GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1989 |
Les chemins de la Fraternité...............Suite : 7éme orateur Michel BaratMerci à Alejo
Neyeloff, Grand Maître de la Grande Loge d'Argentine pour nous avoir rappelé
que la grandeur d'un pays ne dépend point des liens du sang mais de la volonté
des individus qui le construisent. L'histoire de ton pays l'a montré. Merci
aussi pour avoir rappelé quelque chose qui signifie que les conditions
économiques, que les difficultés rencontrées peuvent casser cette volonté et
que l'indifférence qui régnerait autour des îlots de volonté libre finirait
finalement par détruire cette volonté libre. Je tiens à rappeler
que dans les discussions que nous avons eues ensemble, tu souhaites que le plan
argentin ne soit pas un modèle argentin mais une première pierre comme le plan
péruvien en vue d'une construction d'un monde peut-être pas plus libre,
peut-être pas plus fraternel mais d'un monde je dirais moins injuste et moins
dur. La modestie
convient véritablement aux grands plans. Je vais donc
maintenant donner la parole à Madame Veil, à la première Présidente du
Parlement Européen élue au suffrage universel, à Madame le Ministre de la
Santé. Et peut-être que
dans cette salle certains s'interrogent ? Que vient faire une femme politique à
la tribune parmi des Maçons, qui, justement, prennent quelque écart avec la
chose politique ? Nous prenons certes quelque écart avec la chose politique car
nous ne nous adonnons pas aux luttes partisanes et si vous avez écouté ce que
disait tout à l'heure notre passé Grand Maître Henri-Tort-Nouguès, nous savons
ce que sont les liens de la Cité. Nous avons invité Madame Veil parce que, pour
nous, elle est le symbole d'une lutte contre l'intolérance, symbole d'une lutte
contre la barbarie qu'elle a subie, je dirais même dans certaines de ses
positions politiques comme Ministre de la Santé, symbole de la tolérance face
parfois à la bêtise, et pour aller plus loin, symbole aussi de l'affirmation
de convictions généreuses précises en dehors, justement, des différents partis
politiques. Qui plus que vous
dans ce lieu, Madame Veil, pourrait donc nous parler de la fraternité et de la
construction européennes, vous dont les idées sont celles de l'Europe, celles
de la tolérance mais aussi de la rigueur dans le travail ? Je vous donne donc,
Madame le Ministre, la parole. Simone VeilMonsieur le Grand
Maître de la Grande Loge de France, Messieurs les Grands Maîtres, Mesdames et
Messieurs. Tout d'abord je
voudrais par avance m'excuser d'être obligée de partir tout de suite après mon
intervention, ce n'était pas facile pour moi de venir et je suis arrivée en
retard, mais cela était la faute de mon avion. Mais surtout je voudrais
m'excuser parce que j'espère ne pas vous offusquer en faisant quelques
références politiques, au sens très large, mais qui sont des références à
l'histoire et qui ne sont pas du tout une vision politique du sujet que
j'avais à traiter, mais il me semblait impossible tout de même de ne pas situer
certaines idées se rapportant à la fraternité, surtout dans la perspective de
la Révolution française, dans un certain contexte politique. Contrairement à ce
que l'on pouvait craindre, il y a encore un an, la France vit le bicentenaire
de la Révolution dans un contexte de consensus dépassionné. Double fruit de la
victoire des nations républicaines et d'une certaine fatigue conceptuelle à
l'égard des clivages politiques en général, le triomphe de la démocratie pluraliste
comme seul modèle valable à l'horizon de l'an 2000, l'écroulement de la pensée
révolutionnaire issue du marxisme-léninisme, le fait que les autres pays
d'Europe, parmi lesquels environ la moitié de monarchies constitutionnelles
connaissent des régimes tout aussi démocratiques que celui de la France, sont
autant de raisons de relativiser ou de repenser la révolution sous un angle
plus modeste. Que célèbre-t-on
véritablement à l'occasion du bicentenaire ? Cinq thèmes s'imposent : la
confirmation de la référence à la devise républicaine «Liberté, égalité,
fraternité » ; l'affaissement du clivage droite gauche incarné dans le choix
entre 1789 et 1793 comme l'année centrale de la révolution ; le retour aux
lumières, comme le creuset des valeurs politiques fondamentales ; enfin, la
prise en compte de la révolution dans sa dimension internationale. Parmi ces
différents sujets, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, pierre
de touche de l'édifice révolutionnaire, retrouve sa centra- lité conceptuelle.
