GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1989 |
Les chemins de la Fraternité...............Suite : 4éme orateur Michel BaratNous vous remercions
M. Babinet. Votre tâche était très difficile car nous vous avions confié la
genèse du concept de fraternité, en particulier au cœur de la Révolution
française et d'en dégager les conclusions. Universitaire, moi aussi, je sais
qu'il est toujours difficile de précipiter un conférencier. Nous nous en
excusons auprès de lui mais nous avons une règle maçonnique qui est le respect
des horaires mais je sais que chacun d'entre nous aura pu bénéficier des propos
précis et pertinents de M. le Doyen de la Faculté de Droit et Sciences
Politiques de Strasbourg. Je donne maintenant la parole à M. Henri Tort-Nouguès, passé Grand Maître de la Grande Loge de France, mais je lui donne la parole non pas en tant que passé Grand Maître de la Grande Loge de France mais en tant que philosophe. Monsieur Henri Tort-Nouguès vous avez la parole pour dégager le contenu et le fondement philosophiques de l'idée de fraternité humaine. Henri Tort-NouguèsMadame la Présidente,Monsieur le Grand Maître, Mesdames, Messieurs, mes Chers Amis, Je voudrais placer
un épigraphe à mon propos, cette parole célèbre d'Antigone : «La nature ne m'a
pas faite pour partager la haine mais l'amour ». Cette idée de
fraternité que nous évoquons est profondément gravée dans la conscience de la
plupart des hommes, et l'idée de fraternité apparaît au cours de l'histoire
comme une donnée essentielle des religions et des philosophies dans beaucoup
de civilisations. Au début, elle est souvent limitée par des facteurs de
caractère géographique et historique, et circonscrite à une famille, à une
cité, une nation, à une religion singulière ou même à une idéologie. Les hommes se
considèrent comme frères parce qu'ils appartiennent, à la même cité, à la même
nation, au même peuple, à la même classe, à la même religion. Mais très souvent
l'idée de fraternité fait éclater les limites étroites dans lesquelles elle
s'inscrit et elle déborde le cadre d'une famille ou d'une société particulière
pour s'étendre à la famille humaine et exprime cet amour qui unit ou doit unir
entre eux, tous les hommes, sans distinction de langue, de nation, de religion,
de race, ou de classe... Mais quels sont ou
peuvent-être les fondements mêmes de cette fraternité ? Nous les rechercherons
et nous étudierons quelques aspects dans trois domaines ou trois directions.
D'abord dans la philosophie de l'antiquité païenne, à travers le pythagorisme,
Platon et le stoïcisme. Ensuite dans la tradition religieuse du judaïsme et du
christianisme, enfin dans la philosophie du 18ème siècle qui a vu naître et se
développer la Franc-Maçonnerie spéculative et qui s'est traduite par l'idée des
Droits de l'Homme. La pensée
philosophique des Grecs a pour point de départ l'univers. La notion du Tout (To
olon), d'un Tout structuré et ordonné, c'est-à-dire d'un Cosmos, joue un rôle
essentiel dans leur vision du monde et de l'homme et de ses rapports entre
celui-ci et celui-là. Il y a pour les grecs entre l'univers et tous les êtres
de la nature une sorte de lien, de correspondance : un lien qui unit tous les
êtres à l'univers à l'univers lui-même et qui par une sorte de correspondance
secrète unit tous les êtres entre eux. Jamblique dans sa « Vie de Pythagore »,
le rappelle : « Pythagore a enseigné l'amitié de tout envers tout, celle des
Dieux envers les hommes... celle des connaissances les unes envers les autres
et celle de l'âme avec le corps, de sa partie rationnelle envers sa partie
irrationnelle à travers la philosophie, celle des hommes les uns envers les
autres... celle de l'homme avec sa femme, ses enfants, ses proches à travers
une communauté... en un mot celle de tous envers tous ». L'homme habitant de
