintenant, nous permet de vivre les principes fondateurs de 1789. Une première question se pose :

la fraternité figurait-elle dans ces principes fondateurs ? On sait que la triade républicaine « Liberté, égalité, fraternité» apparaît, pour la pre­mière fois, dans nos constitutions avec celle de la IIème République. C'est en 1848 seulement qu'elle apparaît dans les textes. Rien de tel dans la Constitution du 3 septembre 1791 qui instaure en France la monarchie constitutionnelle que vivra le régime que nous avons appelé la législative. Rien de tel même mais néanmoins le mot fraternité figure relégué dans un article additionnel du titre ter de cette constitution. Rien non plus, et c'est peut-être plus troublant, dans le texte fondateur de la Révolution à savoir, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 Août 1789 dans lequel le mot ne figure pas.

Cette déclaration, je ne suis pas sûr que nous mesurions encore la portée qu'elle avait. Disons, pour ce qui nous occupe ici, qu'elle inaugurait d'abord une nouvelle manière de penser les principes du gouvernement et de la société. Elle affirmait les droits naturels de l'homme, droits naturels c'est-à-dire antérieurs à la société politique, préexistant à la société politi­que. Elle entendait organiser le lien social à partir de la liberté et de l'auto­nomie de l'individu. Elle voulait substituer un nouveau type de société poli­tique à l'ancien régime dans lequel, nous le savons, la souveraineté s'incar­nait dans la personne du roi. Cette révolution et les constituants de 1789/1791, ont dû répondre à une double question : la première était une question très générale, fondamentale pour toute réflexion de philosophie politique, comment préserver les droits naturels des individus quand ils deviennent les droits de l'homme vivant en société ? Comment sauvegarder ces droits lorsque de l'état de nature, pour utiliser les termes des philoso­phes de la philosophie politique, on passe à la société politique ?

La seconde question, elle était circonstancielle mais au regard de travaux d'ailleurs récents sur l'histoire de la révolution, il me semble que, quoique circonstancielle, elle a été très importante. La seconde question était com­ment assurer une légitimité incontestable à l'assemblée en face du roi ? Les constituants se trouvaient en face d'une monarchie immémoriale et face à cette situation considérable et qu'on ne voulait pas d'ailleurs abattre, il fal­lait assurer la légitimité incontestable de l'assemblée. Il semble bien que la réponse à cette seconde question, comment assurer la légitimité, est large­ment conditionnée par la réponse qui fut donnée à la première question, comment concilier les droits naturels de l'homme et les droits de l'homme dans la société politique.

Elle l'a conditionnée, en forçant un peu les termes, en constituant une sorte de cercle vicieux qui est un problème de la pensée politique issue de la révolution. Une façon de penser la liberté qui risque d'empêcher de la réaliser. Et quand on lit avec attention la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, ce texte si fondamental, l'article 4 confère à la loi à la fois le soin d'assurer la liberté et simultanément, le soin d'en fixer les bornes. C'est la loi qui assure la liberté et qui la borne. L'article 2 légitime la résistance à l'oppression mais l'article 7 déclare que quiconque n'obéit pas à la loi se rend coupable par la résistance. Indiscutablement, il y a ici des contradic­tions ; les droits individuels sont sacrifiés à la puissance collective, la garantie des droits est menacée par son absorption dans la sphère de la loi et de la souveraineté du législateur. Et je crois qu'il est nécessaire de s'interroger sur le fait que à la différence par exemple des constituants américains du XVIIIème siècle, la pensée sous-jacente à la déclaration française ne croit possible le développement de la liberté privée que par sa reconversion en autorité publique. Mais cette démarche, qui se trouve à l'origine de la dérive terroriste de 1793, dérive terroriste qui n'était pas fatale (il n'y a pas de fatalité historique) que l'on peut expliquer par les circonstances que traversait la révolution. Mais il est probable qu'elle a aussi trouvé une partie de ses sources dans la volonté de donner à l'assem­blée une légitimité politique incontestable en face de celle du roi. Car l'assemblée va être conçue comme le roi. L'unité de la nation et du roi, l'intime union traditionnelle de la monarchie française, du gouvernement et de la société, l'absence de distance entre la société civile et l'état qui est réalisée en la personne du roi ; cette absence de distance va être projetée sur l'assemblée, pour ne plus être seulement représentative de la nation auprès du roi. L'assemblée se confondra aussi avec la nation agissante, comme le roi agissant par ses délégués. Cette conception rendait très diffi­cile une conception de la représentation, c'est-à-dire aussi de la distinction entre les gouvernés et ceux qui les représentent et il est très probable que nous sommes ici à l'origine de la difficulté qu'a rencontrée notre pays pour instaurer une démocratie représentative et c'est en ce sens que, Fran­çois Furet que je citais tout à l'heure, disait «la révolution est terminée», en considérant qu'elle est terminée avec la IIIème République.

