GLDF Revue : Points de Vue Initiatiques 3T/1989

Les chemins de la Fraternité

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Suite :  4éme orateur

Michel Barat

Nous vous remercions M. Babinet. Votre tâche était très difficile car nous vous avions confié la genèse du concept de fraternité, en particulier au cœur de la Révolution française et d'en dégager les conclusions. Universi­taire, moi aussi, je sais qu'il est toujours difficile de précipiter un confé­rencier. Nous nous en excusons auprès de lui mais nous avons une règle maçonnique qui est le respect des horaires mais je sais que chacun d'entre nous aura pu bénéficier des propos précis et pertinents de M. le Doyen de la Faculté de Droit et Sciences Politiques de Strasbourg.

Je donne maintenant la parole à M. Henri Tort-Nouguès, passé Grand Maître de la Grande Loge de France, mais je lui donne la parole non pas en tant que passé Grand Maître de la Grande Loge de France mais en tant que philosophe. Monsieur Henri Tort-Nouguès vous avez la parole pour dégager le contenu et le fondement philosophiques de l'idée de fraternité humaine.

Henri Tort-Nouguès

Madame la Présidente,
Monsieur le Grand Maître,
Mesdames, Messieurs, mes Chers Amis,

Je voudrais placer un épigraphe à mon propos, cette parole célèbre d'Antigone : «La nature ne m'a pas faite pour partager la haine mais l'amour ».

Cette idée de fraternité que nous évoquons est profondément gravée dans la conscience de la plupart des hommes, et l'idée de fraternité apparaît au cours de l'histoire comme une donnée essentielle des religions et des philo­sophies dans beaucoup de civilisations. Au début, elle est souvent limitée par des facteurs de caractère géographique et historique, et circonscrite à une famille, à une cité, une nation, à une religion singulière ou même à une idéologie.

Les hommes se considèrent comme frères parce qu'ils appartiennent, à la même cité, à la même nation, au même peuple, à la même classe, à la même religion. Mais très souvent l'idée de fraternité fait éclater les limites étroites dans lesquelles elle s'inscrit et elle déborde le cadre d'une famille ou d'une société particulière pour s'étendre à la famille humaine et exprime cet amour qui unit ou doit unir entre eux, tous les hommes, sans distinction de langue, de nation, de religion, de race, ou de classe...

Mais quels sont ou peuvent-être les fondements mêmes de cette fraternité ? Nous les rechercherons et nous étudierons quelques aspects dans trois domaines ou trois directions. D'abord dans la philosophie de l'antiquité païenne, à travers le pythagorisme, Platon et le stoïcisme. Ensuite dans la tradition religieuse du judaïsme et du christianisme, enfin dans la philoso­phie du 18ème siècle qui a vu naître et se développer la Franc-Maçonnerie spéculative et qui s'est traduite par l'idée des Droits de l'Homme.

La pensée philosophique des Grecs a pour point de départ l'univers. La notion du Tout (To olon), d'un Tout structuré et ordonné, c'est-à-dire d'un Cosmos, joue un rôle essentiel dans leur vision du monde et de l'homme et de ses rapports entre celui-ci et celui-là. Il y a pour les grecs entre l'univers et tous les êtres de la nature une sorte de lien, de correspon­dance : un lien qui unit tous les êtres à l'univers à l'univers lui-même et qui par une sorte de correspondance secrète unit tous les êtres entre eux. Jamblique dans sa « Vie de Pythagore », le rappelle : « Pythagore a ensei­gné l'amitié de tout envers tout, celle des Dieux envers les hommes... celle des connaissances les unes envers les autres et celle de l'âme avec le corps, de sa partie rationnelle envers sa partie irrationnelle à travers la philoso­phie, celle des hommes les uns envers les autres... celle de l'homme avec sa femme, ses enfants, ses proches à travers une communauté... en un mot celle de tous envers tous ».

L'homme habitant de l'univers est partie intégrante de celui-ci et doit selon les Grecs observer sa loi qui est loi d'ordre et d'harmonie. Entre l'univers et l'homme il n'y a pas de rupture, mais il y a analogie et même harmonie. De même que une sorte de « Justice » préside aux mouvements des planètes et à l'ordre de l'univers, de même elle doit présider à l'organi­sation de la société humaine, de la cité et à celle du citoyen et de l'homme lui-même. Cette harmonie qui doit exister entre l'homme et l'univers se traduira dans les rapports que les hommes ont entre eux par la philanthro­pie, fille de l'amitié.