A l'époque où les droits de l'homme fournissent une des rares transcendances de
notre démocratie individualiste, ce sont plus particulièrement les intentions
de la déclaration qui sont mises en exergue, à savoir, la création d'un nouvel
ordre politique basé sur l'égalité des individus, l'abrogation des privilèges,
la recherche d'une légitimité universelle. En revanche, certaines des
références de la Déclaration des Droits de l'Homme, l'emploi de la notion de
peuple et le concept d'une représentation politique aux pouvoirs sans limites
font aujourd'hui problèmes et cela dans toutes les démocraties contemporaines
car toutes reposent sur des principes communs : un exécutif plus ou moins fort
mais soumis au contrôle parlementaire, une représentation parlementaire aux
pouvoirs clairement définis, un système judiciaire libre et indépendant de
l'exécutif, des partis organisés et reconnus. Comparée au
rayonnement politique et intellectuel que conserve la Déclaration des Droits
de l'Homme et du Citoyen, et même du renouveau d'adhésion qu'elle suscite,
l'aura de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité», semble,
peut-être superficiellement, avoir quelque peu pâli, pour ne pas dire même
qu'elle a été parfois oubliée et voire, par certains, récusée. En effet, cet oubli
a par moment procédé d'une véritable volonté politique de la gommer de notre
histoire ou tout au moins de nos références. Devenue slogan automatique d'une
république triomphante, cette triade avait connu d'ailleurs, dès l'origine, ses
propres tensions internes. Le désir de liberté dès après les premières
victoires de 1789. Opposé à la liberté bourgeoise, le principe de l'égalité
jacobine combinera l'autorité étatique et le désir de nivellement des
sans-culottes. Napoléon saura courber l'un et l'autre au nom de la gloire
méritocratique de la nation. Mais le troisième
volet de la triade, la fraternité, est demeuré une notion forte même si elle
n'est pas toujours bien saisissable. Elle apparaît comme une sorte de palette
de principes à la fois comme un concept philosophique, dont précédemment
Monsieur Henri Tort-Nouguès vous a donné excellemment, beaucoup mieux que je ne
saurais le faire, tout le contenu mais en même temps comme une revendication
légale ou sociale plus modeste. La bonhomie d'une fraternité universelle faite
de convivialité, dansant autour de la révolution fraîche et joyeuse, a vite
laissé la place durant la révolution à une notion de la fraternité contre les
ennemis du peuple et de la révolution. Aussi, ne faut-il pas s'étonner que
l'aide fraternelle, souvent invoquée par l'URSS vis-à-vis de ses satellites,
ait trouvé ou crut trouver des fondements philosophiques dans l'aide
fraternelle que les fédérations se procuraient les unes aux autres pour
marginaliser puis exclure les modérés de chaque section. Liberté, égalité,
fraternité ou la mort, dans la
devise de la révolution les mots de la libération
deviendront vite coercitifs
et limitatifs. Pas de liberté pour les ennemis de la
liberté, a- t-on pu
entendre, pas d'égalité pour les nobles exclus de la
nation a-t-on entendu
aussi. Et pourtant nous revivons aujourd'hui la triade, liberté,
égalité,
fraternité, telle qu'elle paraît avoir été
pensée en 1789. Contrairement à
certains des discours du XIXème siècle et aussi des trois
premiers quarts du
XXème siècle, la liberté a retrouvé sa
prédominance au côté d'une pleine
égalité politique, pleine égalité politique
à côté de laquelle l'égalité
sociale et économique s'apparente plutôt à une
égalité des chances qu'à une
égalité réelle. La fraternité,
quant à elle, retrouve ses vieilles attaches de solidarité puisées dans une
double tradition. Celle des Eglises, fondée sur l'idée de charité et celle,
plus philosophique, en quête d'un humanisme universel avec son pluralisme de courants
et particulièrement ceux qui se réclament de la Maçonnerie. Dans l'un et
l'autre cas, la notion de fraternité s'élève vers une ambition éthique et une
affirmation des valeurs, notamment de l'amour du prochain, valeurs qui vont
bien au-delà de la fraternité révolutionnaire. Cet enrichissement
de la notion de fraternité est particulièrement visible
dans notre époque où
l'on s'engage pour ces causes humanitaires qui, volontairement, se
détachent de
toute position politique partisane. Ces causes humanitaires ont choisi