En 1789, d'une manière paradoxale, la volonté d'assurer absolument l'indépendance des individus, l'autonomie et la liberté de chacun, conduit à la placer entièrement dans la dépendance du pouvoir social de la société organisée politiquement. Je me demande alors si la profondeur et en même temps les avatars de la fraternité dans la révolution, n'illustre pas cette difficulté que la pensée politique des constituants rencontrait ; elle avait à résoudre le problème grave et difficile de se fonder en face du roi. Il est donc probable que la fraternité nous permette d'illustrer cette difficulté à penser la représentation des individus qui caractérise, me semble-t- il, la vie politique française pendant très longtemps. Peut-être qu'une réflexion acceptant d'affronter les interrogations de la pensée contempo­raine, pourrait nous permettre de renouveler une vision de la fraternité et de ne plus la regarder d'un ceil distrait lorsque nous la contemplons sur les temples de la République.

D'une certaine manière, on peut dire que la Révolution française a inventé la fraternité. Bien sûr, on rappelait, tout à l'heure, la tradition judéo-chrétienne, bien sûr, tous les éléments de la fraternité existent auparavant, mais le formidable ébranlement des mentalités que constitue la révolution, ébranlement de la société dans ses profondeurs, dans ses rapports sociaux, dans ses affrontements, dans ses luttes de classes aussi, ce formidable ébranlement des mentalités qui constitue la révolution, donne à la fraternité une signification nouvelle et en fait un levier, un levier qui variera suivant les moments de la révolution selon les protago­nistes, selon les groupes qui vont vivre les événements révolutionnaires. Il faut rappeler, bien sûr, qu'elle était déjà présente dans la philosophie des Lumières. La conception de la fraternité, ou mieux vaut dire une des conceptions de la fraternité, car elles sont diverses dans la révolution, étaient déjà présente dans la philosophie des lumières et dans la nouvelle culture qui se répandait depuis une cinquantaine d'années. La fraternité va prendre, dans la première phase de la révolution, la forme du trait d'union entre les patriotes. Ceci de Juin 1789 jusqu'à la proclamation de la République après la fuite du roi et son arrestation. Elle va ensuite s'éprouver dramatiquement sous la Terreur, de Septembre 1792 au 9 Thermidor, c'est-à-dire au 28 juillet 1794. Enfin, elle va, je crois qu'il faut dire se pervertir sous la Convention thermidorienne et sous le Direc­toire jusqu'au coup d'état césarien de Brumaire.

Examinons tout d'abord, la fraternité très révolutionnaire, celle de la pensée des lumières qui va précéder la révolution. L'enquête très minu­tieuse menée par Marcel David, dans son livre sur la fraternité dans la Révolution française, trouve de nombreuses traces du sentiment de frater­nité puisque la fraternité est d'abord un sentiment, avec la richesse et les risques aussi que cela comporte. Précisément, la philosophie va tenter de lui faire franchir les limites que peut-être le sentiment risque de lui assi­gner. Elle y parviendra très difficilement. C'est probablement l'une des interrogations qui demeurent pour la pensée contemporaine.

L'encyclopédie, pour laquelle le terme a d'abord une connotation pas­séiste quand on lit l'article « fraternité » y voit d'abord le symbole de sentiments partagés dans le passé : le passé de la fraternité d'armes, c'est la fra­ternité d'ordre religieux très profondément décrié au XVIIIème siècle. Elle énumère ensuite les principaux traits de la fraternité sous d'autres termes : l'humanité, la bienveillance, la tolérance, mais elle le fait non pas à propos de la fraternité, mais lorsqu'elle réfléchit sur l'égalité. L'Encyclopédie déjà montre ce problème qui va consister à situer la fraternité au carrefour d'autres valeurs ou d'autres concepts. Elle la relie à une morale du bonheur couronnant l'édifice des vertus et inclinant à la fraternité, fraternité qui secrète la modération, la tempérance, la confiance nous dit l'Encyclopédie.