Ainsi l'idée de fraternité trouve son fondement dans l'unité du Cosmos et de l'homme et étant « fille » de l'univers elle est de ce fait elle aussi univer­selle : «Nous sommes tous semblables à tous égards, grecs et barbares» dit un texte Présocratique et Lucrèce dans le «De Natura Rerum » s'en souviendra lorsqu'il écrira : «Nous sommes tous les enfants de l'air. L'air est notre père commun, la terre est notre mère commune» Livre II - vers 991-1022.

La fraternité qui unit donc les hommes entre eux trouve son fondement dans la nature et la fraternité humaine est un aspect de l'harmonie univer­selle. Ainsi sans doute la philanthropie est fille de « Philia » (l'amitié) mais celle-ci, est, elle même ordonnée à la «Sophia », à la sagesse, tout au moins à la recherche de la sagesse, à l'amour de la sagesse, c'est-à-dire à la philosophie. Celle-ci est recherche, amour, connaissance de l' «Idée de Bien ». Ainsi le fondement de la fraternité c'est le «Bien », c'est la recher­che du Bien, de la Justice, de la Valeur.

Platon s'en souviendra dans le Gorgias lorsqu'il fait dire à Socrate : « Les sages disent que le ciel et la terre, les dieux et les hommes sont unis ensem­ble par l'amitié, la règle, la tempérance et la justice et c'est pour cela qu'ils donnent à cet univers le nom d'ordre (de Cosmos) et non de désor­dre et de dérèglement ».

Cette grande idée des Pythagoriciens d'une fraternité universelle (reprise par le platonisme) qui relie tous les êtres de la nature et les relie à la nature elle-même, se prolonge à la fin du monde antique dans la philosophie des stoïciens. Pour ces philosophes l'univers dans son ensemble est conçu et pensé comme un grand être vivant, dont l'âme est répandue à travers tous les êtres et en constitue et forme la cohérence et l'unité. C'est ce que sug­gère Epictète dans ses «Entretiens» I 14 : «Ne crois-tu pas que toutes les choses sont unies entre elles les unes aux autres... et que les choses de la terre sont en sympathie avec celles du ciel ». Et Marc Aurèle dans ses Pen­sées exprime la même idée : «Il n'y a qu'une vie unique, bien qu'elle se partage en une infinité de natures et de corps limités. Il n'y a qu'une âme intelligente malgré les apparentes divisions» (XII.13) «Toutes choses sont coordonnées ensemble, toutes concourrent à l'harmonie du même monde; il n'y a qu'un seul monde qui comprend tout, un seul Dieu qui est dans le tout, une seule matière, une seule Loi, une Raison commune à tous les êtres doués d'intelligence, enfin une Vérité unique, n'y ayant qu'un seul état de perfection pour des êtres de la même espèce et qui parti­cipent à la même raison ». Pensées VII 9.

Cette idée d'une vie universelle qui unit tous les êtres de la nature, d'une «sympathie universelle» concerne le domaine « physique » celui de la nature, mais aussi le domaine « méta-physique » et ici signifie la présence totale d'un «Dieu-Nature », d'un Dieu qui se confond avec l'univers lui- même. Elle donne naissance dans l'ordre de l'éthique à l'idée de «cosmo­politisme », à l'idée que l'homme-sage est «citoyen du monde ». Epictète faisait remarquer que l'homme est citoyen du monde et racontait que lorsqu'on demandait à Socrate de quel pays il était, il ne disait pas qu'il était d'Athène ni de Corinthe mais qu'il était du monde». Et Marc Aurèle, lui pouvait écrire : «Ma cité et ma patrie en tant qu'Antonin c'est Rome, en tant qu'homme c'est le monde » (Pensées Livre VI 44).

En effet celui qui a pris conscience du fondement du monde, qui sait que la plus grande, la plus vaste famille est l'ensemble des hommes et de Dieu et que ce Dieu a jeté sa semence dans tout ce qui est engendré et croît sur la terre et dans les êtres raisonnables, celui-là, cet homme ne peut que dire : «Je suis du monde, je suis de Dieu ».