délibérément de se mettre au service de toutes les
victimes sans faire de
distinction en elles et les exemples sont multiples qui vont
d'organismes comme
«Médecins du monde», «Médecins
sans frontières » ou les « Restaurants du cœur
». Je ne cite ici que quelques initiatives françaises mais
il faut être
conscient que certains de nos pays voisins sont déjà
depuis fort longtemps très
actifs dans ce type d'actions, notamment à l'égard des
pays du tiers-monde car
la vie associative y a été fort souvent plus
développée que chez nous. Mais la fraternité
s'inscrit désormais comme le maillon solidaire de nos démocraties occidentales,
loin de la fraternité révolutionnaire qui ne craignait pas parfois de
revendiquer le droit et même l'obligation de procéder à des exclusions et même
à des éliminations. Cette idée de fraternité entre les peuples, on la voit
ressurgir à tel ou tel moment de l'histoire mais davantage comme le ciment
d'une idéologie que l'on cherche ainsi à répandre que comme un principe
universel susceptible d'impliquer l'ensemble de l'humanité au-delà des
différences de races, de nationalités, de religions ou de convictions, alors
que, pourtant, c'est bien là le sens philosophique et même étymologique du
terme. Les références
dogmatiques à la lutte des classes se sont marquées par opposition à ces
mouvements humanistes, cherchant à développer un amour et une compréhension
universels, tout au moins proposait-on l'idée d'une telle fraternité jusqu'à ce
que la victoire du prolétariat soit une chose définitivement faite. De telles
affirmations paraissent aujourd'hui bien dépassées, même si elles avaient cours
il y a peu. Est-il besoin de rappeler qu'il a fallu de la réflexion et même du
temps pour que, au XIXème siècle, chacun se sente, du moins lorsqu'ils étaient
prêts à se battre pour la fraternité, concerné par le combat mené au nom de la
justice pour défendre Alfred Dreyfus. L'appartenance de cet officier à la
classe bourgeoise ne justifiant pas, selon certains, que l'on se solidarise avec
sa cause dès lors qu'elle n'était pas celle des ouvriers et des prolétaires.
Quant à la droite conservatrice, la fraternité n'est pas un concept qu'elle
s'approprie et encore moins son combat. Le mot même sans doute la rebute, tout
au plus peut-il être question de charité, ou mieux de générosité, pour tous
ceux qui, peu ou prou, conçoivent la société en des termes plus ou moins
d'élitisme, élitisme fondé sur la naissance, la fortune ou la réussite. Cette
notion même d'élitisme n'était pas contraire à l'idée de fraternité si l'on
retient le sens étymologique du terme. Contrairement aux
deux autres références de la devise républicaine, la fraternité a quasiment
disparu du vocabulaire politique, il a même un côté un peu désuet. Et l'on peut
à bon droit se demander si c'est le concept ou simplement le terme qui le
désigne et qui rebute. Et pourtant le siècle des lumières avait donné ses sens
à des écoles de pensée qui, au nom de l'universalité de l'homme, prônaient une
fraternité transcendant les différences, s'opposant ainsi à toutes les
doctrines fondées sur les discriminations ou des inégalités de nature entre les
êtres humains. Se faisant le chantre et le prophète de cet universalisme,
Victor Hugo a mis la puissance de son verbe et l'éloquence de son discours à
exalter cette fraternité entre les hommes. Et si je le souligne, c'est parce
que l'homme politique et le poète, par une vision prophétique, voyait déjà
l'incarnation d'une telle philosophie dans ce qui pouvait alors apparaître
comme une chimère, les Etats-Unis d'Europe. Je ne résiste pas au plaisir de
vous faire entendre son appel, excusez-moi par avance, ces phrases sont
peut-être un peu longues mais elles sont si extraordinaires que je crois que
cela vaut la peine de les entendre : « Un jour viendra où les armes vous
tomberont des mains, à vous aussi. Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi
absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et
Berlin, entre Vienne et Turin, qu'elle serait impossible et qu'elle paraîtrait
absurde aujourd'hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie. Un
jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre ou
Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités
distinctes et votre glorieuse individualité, vous fondrez étroitement dans une
unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne. Un jour viendra
où il n'y aura d'autres champs de batailles que les marchés s'ouvrant au
commerce et les esprits s'ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et
les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des
peuples, par le vénérable arbitrage d'un grand sénat souverain qui sera à
l'Europe ce que le parlement est à l'Angleterre, ce que la diète est à
l'Allemagne, ce que l'assemblée législative est à la France. Un jour viendra
où l'on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d'Amérique, les
Etats-Unis d'Europe placés en face l'un de l'autre, se tendant la main par
dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie,
leurs arts, leur génie, défrichant le globe, colonisant le désert, améliorant
la création sous le regard du Créateur et combinant ensemble, pour en tirer le
bien-être de tous, ces deux forces infinies : la fraternité des hommes et la
puissance de Dieu. Et ce jour-là,
il ne faudra pas quatre-cents ans pour l'amener, car nous vivons dans un temps
rapide, nous vivons dans le courant d'événements et d'idées le plus impétueux
qui ait encore entraîné les peuples et à l'époque où nous sommes, une année
fait parfois l'ouvrage d'un siècle». Comment ne pas être
impressionné par cet hymne puissant à la fraternité et aux Etats-Unis d'Europe,
hymne prononcé le 21 août 1849, à l'occasion d'un congrès de la paix ? A un an près, cent
ans plus tard, Robert Schuman, dans son illustre déclaration du 9 mai 1950,
déclaration inspirée par Jean Monnet, fait écho à l'appel de Victor Hugo en
faveur de la paix et de l'Europe. Mais il a fallu des dizaines de millions de
morts, des générations entières disparues ou assassinées, des terres dévastées,
des villes entières détruites au cours de deux guerres dans lesquelles, à la
suite des Européens, la plupart des peuples de la terre ont été entraînés,
pour que l'extraordinaire prophétie de Victor Hugo commence à prendre forme. On
l'oublie aujourd'hui trop souvent, l'Europe est bien née de la volonté de
réconciliation entre les peuples européens ; elle est née aussi de la
résistance à la barbarie et du refus, pour l'avenir, de toutes les idéologies
du mépris et de l'exclusion. Comme Victor Hugo,
Jean Monnet ne limitait pas ses ambitions à l'union de l'Europe mais bien
au-delà, à une organisation universelle fondée sur l'idée de fraternité entre
tous les peuples de la planète. Aussi, n'est-il pas
étonnant que le Traité de Rome s'inspire de ces ambitions et affirme
solennellement dans son préambule l'attachement des pays signataires à ces
valeurs. Dès les années 50, les six nations fondatrices de la Communauté
Economique Européenne se déclarent prêtes à assumer, ensemble, un nouveau
destin. Désireuses de trouver de nouvelles règles du jeu, elles sont disposées
non seulement à s'unir mais également à modifier leurs relations avec le reste
du monde. Ces principes sont clairement énoncés dans le préambule du Traité de
Rome, et je me permets de vous les rappeler : «Déterminés à
établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples
européens, décidés à assurer par une action commune le progrès économique et
social de leur pays et s'assignant pour but essentiel à leurs efforts
l'amélioration constance des conditions de vie et d'emploi de leur peuple,
soucieux de renforcer l'unité de leurs, économies et d'en assurer le
développement harmonieux en réduisant l'écart entre les différentes régions et
le retard des moins favorisés », et engagement encore plus marqué
s'agissant des relations avec le reste du monde, «entendant confirmer la
solidarité qui lie l'Europe et les pays d'Outre-Mer et désirant assurer le
développement de leur prospérité conformément aux principes de la Charte des
Nations-Unies », voilà quelques uns des principes du Traité de Rome. Au sein même de la
Communauté, les objectifs de progrès et de solidarité sont ainsi fermement
énoncés. Ils constituent la base de référence pour la construction de l'Europe,
tant en ce qui concerne le programme communautaire et l'ensemble des
politiques, et je dirais à cet égard que, récemment, les fonds structurels qui
ont été mis en place à l'égard des pays les moins favorisés en sont un exemple
frappant, mais également pour tout ce qui concerne l'organisation du budget,
qu'il s'agisse de ses ressources ou de ses dépenses. Mais par ailleurs