Avec Rousseau, la fraternité ne sera plus confinée dans la seule sphère privée, ce qui est encore le cas dans l'Encyclopédie. Dans le «Discours sur l'inéga­lité» dans les «Considérations sur le gouvernement de Pologne» dans la «Lettre à d'Alembert» il va rapprocher la fraternité et la raison, la fraternité et la patrie, la fraternité et l'humanité. Dans le «Contrat social», la frater­nité ne devient pas un principe fondateur pour Rousseau ni une perspective téléologique qui s'imposerait à l'histoire mais elle signifie la reconnaissance de l'autre comme l'égal de soi en liberté naturelle. Elle est sentimentale et on a pu dire qu'elle était l'équivalent affectif des postulats juridiques du «Contrat social» de Rousseau. Au fond, la trace d'une nostalgie de la transparence. Cette fraternité rousseauiste et le colontarisme égalitaire du «Contrat social» constitueront les références explicites pour les Jacobins rassembleurs d'un peuple bon et vertueux. Et Rousseau va finalement can­tonner la fraternité dans le sentiment et sa manifestation : cela va être la fête ; c'est la fête qui va donner son champ de possibilités à la fraternité.

Mais au-delà de la littérature, on peut invoquer aussi toutes sortes de tex­tes qui montrent de la fraternité une vision concrète de la bienfaisance, de l'amitié, qui manifeste une réaction prudente, par exemple dans les acadé­mies contre la société d'ordre mais on recourt peu au mot fraternité. Quand on échenille tous ces textes extrêmement nombreux qui sont don­nés dans tous les concours des académies locales par exemple, les frères du langage courant restent, pour la plupart des hommes du XVIIIème siè­cle, les membres des ordres religieux décriés dans une large mesure. D'autre part, bien sûr, le christianisme au XVIIIème siècle contribue à préparer le thème de la fraternité, disons par une transformation déjà de la symbolique de la mort qui s'humanise, ce n'est plus seulement l'enfer ou l'au-delà, mais cela devient aussi ces réalités très humaines que sont la maladie, la misère et qui commencent à se superposer dans la mentalité sur les thèmes dramatiques qui servaient de supports à la pensée sur la mort qui concerne évidemment tous les êtres.

Mais le terme de la fraternité va être l'apanage de la Franc-Maçonnerie et les loges et les ateliers sont des fraternités ; à l'intérieur des loges la frater­nité est un devoir, à l'extérieur une simple humanité. La discrétion et la discipline des rites et du secret permettent l'amitié et la fraternité, condi­tion du bon travail maçonnique. Il y a eu beaucoup de discussions, bien sûr, sur l'influence de la Franc-Maçonnerie et de la fraternité maçonnique dans la Révolution. Elle apporte un courant démocratique car la Maçon­nerie pratique l'élection aux responsabilités, insiste sur l'égalité qui est étrangère à la société d'ordre, mais en même temps, la pratique maçonni­que du XVIIIème siècle souvent est aussi encore largement empreintée au passé. L'amitié dûe au prochain est une charité qui implique des senti­ments fraternels en Jésus-Christ comme ceux des premiers chrétiens. Elle se recoupe souvent avec l'idéal de la société d'ordre, la concorde entre les hommes et entre les ordres ou les groupes au nom du bien commun. La fraternité qui fait que, par exemple, dans la perspective monarchique les ordres doivent être unis comme les frères d'une même famille dont le roi est le père.

La fraternité des loges s'exprime par la bienfaisance qui prend de plus en plus d'importance au fur et à mesure que l'on avance dans le XVIIIème siècle et que l'on se rapproche de la Révolution. Elle couvre un très vaste champ qui permettra à la fraternité concrète des loges de se manifester. Fraternité concrète qui va anticiper sur un certain nombre de manifesta­tions de la fraternité des groupes révolutionnaires. Ainsi, parfois mélan­gée à une vision ancienne, la fraternité liée au bonheur, au sentiment de l'égalité naturelle cheminait ; elle va s'épanouir dans les premiers temps de la révolution. La première période révolutionnaire est celle qui s'étend des Etats Généraux jusqu'à la proclamation de la République et elle connaît d'abord une grande année heureuse passée la grande peur de l'été 89. La fraternité va être le trait de l'union entre les patriotes et c'est comme cela, me semble-t-il, que l'on peut le mieux la définir, avec, bien sûr, d'autres courants. Mais les Etats Généraux sont ouverts par un discours de Barentin, ministre du roi, au nom du roi, qui évoque la fraternité et qui demande aux députés de prendre un engagement solennel qui les lierait dans tous les noeuds de la fraternité. Mais il y avait une équivoque dans les propos de Barentin qui ne tranchait pas : s'agissait-il de la fraternité de l'union des ordres dans la famille dont le roi est le père ou s'agissait-il de la fraternité égalitaire du vote par tête que le Tiers-Etat comme vous le savez va finalement imposer. La Déclaration des Droits va éviter le terme de fraternité ; l'une des raisons de cet évitement c'est l'équivoque qu'il recouvre encore à cette période de la révolution. Fin 89, courant 90, même si la constitution évite le terme sauf de façon tout à fait marginale, et pour des raisons que nous verrons, les références à une fraternité de large union vont se multiplier. Mais le silence de la Déclaration ne signi­fiait pas seulement le contournement des équivoques que pouvait repré­senter le mot. C'était aussi le choix de l'égalité en droit qui restait compa­tible avec la prédominance bourgeoise et qui était étayée par la sacralisa­tion de la propriété à laquelle la Déclaration procède comme vous le savez.