Marc Aurèle exprime cette idée de sympathie universelle par une très belle image : «Il est impossible de détacher un rameau de son voisin sans le détacher à la fois de l'arbre tout entier. De même un homme séparé d'un seul homme est exclu de la communauté ».

«Le rameau, poursuit-il, quelqu'un le détache de l'arbre, mais l'homme c'est lui-même qui se sépare de son prochain quand il le prend en haine et en aversion et il ne voit pas cette conséquence qu'il est amputé en même temps de tout le corps social ».

L'univers entier, dans sa totalité, c'est-à-dire le monde physique, et les mondes humains sont compris comme une immense cité, une cité qui s'étend aux dimensions du Cosmos lui-même. La Loi qui règne dans la nature, doit régner dans les cités des hommes et dans l'homme lui-même.

On dira que l'ordre humain est fondé sur l'ordre de la nature. Il vaudrait mieux dire que l'ordre de la nature et l'ordre humain sont eux-mêmes fon­dés sur un ordre universel, ordre qui s'exprime dans la nature par la loi de l'harmonie et dans l'ordre humain par celle de l'amitié mais l'une et l'autre sont l'expression et la traduction en leur plan de l'ordre voulu par le Dieu Cosmique, Grand Architecte de l'Univers ; Dieu Cosmique ori­gine et principe du Cosmos et fondement de la fraternité universelle.

Ma deuxième réflexion porterait sur l'idée de la fraternité dans la tradi­tion judéo-chrétienne.

Quel est le contenu et le fondement de la fraternité dans la tradition judéo-chrétienne. Là aussi la fraternité est fonction d'une philosophie générale, d'une vision globale et de Dieu et de l'univers et de l'homme.

Tous connaissent les premiers versets de la Genèse : «Au commencement Dieu créa le ciel et la terre... Il dit que la Lumière soit et la Lumière fut... Puis Dieu créa l'homme et il le créa à son image... et à sa ressemblance». La Gloire de Dieu se manifeste par la création du monde : «Les Cieux racontent la Gloire de Dieu» et par la création de l'homme, roi de la créa­tion. Mais la gloire de. Dieu se manifeste aussi par l'instauration de la Loi qu'il a donnée à son peuple, qui est une loi de Justice. Ce Dieu en effet est toujours avec son peuple et avec sa nation : «je suis toujours avec toi... » et c'est par l'instauration de la Loi qu'il fonde la communauté et la com­munion des hommes. Et il est dit dans les Proverbes (Salomon) : «Dieu de mes pères et seigneur de miséricorde, toi qui as tout fait par ta parole et qui par ta sagesse a formé l'homme pour qu'il règne sur les êtres qu'il a créés (IX), tu aimes tout ce qui existe (XI). Tu as appris à ton peuple que le juste doit être l'ami de l'homme (XII).

L'alliance entre Yahvé et son peuple exprime sans doute la souveraineté de ce Dieu qui seul peut prendre l'initiative de sa relation avec les hommes mais c'est dans cette alliance et par cette alliance que les hommes pour­ront trouver ou retrouver leur fraternelle communion. Ainsi Dieu établit la fraternité des hommes en les faisant naître d'un père commun, Adam, qui porte en lui même, l'image de Dieu et en donnant aux hommes sa Loi. C'est dans la justice du Père commun que tous les hommes deviennent frères. C'est dans la justice du Père et aussi dans et par l'amour.

L'homme la créature doit d'abord aimer son Dieu : «Tu aimeras le sei­gneur ton Dieu de toute ton âme, de tout ton coeur et de tout ton pou­voir ». Deuteronome. L'amour est au centre de la loi et le commandement d'aimer est le commandement principal de la Loi. Amour de Dieu mais aussi amour du prochain. Le Levitique nous le dit : «Tu ne te vengeras pas... Tu aimeras ton prochain comme toi-même» et il est ajouté «Je suis 1' éternel ».