l'univers est partie intégrante de celui-ci et doit selon les Grecs observer sa
loi qui est loi d'ordre et d'harmonie. Entre l'univers et l'homme il n'y a pas
de rupture, mais il y a analogie et même harmonie. De même que une sorte de «
Justice » préside aux mouvements des planètes et à l'ordre de l'univers, de
même elle doit présider à l'organisation de la société humaine, de la cité et
à celle du citoyen et de l'homme lui-même. Cette harmonie qui doit exister
entre l'homme et l'univers se traduira dans les rapports que les hommes ont
entre eux par la philanthropie, fille de l'amitié. Ainsi l'idée de
fraternité trouve son fondement dans l'unité du Cosmos et de l'homme et étant «
fille » de l'univers elle est de ce fait elle aussi universelle : «Nous sommes
tous semblables à tous égards, grecs et barbares» dit un texte Présocratique et
Lucrèce dans le «De Natura Rerum » s'en souviendra lorsqu'il écrira : «Nous
sommes tous les enfants de l'air. L'air est notre père commun, la terre est
notre mère commune» Livre II - vers 991-1022. La fraternité qui
unit donc les hommes entre eux trouve son fondement dans la nature et la
fraternité humaine est un aspect de l'harmonie universelle. Ainsi sans doute
la philanthropie est fille de « Philia » (l'amitié) mais celle-ci, est, elle
même ordonnée à la «Sophia », à la sagesse, tout au moins à la recherche de la
sagesse, à l'amour de la sagesse, c'est-à-dire à la philosophie. Celle-ci est
recherche, amour, connaissance de l' «Idée de Bien ». Ainsi le fondement de la
fraternité c'est le «Bien », c'est la recherche du Bien, de la Justice, de la
Valeur. Platon s'en
souviendra dans le Gorgias lorsqu'il fait dire à Socrate : « Les sages disent
que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis ensemble par
l'amitié, la règle, la tempérance et la justice et c'est pour cela qu'ils
donnent à cet univers le nom d'ordre (de Cosmos) et non de désordre et de
dérèglement ». Cette grande idée
des Pythagoriciens d'une fraternité universelle (reprise par le platonisme) qui
relie tous les êtres de la nature et les relie à la nature elle-même, se
prolonge à la fin du monde antique dans la philosophie des stoïciens. Pour ces
philosophes l'univers dans son ensemble est conçu et pensé comme un grand être
vivant, dont l'âme est répandue à travers tous les êtres et en constitue et
forme la cohérence et l'unité. C'est ce que suggère Epictète dans ses
«Entretiens» I 14 : «Ne crois-tu pas que toutes les choses sont unies entre
elles les unes aux autres... et que les choses de la terre sont en sympathie
avec celles du ciel ». Et Marc Aurèle dans ses Pensées exprime la même idée :
«Il n'y a qu'une vie unique, bien qu'elle se partage en une infinité de natures
et de corps limités. Il n'y a qu'une âme intelligente malgré les apparentes
divisions» (XII.13) «Toutes choses sont coordonnées ensemble, toutes
concourrent à l'harmonie du même monde; il n'y a qu'un seul monde qui comprend
tout, un seul Dieu qui est dans le tout, une seule matière, une seule Loi, une
Raison commune à tous les êtres doués d'intelligence, enfin une Vérité unique,
n'y ayant qu'un seul état de perfection pour des êtres de la même espèce et qui
participent à la même raison ». Pensées VII 9. Cette idée d'une
vie universelle qui unit tous les êtres de la nature, d'une
«sympathie
universelle» concerne le domaine « physique » celui
de la nature, mais aussi le
domaine « méta-physique » et ici signifie la
présence totale d'un «Dieu-Nature
», d'un Dieu qui se confond avec l'univers lui- même. Elle
donne naissance dans
l'ordre de l'éthique à l'idée de
«cosmopolitisme », à l'idée que
l'homme-sage
est «citoyen du monde ». Epictète faisait remarquer
que l'homme est citoyen du
monde et racontait que lorsqu'on demandait à Socrate de quel
pays il était, il
ne disait pas qu'il était d'Athène ni de Corinthe mais
qu'il était du monde».