D'autre part, en 1971 puis 92, les difficultés vont s'accroître, difficultés religieuses, difficultés financières ; le double jeu du roi inquiète, une fra­ternité populaire va prendre ses distances par rapport à la fraternité de large union des débuts de la révolution. Fraternité de large union dont l'expression va se trouver dans le serment prêté par les gardes nationaux lors de la fête de la fédération un an après le début de la révolution, le 14 juillet 1790. Il a été précédé de prestations de serment dans tout le pays, les gardes nationaux qui vont mélanger des pratiques très anciennes, avec la fraternité de tous les Français au-delà des anciennes provinces, au-delà des limites des ordres et le roi va s'adresser à La Fayette : «Dites-leur que le roi est leur père, leur frère, leur ami ». Les fédérés prêteront le serment de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la frater­nité.

L'année heureuse, 1790 (les historiens l'ont appelée l'année heureuse) cul­mine dans cette fête de la Fédération. Ce ne sont pas des sujets qui prêtent le serment de fidélité au monarque, ce sont des citoyens d'une même patrie. Camille Desmoulins, emporté par son enthousiasme révolution­naire, affirmera que vingt cinq millions de Français l'ont prêté, c'est-à- dire presque la totalité de la population de l'époque ; il était loin de la réa­lité : l'ont prêté les patriotes et les troupes de ligne qui ont participé à tou­tes ces cérémonies.

Mais je citerai ici une prédication faite par le prédicateur du roi à Notre- Dame, prêtre ayant participé à la prise de la Bastille, cherchant un enri­chissement mutuel avec les Francs-Maçons ; il sera prêtre assermenté et fait la théorie de cette fraternité dans un sermon au roi car il est prédica­teur du roi constitutionnel, à Notre-Dame. Il définit la fraternité comme un principe à substituer au désordre, au vice, au despotisme qui découlent de l'intérêt personnel. L'accent rousseauïste est très sensible ; il prône la fraternité obligeant les citoyens à se conformer à la loi, souveraineté de la volonté générale, la loi expression de la volonté générale, raison de la

société. Et il va faire apparaître dans l'histoire la triade républicaine lors de ce sermon en parlant de la liberté oecuménique, de la fraternité géné­rale, de l'égalité universelle comme base d'un régime politique et la frater­nité telle qu'il l'envisage s'étend au genre humain et se relie d'ailleurs, par la religion au Dieu, père de toutes les patries.