Ce qui signifie que l'amour du prochain à un sens, moins parce que Dieu nous l'ordonne que parce que à travers l'amour du prochain nous parve­nons à Dieu. Celui qui aime fait coïncider Dieu et les hommes. C'est dans la reconnaissance du Père commun et par la rigoureuse observation de sa Loi que les hommes pourront véritablement devenir frères. Aussi ne faut- il jamais abandonner cette source de Sagesse et de Justice qui est Yahvé, si l'on ne veut pas retomber dans le chaos et dans les ténèbres. «Tu as aban­donné la source de la Sagesse (Yahvé). Si tu avais marché dans la voie de Yahvé tu habiterais la paix pour toujours ». «Le chemin des méchants est comme les ténèbres... mais la route des justes est comme la lumière qui point et dont la clarté va naissant jusqu'au jour ». Ce Dieu qui aime tout ce qui existe ne peut qu'engendrer l'amour parmi les hommes, s'ils veu­lent bien l'écouter et l'entendre. Le prophète « Osée » 6/6, le confirme quand il montre que le commandement d'aimer est le commandement principal de la Loi car fait-il dire à Yahvé : «C'est l'amour que je veux et non les sacrifices, la connaissance de Dieu et non les holocaustes ».

Cette idée sublime sera développée dans le Nouveau Testament. Ainsi Saint Mathieu 23/34: «Maître quel est le grand commandement ? Jésus dit «Tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le plus grand et le premier commandement ». Le second lui est semblable. «Tu aimeras ton prochain comme toi- même ». A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les prophètes.

Cette idée est reprise, répétée, développée dans tout le «Nouveau Testa­ment ». Rappelons ce que dit Saint Paul dans l'Epître aux Romains 13/8 : «Celui qui aime son prochain accomplit la Loi» et dans l'Epître aux Galathes 5/13 «Toute la Loi se résume en un seul mot. Tu aimera ton prochain comme toi-même» et dans l'Epître aux Corinthiens «Le plus grand commandement est d'aimer son prochain »... «Si je n'ai pas l'amour je ne suis que bronze qui sonne et cymbale qui retentit... Si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien». Ajoutons, que cet amour, qui s'adresse au prochain ne signifie pas qu'il s'adresse seulement à celui qui est « proche » de moi, mais à tous les hommes, c'est-à-dire qu'il est universel : «Il n'y a plus ni Juif ni Chrétien... il n'y a plus d'esclave ni de maître... car vous êtes tous un ».

Mais plus encore que Saint Paul, Saint Jean exprime cet amour universel qui doit ou qui devrait unir tous les hommes, au-delà de tous les clivages, de toutes les frontières, de toutes les incompréhensions et de toutes les haines imbéciles qui les séparent et les déchirent. Dans la pensée johanni­que c'est la conscience de l'homme, c'est l'amour lui-même qui devient fondement de l'universalité et c'est la fraternité. Relisons la Première Epi­tre X 2/7 : «Celui qui aime son frère est dans la lumière, mais celui qui a de la haine pour son frère est dans les ténèbres et marche dans les ténè­bres ». Ainsi il s'agit d'abord d'aimer, d'aimer Dieu sans doute, mais d'aimer son prochain qui est son frère. Saint-Jean dit encore : 3/4 «Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Quiconque a de la haine pour son frère est un homicide ». 4/7 «Aimons-nous les uns les autres parce que l'amour est de Dieu et quiconque aime est un Dieu et connaît Dieu» «Celui qui n'aime pas n'a point connu Dieu car Dieu est amour», 4/6 «Dieu est amour et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ».

L'Amour ainsi défini semble avoir un double objet à la fois Dieu et les hommes : les hommes à travers Dieu et Dieu à travers les hommes. L'amour de Dieu et l'amour du prochain ne sont-ils pas nécessairement liés et indissociables. Peut-on aimer les hommes si on ne connaît pas Dieu, c'est-à-dire si on ne sait pas ou si on ne croit pas qu'au delà de toute existence humaine, de tout ordre de la nature, de toute factivité, il n'y a pas un Être transcendant, un Être idéal, une Valeur qui fonde l'ordre de la nature et l'ordre de l'homme. Peut-on aller vers Dieu si on ne croit pas, si on ne pense pas, que dans toute conscience humaine il y a une dimen­sion « verticale » qui dépasse la conscience naturelle, et qui au sein de cette conscience même est esprit et amour. C'est-à-dire dépassement de la conscience par la conscience elle-même. Ce qui à notre sens signifie que les hommes ne peuvent se dépasser vers un Idéal, et par un Idéal qui les dépasse eux-mêmes s'ils ne se pensent comme frères et s'ils le veu­lent.