Et Marc Aurèle, lui pouvait écrire : «Ma
cité et ma patrie en tant qu'Antonin
c'est Rome, en tant qu'homme c'est le monde » (Pensées
Livre VI 44). En effet celui qui
a pris conscience du fondement du monde, qui sait que la plus grande, la plus
vaste famille est l'ensemble des hommes et de Dieu et que ce Dieu a jeté sa
semence dans tout ce qui est engendré et croît sur la terre et dans les êtres
raisonnables, celui-là, cet homme ne peut que dire : «Je suis du monde, je suis
de Dieu ». Marc Aurèle exprime
cette idée de sympathie universelle par une très belle image : «Il est
impossible de détacher un rameau de son voisin sans le détacher à la fois de
l'arbre tout entier. De même un homme séparé d'un seul homme est exclu de la
communauté ». «Le rameau,
poursuit-il, quelqu'un le détache de l'arbre, mais l'homme c'est lui-même qui
se sépare de son prochain quand il le prend en haine et en aversion et il ne
voit pas cette conséquence qu'il est amputé en même temps de tout le corps
social ». L'univers entier,
dans sa totalité, c'est-à-dire le monde physique, et les mondes humains sont
compris comme une immense cité, une cité qui s'étend aux dimensions du Cosmos
lui-même. La Loi qui règne dans la nature, doit régner dans les cités des
hommes et dans l'homme lui-même. On dira que l'ordre
humain est fondé sur l'ordre de la nature. Il vaudrait mieux dire que l'ordre
de la nature et l'ordre humain sont eux-mêmes fondés sur un ordre universel,
ordre qui s'exprime dans la nature par la loi de l'harmonie et dans l'ordre
humain par celle de l'amitié mais l'une et l'autre sont l'expression et la
traduction en leur plan de l'ordre voulu par le Dieu Cosmique, Grand Architecte
de l'Univers ; Dieu Cosmique origine et principe du Cosmos et fondement de la
fraternité universelle. Ma deuxième
réflexion porterait sur l'idée de la fraternité dans la tradition
judéo-chrétienne. Quel est le contenu
et le fondement de la fraternité dans la tradition judéo-chrétienne. Là aussi
la fraternité est fonction d'une philosophie générale, d'une vision globale et
de Dieu et de l'univers et de l'homme. Tous connaissent
les premiers versets de la Genèse : «Au commencement Dieu créa le ciel et la
terre... Il dit que la Lumière soit et la Lumière fut... Puis Dieu créa l'homme
et il le créa à son image... et à sa ressemblance». La Gloire de Dieu se
manifeste par la création du monde : «Les Cieux racontent la Gloire de Dieu» et
par la création de l'homme, roi de la création. Mais la gloire de. Dieu se
manifeste aussi par l'instauration de la Loi qu'il a donnée à son peuple, qui
est une loi de Justice. Ce Dieu en effet est toujours avec son peuple et avec
sa nation : «je suis toujours avec toi... » et c'est par l'instauration de la
Loi qu'il fonde la communauté et la communion des hommes. Et il est dit dans
les Proverbes (Salomon) : «Dieu de mes pères et seigneur de miséricorde, toi
qui as tout fait par ta parole et qui par ta sagesse a formé l'homme pour qu'il
règne sur les êtres qu'il a créés (IX), tu aimes tout ce qui existe (XI). Tu as
appris à ton peuple que le juste doit être l'ami de l'homme (XII). L'alliance entre
Yahvé et son peuple exprime sans doute la souveraineté de ce Dieu qui seul peut
prendre l'initiative de sa relation avec les hommes mais c'est dans cette
alliance et par cette alliance que les hommes pourront trouver ou retrouver
leur fraternelle communion. Ainsi Dieu établit la fraternité des hommes en les
faisant naître d'un père commun, Adam, qui porte en lui même, l'image de Dieu
et en donnant aux hommes sa Loi. C'est dans la justice du Père commun que tous
les hommes deviennent frères. C'est dans la justice du Père et aussi dans et
par l'amour. L'homme la créature
doit d'abord aimer son Dieu : «Tu aimeras le seigneur ton Dieu de toute ton
âme, de tout ton coeur et de tout ton pouvoir ». Deuteronome. L'amour est au
centre de la loi et le commandement d'aimer est le commandement principal de la
Loi. Amour de Dieu mais aussi amour du prochain. Le Levitique nous le dit : «Tu
ne te vengeras pas... Tu aimeras ton prochain comme toi-même» et il est ajouté
«Je suis 1' éternel ». Ce qui signifie que
l'amour du prochain à un sens, moins parce que Dieu nous l'ordonne que parce