tout aussi importante est l’œuvre élaborée par la cour de justice en matière de
non discrimination, cela à partir de quelques articles du Traité. L'abondante
jurisprudence rendue en la matière constitue une arme particulièrement efficace
au service de tous les citoyens européens victimes d'une quelconque
discrimination, qu'elle soit à la base de la nationalité, de la
religion, du sexe ou de la race. C'est un instrument qui complète heureusement
les garanties qu'apporte par ailleurs la Convention Européenne des Droits de
l'Homme en matière de droits fondamentaux. Tout aussi
remarquable à souligner, la volonté des Européens de ne pas se tenir dans un
splendide isolement qui aurait fait de l'Europe un havre de paix et de
démocratie, indifférent aux malheurs et aux troubles des autres nations. Si
longtemps la situation des pays frères d'Europe centrale et de l'Est a pu
paraître ne pas la concerner, comme si la liberté et le bonheur de ces peuples
étaient du fait du rideau de fer passés au compte des profits et pertes,
politique oblige, en revanche c'est vers les pays du tiers-monde que l'Europe
adresse un message de fraternité. Même si la décolonisation est encore loin
d'être terminée, l'impérialisme colonial triomphant appartient au passé dès
1950 et l'Europe est entrée dès l'origine dans une ère nouvelle. De leur passé
colonial, nos pays ont entendu faire un atout pour des relations privilégiées.
Certes, les accords de coopération, conclus notamment avec les pays d'Afrique,
des Caraïbes et du Pacifique, n'ont pas été dénués d'une certaine ambiguïté et
d'arrières-pensées stratégiques et commerciales. Et l'on peut se demander sous
quels signes ces relations ont été placées, celui du paternalisme ou celui de
la fraternité. On peut en discuter mais les résultats sont là et que l'on ne
peut contester. A travers des mécanismes paritaires s'est instaurée entre la
Communauté Economique Européenne et certains pays du monde parmi les plus
pauvres, une coopération originale qui s'est progressivement dégagée des
sentiments complexes qui l'animait à l'origine. C'était la tentation de
maintenir certaines formes d'impérialisme ou, à l'inverse, un tiers-mondisme
nourri des sentiments de culpabilité par rapport au passé, il y a eu de l'un et
de l'autre. Aujourd'hui, reste
seulement la volonté d'aider les peuples que la misère et le malheur accablent.
Il est vrai que les plus lucides des Européens savent bien que de telles
inégalités entre le nord et le sud risquent d'engendrer de véritables séismes
monétaires propres à entraîner une déstabilisation politique des pays
concernés, déstabilisation qui serait .dangereuse pour tous. Mais au-delà de la
nécessité pour les pays industrialisés de prendre en compte ces situations, il
existe, chez les citoyens des pays les plus riches des sentiments réels de
solidarité et de fraternité à l'égard des populations les plus déshéritées dont
la souffrance et le malheur les interpellent à travers les images de la
télévision. Aussi, ne faut-il
pas s'étonner que le Parlement Européen, expression démocratique des citoyens
des douze pays européens, ait manifesté constamment la volonté d'apporter son
soutien aux peuples les plus déshérités. Dans cette
perspective, il a depuis des années fait pression sur le Conseil des Ministres
et la Commission de Bruxelles en faveur d'une politique de développement plus
dynamique et pour que l'aide alimentaire bénéficie de moyens permettant de
lutter efficacement contre la faim dans le monde. La coopération qui a été mise
eu oeuvre touche absolument tous les aspects ; qu'il s'agisse de l'économie, du
social, du transfert des technologies, de la formation de cadres si nécessaires
dans ces pays et même les questions culturelles, voire des clauses encore
timides concernant les Droits de l'Homme. Mais ce serait
limiter considérablement la portée de l'idée de fraternité de n'envisager que
le devoir d'apporter des aides matérielles. Faisant référence à la parenté, le
terme de fraternité implique que ceux qui sont ainsi unis appartiennent à la
même famille. Ils sont donc semblables puisqu'ils sont nés de mêmes parents. Il
doit donc y avoir entre eux non seulement des liens de solidarité avec les
obligations morales que cela comporte, mais aussi des liens affectifs induisant
compréhension et sympathie agissantes. Ce sont bien de