C'est ensuite le décret du 22 mai 1790 qu'il vaut citer, par lequel la nation française s'engage à ne jamais diriger ses armes contre la liberté d'aucun peuple, décret dont, bien sûr, l'histoire verra une utilisation diverse. Ainsi, la fraternité couramment est reliée, maintenant, à l'égalité et à la liberté : elle l'est au Club des Jacobins, elle l'est à l'Assemblée et, par exemple, l'abbé Grégoire, cette grande figure du clergé constitutionnel, en septembre 1791, dans un discours à l'assemblée, va, lui aussi, utiliser cette triade républicaine et montrer que c'est l'union de la fraternité et de la liberté des hommes égaux, égaux en droit, qui fonde la révolution et le nouveau régime politique. On va la voir aussi apparaître dans la législa­tion. En 1790, tous les Français sont frères et ne composent qu'une seule famille dans un décret du 8 janvier 90. Dans un décret du 8 août 1790 qui abolissait le droit d'aubaine, cet ancien droit féodal qui permettait aux seigneurs de s'emparer des biens de l'étranger qui mourait sur le territoire de la seigneurerie : l'abolition de ce droit d'aubaine va se faire au nom de la fraternité qui lie tous les hommes quels que soient leur pays et leur gou­vernement. Il est étrange que la constitution de 1791 n'utilise pas le terme. La constitution de 1791 ne l'utilise qu'une seule fois dans un article addi­tionnel au titre I qui la cantonne dans les fêtes nationales destinées à entretenir le souvenir de la révolution. La constitution n'en parle ni aux articles consacrés à l'instruction civique qui va permettre de diminuer l'inégalité ou à l'organisation d'établissements pour les enfants abandon­nés, pauvres, sans travail ; mais ce texte n'est pas relié à la fraternité. Elle cantonne la fraternité dans les fêtes. Mais, entre-temps, est intervenue la distinction que la constitution va imposer entre citoyens actifs, payant au moins un marc d'argent, seuls électeurs ou éligibles. Et malgré Camille Desmoulins, malgré l'abbé Grégoire, malgré Condorcet, malgré Robes­pierre, malgré Pétion, malgré Marat aussi, qui protestaient contre le refus du suffrage universel, la constitution instaure un suffrage censitaire. Et la fraternité n'apparaît pas aux constituants comme incompatible avec cette moindre participation du peuple aux institutions, à la société politique.

Ces difficultés peuvent aussi se mesurer par le recul difficile des discrimi­nations dans ce premier temps de la révolution, discriminations religieu­ses ancrées dans une pratique ancestrale. Les Juifs se voient reconnaître difficilement la citoyenneté dans des aires territoriales encore délimitées. Difficultés linguistiques aussi, le français est imposé à l'encontre des patois et je parle en Alsace qui était ressenti comme une atteinte à l'égalité réelle entre les Français. Difficultés et discriminations envers les esclaves. On n'abolira pas l'esclavage, c'est la Convention qui l'abolira plus tard, malgré un remarquable plaidoyer pour cette abolition de l'abbé Grégoire. Discriminations sur la base du sexe. En 1791, des sections militantes créent des associations où on débat de toutes questions entre citoyens et citoyennes mais malgré Marat, on leur refuse le port d'armes, on sup­prime leurs journaux, on arrête leurs chefs. La situation se tend et l'hosti­lité se manifeste envers les cercles populaires où apparaît l'idée de la con­fiscation du superflu de chacun pour assurer à tous le nécessaire. Ces cer­cles d'ailleurs ont une audience encore faible malgré quelques grandes voix comme celle de Camille Desmoulins qui leur donne leur retentisse­ment.

La fraternité est assimilée à l'égalité réelle ; elle apparaît dangereuse ici, aux constituants, comme la fraternité concrète des sections populaires du peuple parisien. Mais dans les provinces aussi cette fraternité concrète s'approfondit : elle organise matériellement à la fois un certain nombre de tâches qui relèvent de la société politique, comme le recrutement des volontaires et diverses opérations qui relèvent de la société politique, pra­tiquant une sorte de démocratie directe implicite, et, d'autre part, une série d'institutions de bienfaisance malgré les interdictions des associa­tions économiques et sociales que la révolution a proférées par la célèbre loi Le Chapelier qui constitue encore à l'heure actuelle la base d'un des délits du code pénal, celui d'opposition à la liberté du travail et qui inter­disait aussi la reconstitution de toute association de travail. Concrète­ment, les sections sans-culottes commencent à pratiquer une association qui, d'une certaine manière, tourne cette loi, même si elle se fait ici en plein accord avec les autorités. Au total, malgré une large mutation révo­lutionnaire et l'annonce de difficultés, en toute cette période de la révolu­tion, la fraternité n'est pas liée à la violence, ou très rarement, et quand elle l'est, elle l'est de manière défensive. C'est la violence de la fraternité contre les brigands. On va se prêter une aide fraternelle contre les bri­gands durant l'été 89, contre les accapareurs ; elle s'étend à tous les Fran­çais patriotes, elle est reliée à l'égalité et à la liberté, avec beaucoup de prudence pour la première mais, surtout, elle était maintenant dans les idées, si ce n'est bien sûr dans les textes, une triade devenue implicite et parfois explicite dans les discours de certains que j'ai évoqués ; elle était la triade de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, la triade dominante de ce régime qui était la loi, la nation, le roi, et cela pendant que la révolu­tion va entrer en guerre et bientôt juger, condamner à mort et exécuter le père de la nation d'ancien régime : Nouvel acte fondateur, acte irrévoca­ble, le meurtre du père et, bien entendu, nous évoquons immédiatement le freudisme ici, mais deuxième acte fondateur de la révolution et ici fonda­teur de la République.