que à travers l'amour du prochain nous parvenons à Dieu. Celui qui aime fait
coïncider Dieu et les hommes. C'est dans la reconnaissance du Père commun et
par la rigoureuse observation de sa Loi que les hommes pourront véritablement
devenir frères. Aussi ne faut- il jamais abandonner cette source de Sagesse et
de Justice qui est Yahvé, si l'on ne veut pas retomber dans le chaos et dans
les ténèbres. «Tu as abandonné la source de la Sagesse (Yahvé). Si tu avais
marché dans la voie de Yahvé tu habiterais la paix pour toujours ». «Le chemin
des méchants est comme les ténèbres... mais la route des justes est comme la
lumière qui point et dont la clarté va naissant jusqu'au jour ». Ce Dieu qui
aime tout ce qui existe ne peut qu'engendrer l'amour parmi les hommes, s'ils
veulent bien l'écouter et l'entendre. Le prophète « Osée » 6/6, le confirme
quand il montre que le commandement d'aimer est le commandement principal de la
Loi car fait-il dire à Yahvé : «C'est l'amour que je veux et non les
sacrifices, la connaissance de Dieu et non les holocaustes ». Cette idée sublime
sera développée dans le Nouveau Testament. Ainsi Saint Mathieu 23/34: «Maître
quel est le grand commandement ? Jésus dit «Tu aimeras le seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le plus grand et
le premier commandement ». Le second lui est semblable. «Tu aimeras ton
prochain comme toi- même ». A ces deux commandements se rattache toute la Loi,
ainsi que les prophètes. Cette idée est
reprise, répétée, développée dans tout le «Nouveau Testament ». Rappelons ce
que dit Saint Paul dans l'Epître aux Romains 13/8 : «Celui qui aime son
prochain accomplit la Loi» et dans l'Epître aux Galathes 5/13 «Toute la Loi se
résume en un seul mot. Tu aimera ton prochain comme toi-même» et dans l'Epître
aux Corinthiens «Le plus grand commandement est d'aimer son prochain »... «Si
je n'ai pas l'amour je ne suis que bronze qui sonne et cymbale qui retentit...
Si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien». Ajoutons, que cet amour, qui
s'adresse au prochain ne signifie pas qu'il s'adresse seulement à celui qui est
« proche » de moi, mais à tous les hommes, c'est-à-dire qu'il est universel :
«Il n'y a plus ni Juif ni Chrétien... il n'y a plus d'esclave ni de maître...
car vous êtes tous un ». Mais plus encore
que Saint Paul, Saint Jean exprime cet amour universel qui doit ou qui devrait
unir tous les hommes, au-delà de tous les clivages, de toutes les frontières,
de toutes les incompréhensions et de toutes les haines imbéciles qui les
séparent et les déchirent. Dans la pensée johannique c'est la conscience de
l'homme, c'est l'amour lui-même qui devient fondement de l'universalité et
c'est la fraternité. Relisons la Première Epitre X 2/7 : «Celui qui aime son
frère est dans la lumière, mais celui qui a de la haine pour son frère est dans
les ténèbres et marche dans les ténèbres ». Ainsi il s'agit d'abord d'aimer,
d'aimer Dieu sans doute, mais d'aimer son prochain qui est son frère.
Saint-Jean dit encore : 3/4 «Celui qui n'aime pas demeure dans la mort.
Quiconque a de la haine pour son frère est un homicide ». 4/7 «Aimons-nous les
uns les autres parce que l'amour est de Dieu et quiconque aime est un Dieu et
connaît Dieu» «Celui qui n'aime pas n'a point connu Dieu car Dieu est amour»,
4/6 «Dieu est amour et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu
demeure en lui ». L'Amour ainsi défini
semble avoir un double objet à la fois Dieu et les hommes : les hommes à
travers Dieu et Dieu à travers les hommes. L'amour de Dieu et l'amour du
prochain ne sont-ils pas nécessairement liés et indissociables. Peut-on aimer
les hommes si on ne connaît pas Dieu, c'est-à-dire si on ne sait pas ou si on
ne croit pas qu'au delà de toute existence humaine, de tout ordre de la nature,
de toute factivité, il n'y a pas un Être transcendant, un Être idéal, une
Valeur qui fonde l'ordre de la nature et l'ordre de l'homme. Peut-on aller vers
Dieu si on ne croit pas, si on ne pense pas, que dans toute conscience humaine
il y a une dimension « verticale » qui dépasse la conscience naturelle, et qui
au sein de cette conscience même est esprit et amour. C'est-à-dire dépassement
de la conscience par la conscience elle-même. Ce qui à notre sens signifie que