tels sentiments qui animent les Européens lorsqu'ils soutiennent la cause des
peuples opprimés soumis à des régimes totalitaires et victimes de violations
des Droits de l'Homme. Ceci explique les très nombreuses interventions faites
par le Parlement Européen aussi bien que par l'Assemblée Parlementaire du
Conseil de l'Europe, en faveur des résistances organisées ou des femmes et des
hommes individuellement impliqués dans l'opposition à tous les régimes
militaires ou de partis uniques. Régimes bafouant les droits démocratiques et
les libertés. Qu'il s'agisse de
l'apartheid en Afrique du sud, de soutenir la résistance afghane, de lutter
contre le génocide des Cambodgiens, de lutter contre les discriminations à
l'encontre des juifs de l'Union Soviétique ou de lutter contre la répression
exercée à l'encontre des Tibétains, tous ont trouvé un soutien moral et un
appui politique auprès du Parlement Européen. Interventions directes,
officieuses auprès des autorités ou résolutions, tous les moyens ont été
employés pour faire pression sur les régimes responsables de ces atrocités,
contraires aux principes universels aux quels, d'ailleurs, beaucoup de ces pays
ont souscrits en signant simplement la Déclaration Universelle des Droits de
l'Homme, pour autant ils ne l'ont pas toujours respectée. La majorité des
parlementaires européens a cru devoir, à maintes reprises, préconiser, et
parfois avec succès, des sanctions non seulement diplomatiques mais même
économiques, à l'appui des dénonciations et des condamnations pour lesquelles
ils avaient obtenu cette majorité. Mais c'est sans doute à l'égard des pays
d'Amérique latine que cette action a durant des années été la plus fortement et
constamment engagée. On peut je crois affirmer que nous avons apporté un appui
au retour à la démocratie de l'Argentine, de l'Uruguay et du Paraguay et que
nous avons aussi soutenu le processus amorcé au Chili et que le réseau d'amitié
et de fraternité qui s'est noué entre, d'une part, les peuples de nos pays et
d'autre part leurs courageux porte-parole, a largement contribué à cette action
et à ces liens entre ces deux côtés de l'Atlantique. Cette mobilisation
des Européens s'est faite dans chacun de nos pays mais elle a pu trouver, dans
les institutions parlementaires européennes, une tribune qui lui a donné un
large écho. Il serait injuste cependant de ne pas souligner que cet exceptionnel
élan de solidarité s'explique très largement par l'existence d'une longue
tradition d'échanges et de relations entre les mouvements de pensée et je pense
aussi bien aux loges maçonniques qu'aux partis politiques qui unissent des
citoyens engagés des différentes nations européennes à ceux des continents
d'Amérique latine. Aujourd'hui où la démocratie renaît enfin dans ces pays, les
efforts des mêmes Européens ne peuvent se relâcher car ces démocraties sont
encore faibles et instables. Toujours menacées par les militaires et les forces
réactionnaires, elles risquent de basculer si les réformes permettant l'amélioration
de la situation économique et sociale ne sont pas amorcées. Le poids de la
dette extérieure est pour eux la pire des menaces qui, avec l'impossibilité de
développement et la misère qui l'entraîne, peut déstabiliser les gouvernements
élus et la démocratie qui en est résultée. Ce réglementer du problème est
devenu pour eux une ardente priorité et pour nous une exigence. Le Parlement Européen
en a discuté à maintes reprises, mais il ne faudrait pas que l'intérêt porté
aux problèmes internes à l'Europe et qui aujourd'hui concentrent un peu son
attention, détourne ses membres et ses groupes politiques d'un combat
d'avant-garde qu'il a longtemps mené ; c'est aujourd'hui une préoccupation. Comment ne pas être
frappé qu'on ait retrouvé une réalité vivante à travers le renouveau de la
philosophie des Droits de l'Homme ? Ainsi, la boucle est-elle en quelque sorte
bouclée de même que la radicalisation de la révolution avait occulté ou
perverti l'inspiration humaniste de la Déclaration des Droits de l'Homme,
l'échec et le rejet des idéologies révolutionnaires a fait spontanément
renaître l'attachement aux valeurs que représente la consécration des Droits
de l'Homme. Le bicentenaire
coïncide avec la fin d'une certaine forme de clivage droite gauche tel qu'il
est sorti des antagonismes, tel qu'il a été canalisé par le marxisme-léninisme.