Nous arrivons alors à une troisième phase, celle de la fraternité éprouvée dans et par la Terreur qui s'étend de Septembre 1792 jusqu'au 9 Thermi­dor, jusqu'à l'arrestation et l'exécution de Robespierre.

La fraternité va trouver des acceptions différentes. Il y a ici un travail sur le sens qui est très porteur. Le père monarchique ne peut plus être le mail­lon de la chaîne de la fraternité. Les dangers sont terribles, la violence se déchaîne, elle va se mélanger à la fraternité. Je dis se mélanger à la frater­nité, j'essaierai de montrer que je ne crois pas qu'on ait à faire l'assimila­tion.

On va voir apparaître de nouvelles fraternités. Les sans-culottes, les mili­tants sectionnaires, ne sont plus maintenant des citoyens passifs canton­nés dans la tolérance de leur bienfaisance organisée malgré les interdic­tions des associations. Ils ne sont plus des citoyens passifs, au contraire, ils deviennent les meilleurs garants de la sauvegarde de la République et le pouvoir n'exprime plus sa réserve devant la fraternité comme égalité sociale. Cela va être manifesté par la loi du maximum général des prix qui est votée sous l'impulsion, sous la pression des sans-culottes parisiens, du peuple sectionnaire de Paris, et qui tente de maintenir le niveau de vie de la population. Elle va aussi proclamer, sans commencement d'exécution, à dire vrai, le partage du bien des émigrés en faveur des démunis, ce qui a été aussi une manoeuvre parlementaire de Saint-Just dans un moment extrêmement difficile de la Révolution, dans les derniers mois de l'exis­tence du Comité de Salut Public robespierriste. Les critères de l'exclusion de la fraternité vont changer, elle n'englobe plus les Français patriotes mais seulement les bons citoyens, ceux qui possèdent les vertus nécessaires à l'adhésion à une République une et indivisible. La triade va disparaître et quand la fraternité apparaît, c'est presque toujours dans l'expression liberté, égalité, unité, indivisibilité de la République fraternelle. Ce sont ces hommes dont le courage, le désintéressement, la vertu doivent être à la hauteur des dangers présents, qui constituent l'association fraternelle. En dehors des vertueux il n'y a guère de place dans cette acception là de la fraternité. Dans les derniers mois de la Terreur, Robespierre dérive vers une sacralisation, d'une certaine manière, me semble-t-il, la fuite dans l'irréel, dans une sacralisation religieuse qu'il tente d'imposer ; il substitue à l'unanimisme rêvé des vertueux étendu à la totalité de la nation le théâ­tre de la religion que la force de la République tente d'imposer. Et c'est l'unanimisme jacobin, l'unanimisme qui va prouver aussi par la terreur les possibilités, les équivoques de ses exigences. La liberté, le salut de la République, déduisent toutes les virtualités des contradictions de 89 ; la sacralisation est un signe de la conception monarchique absolue qu'on avait de la souveraineté et qu'on a accolée à la souveraineté de l'Assem­blée, disais-je en commençant cet exposé. La fraternité va se dédoubler : il y aura celle des jacobins, cette morale des patriotes qui évoque pour l'ave­nir les doux liens de la fraternité pour un avenir radieux, mais qui va dur­cir la fraternité devant le danger contre-révolutionnaire qui refuse l'una­nimité trompeuse qui émousserait le refus de pactiser avec l'adversaire, qui va renforcer la résolution sans pitié contre ceux qui voudraient dispu­ter le monopole du pouvoir. A côté de celle des jacobins, celle des sans- culottes, pas exactement la même, aussi dure que celle des jacobins, mais elle s'accompagne de fraternisation militante pour exclure, par exemple, les modérés des responsabilités dans les sections ; une section va fraterni­ser avec les sans-culottes d'une autre section, fait irruption, manipule les assemblées des sections et cette fraternisation exprime souvent une conception de la pratique de la volonté fraternelle qui utilise la violence. Elle s'appuie aussi sur une très forte fraternité concrète qui est réclamée pour l'immédiat avec la pression pour la distribution des biens des émi­grés, la pression pour la création d'institutions de bienfaisance diverses qui s'exaltent souvent et débordent dans quelque chose qui rappelle aussi le retour de ce que l'Ancien Régime appelait les émotions populaires, avec présent dans ces évènements le goût morbide du sang et du meurtre et de la mort. La fraternité va rencontrer la violence et la mort. La Terreur déchaîne la violence à l'encontre des contre-révolutionnaires mais la révo­lution aussi va dévorer ses enfants dans la lutte des factions. La détermi­nation des montagnards va ériger la guillotine en instrument de la réalisa­tion de l'idéal révolutionnaire et elle va suspendre les garanties constitu­tionnelles, la loi des suspects va retirer toute protection. Le centre d'exclusion, le critère d'exclusion de la fraternité contrairement aux périodes précédentes, nous avons vu qu'il y avait certaines discrimina­tions, devient la suspicion. Certes, l'esclavage sera aboli, la fraternité gar­dant lointainement une vocation universelle mais l'angoisse aidant, ou aussi les pulsions violentes qui ne sont pas la fraternité, mais qui en véhi­culèrent l'expression, la force terroriste radicalise une fraternité telle que celle de Caïn et Abel.