Et ici on pourrait rapprocher au lieu de les opposer ce que nous ensei­gnent et la philosophie grecque et les religions judéo-chrétiennes. En effet dans la première c'est l'idée de Bien (cette Lumière qui brille au-delà des murs obscurs et ténébreux de la Caverne) qui ordonne et finalise les rap­ports des hommes entre eux et des hommes avec l'univers. C'est la recher­che de la Vérité, de la Sophia, de la Sagesse, c'est l'amour de cette Sagesse, qui engendre la Philia, l'amitié, qui les amène à se reconnaître comme des amis ou comme des frères et leur restitue le sentiment de leur union ou de leur unité. Si le « misologue » est «misanthrope », celui-ci peut devenir «philanthrope» par la « philosophie ».

Dans les religions judéo-chrétienne, les chemins de l'amour et de la frater­nité, passent par ceux de la reconnaissance de Dieu. Pour retrouver les chemins de la fraternité il faut apprendre à retrouver Dieu. Et c'est la reconnaissance du Dieu unique qui entraînera les hommes à leur commu­nion fraternelle et universelle.

Et je voudrais terminer en évoquant cette idée de fraternité dans cette phi­losophie des Lumières dont on parlait tout à l'heure et dans l'esprit de la Franc-Maçonnerie.

Nous savons que le 18ème siècle a vu naître ou plutôt renaître les loges de francs-maçons, dits «anciens et acceptés» et que ce que l'on nomme la Franc-Maçonnerie spéculative a connu au 18ème siècle un développement considérable, en Europe d'abord, puis dans le monde. Les francs-maçons se considèrent tous comme des « frères » et la maçonnerie doit devenir le «Centre de l'union et le moyen de concilier une amitié vraie entre des per­sonnes qui seraient (sans cela) restées étrangères» nous sommes de toutes nations, de tous idiomes de toute extraction et de toutes langues ». Il est recommandé «de cultiver l'amour fraternel, fondement et gloire de cette ancienne fraternité ».

La Grande Loge de France dans sa Constitution, retrouvant l'esprit même de la Franc-Maçonnerie andersonnienne définit ainsi la Franc- Maçonnerie comme « un ordre initiatique traditionnel et universel fondé sur la fraternité ». Elle constitue une alliance d'« hommes libres et de bon­nes moeurs de toutes races de toutes nationalités et de toutes croyances ».

Le soir de son initiation qui constitue son « entrée » dans la Loge maçon­nique, l'apprenti franc-maçon est invité à reconnaître tout homme comme son « frère », et il s'y engage par un serment solennel, prêté à la Gloire du Grand Architecte de l'Univers et sur les Trois Grandes Lumiè­res de la Franc-Maçonnerie. La Bible ouverte à l'évangile de Saint-Jean (prologue), le Compas et l'Equerre et ce en présence de l'assemblée des francs-maçons.

Cette fraternité, cette «amitié universelle» est symbolisée, par la Chaîne d'Union» qui réunit à la fin de la tenue tous les frères de la Loge. Mais en intention et en signification elle déborde le cadre limite de la loge elle- même et s'étend en principe à tous les francs-maçons de l'univers, et aussi aux maçons du passé comme à ceux du futur, enfin à tous les hommes de bonne volonté.

Cette reconnaissance et cette affirmation d'une fraternité universelle repose sur un serment, sur un acte libre, sur une liberté. Cet acte solennel, ce serment est en soi, vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres un acte instau­rateur. Il instaure une «nouvelle alliance» entre les hommes, fruit d'une liberté qui s'affirme et affirme en même temps cette fraternité. Par ce ser­ment je m'engage et cet engagement entraîne obligation de ma part, à reconnaître les autres hommes comme des hommes, c'est-à-dire qu'il me lie aux autres. Mais ce serment en même temps exige une réciprocité, exprimée par la Chaîne d'Union : c'est que les autres me reconnaissent moi aussi comme un homme, comme un frère. J'ai le devoir de reconnaî­tre l'autre, mais l'autre a également le devoir de me reconnaître dans mon identité et dans ma liberté.

Et s'il a le droit d'exiger de moi cette reconnaissance, j'ai également le droit de l'exiger de l'autre. Notre Grand Maître Guy Piau le rappelait encore avec force lors de son message de Nouvel An : «L'égalité, disait-il, est une notion exigeante et sévère tant pour l'autre que pour soi-même. En raison de la loi de réciprocité je suis fondé à exiger de mon semblable ce que lui-même est fondé à exiger de moi ». C'est sur cette réciprocité que reposent la reconnaissance et la fraternité maçonniques. «Êtes-vous franc-maçon ? Mes Frères me reconnaissent comme tel ». Ce qui est vrai des rapports interindividuels l'est aussi des rapports entre les individus au sein de la société.