les hommes ne peuvent se dépasser vers un Idéal, et par un Idéal qui les
dépasse eux-mêmes s'ils ne se pensent comme frères et s'ils le veulent. Et ici on pourrait
rapprocher au lieu de les opposer ce que nous enseignent et la philosophie
grecque et les religions judéo-chrétiennes. En effet dans la première c'est
l'idée de Bien (cette Lumière qui brille au-delà des murs obscurs et ténébreux
de la Caverne) qui ordonne et finalise les rapports des hommes entre eux et
des hommes avec l'univers. C'est la recherche de la Vérité, de la Sophia, de
la Sagesse, c'est l'amour de cette Sagesse, qui engendre la Philia, l'amitié,
qui les amène à se reconnaître comme des amis ou comme des frères et leur
restitue le sentiment de leur union ou de leur unité. Si le « misologue » est
«misanthrope », celui-ci peut devenir «philanthrope» par la « philosophie ». Dans les religions
judéo-chrétienne, les chemins de l'amour et de la fraternité, passent par ceux
de la reconnaissance de Dieu. Pour retrouver les chemins de la fraternité il
faut apprendre à retrouver Dieu. Et c'est la reconnaissance du Dieu unique qui
entraînera les hommes à leur communion fraternelle et universelle. Et je voudrais
terminer en évoquant cette idée de fraternité dans cette philosophie des
Lumières dont on parlait tout à l'heure et dans l'esprit de la
Franc-Maçonnerie. Nous savons que le
18ème siècle a vu naître ou plutôt renaître les loges de francs-maçons, dits
«anciens et acceptés» et que ce que l'on nomme la Franc-Maçonnerie spéculative
a connu au 18ème siècle un développement considérable, en Europe d'abord, puis
dans le monde. Les francs-maçons se considèrent tous comme des « frères » et la
maçonnerie doit devenir le «Centre de l'union et le moyen de concilier une
amitié vraie entre des personnes qui seraient (sans cela) restées étrangères»
nous sommes de toutes nations, de tous idiomes de toute extraction et de toutes
langues ». Il est recommandé «de cultiver l'amour fraternel, fondement et
gloire de cette ancienne fraternité ». La Grande Loge de
France dans sa Constitution, retrouvant l'esprit même de la Franc-Maçonnerie
andersonnienne définit ainsi la Franc- Maçonnerie comme « un ordre initiatique
traditionnel et universel fondé sur la fraternité ». Elle constitue une
alliance d'« hommes libres et de bonnes moeurs de toutes races de toutes
nationalités et de toutes croyances ». Le soir de son
initiation qui constitue son « entrée » dans la Loge maçonnique, l'apprenti
franc-maçon est invité à reconnaître tout homme comme son « frère », et il s'y
engage par un serment solennel, prêté à la Gloire du Grand Architecte de
l'Univers et sur les Trois Grandes Lumières de la Franc-Maçonnerie. La Bible
ouverte à l'évangile de Saint-Jean (prologue), le Compas et l'Equerre et ce en
présence de l'assemblée des francs-maçons. Cette fraternité,
cette «amitié universelle» est symbolisée,
par la Chaîne d'Union» qui réunit à
la fin de la tenue tous les frères de la Loge. Mais en intention
et en
signification elle déborde le cadre limite de la loge elle-
même et s'étend en
principe à tous les francs-maçons de l'univers, et aussi
aux maçons du passé
comme à ceux du futur, enfin à tous les hommes de bonne
volonté. Cette reconnaissance
et cette affirmation d'une fraternité universelle repose sur un serment, sur un
acte libre, sur une liberté. Cet acte solennel, ce serment est en soi,
vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres un acte instaurateur. Il instaure une
«nouvelle alliance» entre les hommes, fruit d'une liberté qui s'affirme et
affirme en même temps cette fraternité. Par ce serment je m'engage et cet
engagement entraîne obligation de ma part, à reconnaître les autres hommes
comme des hommes, c'est-à-dire qu'il me lie aux autres. Mais ce serment en même
temps exige une réciprocité, exprimée par la Chaîne d'Union : c'est que les
autres me reconnaissent moi aussi comme un homme, comme un frère. J'ai le
devoir de reconnaître l'autre, mais l'autre a également le devoir de me reconnaître
dans mon identité et dans ma liberté. Et s'il a le droit
d'exiger de moi cette reconnaissance, j'ai également le droit de l'exiger de
l'autre. Notre Grand Maître Guy Piau le rappelait encore avec force lors de son
message de Nouvel An : «L'égalité, disait-il, est une notion exigeante et