Une analyse très serrée montre néanmoins que le terme de fraternité est très rarement associé à la mort. La mort est associée par la Terreur à la liberté et à l'égalité très souvent. Elle est associée, dans l'expression liberté, égalité ou la mort, liberté, égalité, unité, indivisibilité ou la mort, fraternité ou la mort. La triade républicaine disparaît. Elle disparaît, ce qui en reste c'est la liberté, l'égalité ou la mort le plus souvent, très sou­vent aussi accompagnée de l'unité ou d'indivisibilité. L'unité, l'indivisibi­lité au prix de la mort. La mort de soi pour la liberté, mais aussi la mort de l'autre pour la liberté. La fraternité, il ne faut pas la confondre, comme on le fait trop souvent, on dit qu'elle est devenue un instinct de meurtre dans la Terreur, non, elle est englobée, elle est fondue dans l'unité indivisible d'une République abstraite et souveraine ; je crois qu'il vaut mieux dire qu'elle s'efface qu'elle disparaît et, de fait, lorsque on oblige les républicains et citoyens à inscrire sur leur propre maison ces devises, liberté, égalité ou la mort, liberté, indivisibilité, unité, fraternité ou la mort, la mort est le plus rarement associée à la fraternité. Après la chute de Robespierre, la fraternité va refleurir puis je crois, dans une large mesure, se dissoudre à travers peut-être un certain nombre de cor­ruptions ou de perversions pendant le Directoire, c'est la dernière phase de cette période révolutionnaire. D'abord le retour à la fraternité large, mais la fraternité des seuls républicains, le Directoire va lutter contre les tentatives contre-révolutionnaires des monarchistes. Les républicains ce ne sont plus ceux de l'An II maintenant, les douceurs de la fraternité sont réservées aux gens instruits, aux gens matériellement à l'aise, à ceux qui participent aux suffrages censitaires et la discrimination dans la fraternité va substituer à la suspicion de la période précédente, le critère du ratta­chement à la France qui travaille, qui prospère, la France consciente de ses droits et de ses devoirs. La Convention thermidorienne puis le Direc­toire vont reprendre la tradition de la législative ; la fraternité ne concerne la société publique que dans l'organisation des fêtes. Elle va être canton­née dans la fête et la nécessité de la lutte sur deux fronts contre les jaco­bins intransigeants, contre les monarchistes, va entraîner un effacement assez rapidement de ces références à la fraternité. Une annulation des mesures révolutionnaires qui avaient été favorables aux sectionnaires, abolition de la loi du maximum qui entendait lutter contre la hausse des prix, l'apparition de nouvelles discriminations (on ne distribue plus les fusils qu'aux bons citoyens), la fermeture des clubs, la dépanthéonisation de Marat, toutes mesures qui vont alors enclencher une nouvelle fraterni­sation, plutôt que fraternité, populaire sans relais cette fois-ci avec le pou­voir, dans l'émeute qui se termine par la répression par une armée qui ne fraternise plus.