Toute association, toute société repose et ne peut reposer légitimement que sur un Contrat, explicite ou implicite : «J'ai posé pour fondement du corps politique la convention de ses membres» écrit Rousseau et il ajoute «quel fondement plus sûr que le libre engagement de ses membres ». Qu'est-ce qui fait l'unité de la société sinon l'union de ses membres s'unis­sant librement entre eux pour constituer la société elle-même, car «tout homme étant né libre et maître de lui-même peut accepter ou refuser cette association ». C'est la liberté de chaque individu, c'est la conscience de chaque homme qui devient le fondement de l'association fraternelle, de la fraternité des hommes, le roc sur lequel elle s'appuie. C'est cette cons­cience libre et raisonnable qui devient pour les hommes du 18e siècle le fondement de la cité, ou de la nation et de toute société.

Car s'il est vrai de dire qu'une Cité comme une nation, ce sont des don­nées objectives qui ressortent de la géographie et de l'histoire, si elle se situe dans un espace donné et est le fruit d'une histoire, ne faut-il pas dire aussi qu'elle est le résultat d'une volonté, d'une liberté celle de vivre ensemble. Jean Jaurès lorsqu'il parlait des Patries les définissait comme «les pierres vivantes» disait qu'il ne fallait jamais oublier la part de volonté, de pensée, sans doute de mémoire mais aussi d'espérance qui la constituait. Peut-il y avoir de société, de communauté quelle que soit sa nature et sa dimension s'il n'y a pas dans le cœur de ceux qui la compo­sent la volonté de se penser et de vivre ensemble. Cela est vrai sans doute de nos patries d'origine.

Est-ce que cela n'est pas vrai aussi de l'Europe, de notre commune patrie européenne. Car l'Europe est sans doute un certain espace géographique, c'est pour nous tous une mémoire et une histoire, hélas souvent tragique, ce sont des intérêts économiques communs, mais c'est aussi une culture com­mune et une civilisation. Mais pourrait-il y avoir une Europe véritable, s'il n'y a pas chez tous les peuples qui la composent, une volonté clairement exprimée d'être européens, d'assumer et de promouvoir une certaine tradi­tion de la culture et de la civilisation européenne, seul moyen de préserver son identité et de sauvegarder sa pérennité. «Il s'agit de prendre conscience de nos traditions culturelles et de nos valeurs spirituelles pour mieux les assumer, pour mieux les actualiser, les perpétuer, les faire vivre, de puiser en notre mémoire ces forces vives qui nous permettront de faire face à notre présent et de bâtir notre avenir» (Texte : Europe notre Patrie, Mai 1984).

« Il n'y a pas de vérité sans emprunt à l'espérance» a dit un poète. Il n'y a pas de fraternité possible sans une espérance de fraternité, et une foi en la fraternité. Fraternité au sein d'une famille, au sein d'une cité ou d'une nation, au sein de l'Europe, enfin au cœur de l'universalité des hommes.

Car cette fraternité, fruit de notre liberté et de notre conscience, notre devoir est de l'étendre à l'universalité des hommes et des peuples. Les Francs-Maçons de la Grande Loge de France ont fait et continuent de faire ce pari sur la fraternité humaine.

Et je voudrais maintenant conclure.

Dans son beau livre sur le Judaïsme Martin Buber raconte qu'étant enfant il lui advint de lire un vieux conte dont d'abord il ne comprit pas le sens. Ce conte ne disait rien d'autre que ceci : «Aux portes de Rome est assis un mendiant lépreux et misérable. Qu'attend-t-il ? Qu'attend-t-il demande l'enfant au vieil homme. Quel message ? Et quel messie ? Et le vieil homme me donna une réponse, une réponse que je n'appris à comprendre que plus tard. Le vieil homme me dit « Ce qu'attend ce mendiant lépreux et misérable, ce qu'il attend, c'est toi ».



Publié dans le PVI N° 74 - 3éme trimestre 1989  -  Abonner-vous à PVI : Cliquez ici

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