La différence faite par le marxisme entre la révolution bourgeoise tournée
vers des intérêts limités et la révolution prolétarienne interrompue par
thermidor et qui serait donc encore à venir, s'est estompée. Les acquis de la
révolution bourgeoise en termes de liberté formelle s'avèrent désormais
indispensables pour protéger les citoyens. Nous rejoignons ainsi le camp des
grandes démocraties occidentales sur le plan de la pensée et de la pratique
politique. Nous ne voulons plus être la mère de la révolution soviétique, la
révolution est redevenue ce qu'elle se pensait au XVIIIème, même la sœur de la
révolution américaine. Nous vivons aujourd'hui le triomphe de Montesquieu, la
réhabilitation de Condorcet. La leçon la plus importante de démocratie est la
primauté du contre-pouvoir, le seul garant des intérêts du peuple véritable et
non du peuple révolutionnaire. Les corps intermédiaires seront toujours plus
proches de l'idéal démocratique que le règne des justes au pouvoir. A l'heure de
l'Europe, il ne faut pas s'étonner que la France cherche à rappeler l'universalisme
révolutionnaire pour en définir la portée et en revendiquer les conséquences,
même si les démocraties européennes n'ont pas suivi un itinéraire identique et
si leur parcours s'en sépare parfois. On ne peut certes passer sous silence
l'enthousiasme ou la stupeur suscité par cette levée en masse d'un peuple
convaincu de changer le monde. Mais ce qui demeure surtout, c'est le message de
la déclaration des Droits de l'Homme quand nos voisins pensent à la révolution.
A cet égard, l'expression « La Révolution française et l' Europe » organisée
avec l'aide du Conseil de l'Europe, est l'interprète de ce nouvel esprit
européen. Le souffle de la révolution triomphante et radicale dans son
intolérance n'est pas montré. Ce qui prime implicitement dans l'exposition,
c'est un nouveau regard européen apaisé, regardant les débats passionnels
d'ancêtres communs. Mais l'exposition s'achève sur une Europe réconciliée. L'histoire de la
révolution placée sous le double signe des libertés et du pluralisme
démocratique est l’œuvre essentiellement des historiens anglo-américains et
aussi de spécialistes français, notamment aujourd'hui autour de François Furet.
Leur message qui domine actuellement le champ intellectuel est relégué, pour
des motifs de consensus national, dans le choix fait officiellement par la
Commission du Bicentenaire français de souligner les grands moments non
contestés de la révolution. La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen,
la création de la République et le sursaut de défense nationale de Valmy.
Isolés de leur contexte historique et des féroces débats de l'époque, ces trois
événements surgissent comme des moments de grande fraternité au pédigrée
historique et révolutionnaire indiscutable. Dans un tel contexte, le
bicentenaire est célébré avec chaleur par toutes les démocraties voisines. La
révolution française est non seulement acceptée mais revendiquée par tous les
Européens comme appartenant à leur patrimoine politique et culturel. Ici même, le
Parlement Européen, dans cet hémicycle, devrait, à l'automne, s'associer à la
célébration du bicentenaire et rendre hommage à ce grand moment de l'histoire
où des femmes et des hommes ont placé leur révolte et leurs espoirs sous le
symbole de cette superbe devise qui, aujourd'hui, inspire votre action :
Liberté, égalité, fraternité. |
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