sévère tant pour l'autre que pour soi-même. En raison de la loi de réciprocité
je suis fondé à exiger de mon semblable ce que lui-même est fondé à exiger de
moi ». C'est sur cette réciprocité que reposent la reconnaissance et la
fraternité maçonniques. «Êtes-vous franc-maçon ? Mes Frères me reconnaissent
comme tel ». Ce qui est vrai des rapports interindividuels l'est aussi des
rapports entre les individus au sein de la société. Toute association,
toute société repose et ne peut reposer légitimement que sur un Contrat,
explicite ou implicite : «J'ai posé pour fondement du corps politique la
convention de ses membres» écrit Rousseau et il ajoute «quel fondement plus sûr
que le libre engagement de ses membres ». Qu'est-ce qui fait l'unité de la
société sinon l'union de ses membres s'unissant librement entre eux pour
constituer la société elle-même, car «tout homme étant né libre et maître de
lui-même peut accepter ou refuser cette association ». C'est la liberté de chaque
individu, c'est la conscience de chaque homme qui devient le fondement de
l'association fraternelle, de la fraternité des hommes, le roc sur lequel elle
s'appuie. C'est cette conscience libre et raisonnable qui devient pour les
hommes du 18e siècle le fondement de la cité, ou de la nation et de toute
société. Car s'il est vrai
de dire qu'une Cité comme une nation, ce sont des données objectives qui
ressortent de la géographie et de l'histoire, si elle se situe dans un espace
donné et est le fruit d'une histoire, ne faut-il pas dire aussi qu'elle est le
résultat d'une volonté, d'une liberté celle de vivre ensemble. Jean Jaurès
lorsqu'il parlait des Patries les définissait comme «les pierres vivantes»
disait qu'il ne fallait jamais oublier la part de volonté, de pensée, sans
doute de mémoire mais aussi d'espérance qui la constituait. Peut-il y avoir de
société, de communauté quelle que soit sa nature et sa dimension s'il n'y a pas
dans le cœur de ceux qui la composent la volonté de se penser et de vivre ensemble.
Cela est vrai sans doute de nos patries d'origine. Est-ce que cela
n'est pas vrai aussi de l'Europe, de notre commune patrie européenne. Car
l'Europe est sans doute un certain espace géographique, c'est pour nous tous
une mémoire et une histoire, hélas souvent tragique, ce sont des intérêts
économiques communs, mais c'est aussi une culture commune et une civilisation.
Mais pourrait-il y avoir une Europe véritable, s'il n'y a pas chez tous les
peuples qui la composent, une volonté clairement exprimée d'être européens,
d'assumer et de promouvoir une certaine tradition de la culture et de la
civilisation européenne, seul moyen de préserver son identité et de sauvegarder
sa pérennité. «Il s'agit de prendre conscience de nos traditions culturelles et
de nos valeurs spirituelles pour mieux les assumer, pour mieux les actualiser,
les perpétuer, les faire vivre, de puiser en notre mémoire ces forces vives qui
nous permettront de faire face à notre présent et de bâtir notre avenir» (Texte
: Europe notre Patrie, Mai 1984). « Il n'y a pas de
vérité sans emprunt à l'espérance» a dit un poète. Il n'y a pas de fraternité
possible sans une espérance de fraternité, et une foi en la fraternité.
Fraternité au sein d'une famille, au sein d'une cité ou d'une nation, au sein
de l'Europe, enfin au cœur de l'universalité des hommes. Car cette
fraternité, fruit de notre liberté et de notre conscience, notre devoir est de
l'étendre à l'universalité des hommes et des peuples. Les Francs-Maçons de la
Grande Loge de France ont fait et continuent de faire ce pari sur la fraternité
humaine. Et je voudrais
maintenant conclure. Dans son beau livre
sur le Judaïsme Martin Buber raconte qu'étant enfant il lui advint de lire un
vieux conte dont d'abord il ne comprit pas le sens. Ce conte ne disait rien
d'autre que ceci : «Aux portes de Rome est assis un mendiant lépreux et
misérable. Qu'attend-t-il ? Qu'attend-t-il demande l'enfant au vieil homme.
Quel message ? Et quel messie ? Et le vieil homme me donna une réponse, une
réponse que je n'appris à comprendre que plus tard. Le vieil homme me dit « Ce
qu'attend ce mendiant lépreux et misérable, ce qu'il attend, c'est toi ». |
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