La fraternité jacobine n'ose plus dire son nom. La liberté, l'unité, l'indi­visibilité de la République ne sont plus revendiquées qu'indirectement par ces révolutionnaires ; on dira, par l'intermédiaire du recours à la constitu­tion 1793 «nous voulons du pain », le thème de la fraternité s'efface. Les fraternisations adverses vont s'affronter ; celle de la vengeance, celle des royalistes, celle des terreurs blanches qui manifesteront une fausse frater­nité, que le Directoire mettra en parallèle, par lesquelles il tentra d'équili­brer celle des jacobins que l'on va qualifier d'anarchistes. Le Directoire va en venir, dans cet effacement du recours à la fraternité, à l'appel à la haine, faisant prêter le serment de haine à la monarchie et bientôt aussi à l'anarchie. A l'anarchie, c'est-à-dire que le serment civique maintenant, le serment civique qu'on prêtait sous la Convention, que prêtaient tous les fonctionnaires à la liberté, à l'égalité, à la fraternité, à l'indivisibilité, maintenant se fonde sur la haine ! il y a véritablement un effacement du thème de la fraternité. Elle va s'exclure de la politique. Il ne fallait pas la confondre avec la mort, il ne faut pas la confondre avec cet effacement ; si les régimes politiques l'effacent, la fraternité va retourner à la vie sociale fragmentée, celle des loges, celle de l'Eglise constitutionnelle, celle aussi de l'Eglise romaine qui retrouve la fraternité d'ancienne acception, celle aussi ambiguë des relations internationales de la République qui va propager une hypocrisie et parfois des équivoques. Les républiques soeurs vont expérimenter la fraternité des armées d'occupation d'une république à laquelle elles demandent une aide fraternelle, et ces termes, vous savez que l'histoire les reprendra de nombreuses fois, l'aide fraternelle, une aide fraternelle qu'elle élude soigneusement en son sein dans la pratique directoriale. Une certaine hypocrisie s'instaure ici dans les relations inter­nationales avec tous ceux qui attendent de la fraternité qu'elle étende son audience et son règne. La fraternité au fond s'estompe devant le cynisme politique mais sans doute aussi s'estompe-t-elle comme un germe profond enfoui dans un sillon béant qu'avait tracé un destin grandiose même s'il fut aussi sanglant dans les périodes les plus dures. Elle se maintiendra hors du politique, généralement revêtue par l'ordre juridique d'une quali­fication délictuelle puisque les associations sont interdites. On va la retrouver dans les premières associations du mouvement ouvrier, dans les ligues clandestines des républicains, telle la Ligue des Droits de l'Homme. Cinquante ans après, la constitution de 1848 voulut la faire entrer dans l'ordre juridique et instaura, pour la première fois dans l'histoire, une nouvelle catégorie des Droits de l'Homme. Avec cette constitution, après les droits liberté de 1789, apparaissent les droits, créances de l'individu sur la société créance envers la société. Et apparaît l'idée qui se dévelop­pera d'une manière considérable au XXème siècle, à travers en particulier toutes les institutions de protection sociale, l'idée que la société a des obligations vis-à-vis des citoyens.

Timide, fragile pendant longtemps, la fraternité connaît un grand destin au XXème siècle cette vision de la fraternité muée en solidarité et en dette de la société à l'égard des citoyens. Destin tragique à nouveau et trop sou­vent, la fraternité, autrefois malmenée par les contradictions des droits idéaux d'un individu abstrait à la liberté et à l'égalité abstraites, la frater­nité va parfois étouffer dans celle des libertés et de l'égalité réelles de l'homme concret des autoritarismes. Et peut-être que notre réflexion pourrait se tourner ailleurs que dans une sorte de circulation qui s'appa­rente à une mécanique, une circulation des dialectiques des métaphysi­ques anciennes. Dialectiques des métaphysiques anciennes dont la pensée contemporaine vit la crise et s'affronter à ces pensées contemporaines qui questionnent l'humanisme ; on parle de la crise de l'humanisme, la crise philosophique de l'humanisme ne signifie pas la crise de l'homme, elle signifie la crise d'une construction philosophique de l'homme, qui fonc­tionne peut-être à l'instar de nos techniques comme une circulation des dialectiques anciennes, disais-je. Je dirai simplement, puisque j'arrive au terme de cet exposé, nous arrivons au pied du mur et peut-être au coeur de l'homme. Au pied de ce mur de la crise contemporaine de la pensée huma­niste qui doit affronter cette crise. La fraternité pourrait-elle nous aider à nous faire la courte échelle pour aller voir au faîte du mur ? Je ne le crois pas si elle voulait sous-tendre sentimentalement, et par une sorte d'habi­tude, l'humanisme théorique d'un homme théorique, oui sans doute, si, nous arrivons à construire une pensée qui permettrait d'entrevoir le désir d'un événement, la projection entraperçue d'un homme vrai, se décou­vrant autre que lui-même par l'autre, ce frère-là en nous-même, un étrange inconnu, une terre étrangère, un événement irréductible dans les contraintes actuelles du monde et de la conscience.

Publié dans le PVI N° 74 - 3éme trimestre 1989  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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