GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1989 |
La vocation universelle de
la Franc-Maçonnerie* «O Monde, que tu
m'apparais divers, contraire, duel », peut s'exclamer l'homme moderne. Les
formidables moyen d'information et de communication mis à ma disposition me
montrent chaque jour ton spectacle, règne de la multiplicité et des contraires,
triomphe de la complexité grandissante et foisonnante. Nous savons désormais
que la philosophie du système, avec Hegel à son apogée et l'idée d'une pensée universelle
n'a pas réussi; que la réaction de la philosophie existentialiste contre cette
même philosophie de système n'a pas su trouver davantage l'homme universel. La
science moderne continue à troubler nos esprits et ce que nous croyons
rationnel en développant ce que l'on appelle des théories souples, c'est-à-dire
susceptibles de varier étrangement pour expliquer certains phénomènes, en
particulier dans le domaine de la physique des particules. Nous nous éloignons
ainsi progressivement, mais sûrement de l'espoir d'explication scientifique
homogène et unitaire. De même, la
renaissance de nouvelles formes d'intolérances religieuses montre combien nous
sommes loin d'une tolérance entre adeptes de croyances différentes qui
rapprocherait les hommes au lieu de les exclure. De même, les ségrégations
raciales continuent à subsister, qu'elles soient institutionnalisées par les
états ou pratiquées çà et là par réactions populaires. La politique qui
devrait pourtant être l'art de faire vivre les hommes en harmonie, nous montre
comment les préjugés et l'égoïsme et le besoin de pouvoir font entretenir le
sectarisme et comment ce qui devrait être opposition fructueuse par
l'enrichissement mutuel de points de vue différents, devient opposition de
parti et méprise ainsi l'opinion qui n'est pas la sienne. Comment, devant une
telle réalité, est-il raisonnable de parler universel ou universalisme ?
Comment la Franc-Maçonnerie peut-elle sérieusement évoquer sa vocation
universelle alors qu'elle apparaît comme diverse, divisée, jusqu'au point où
certaines obédiences en excluent d'autres, en ne leur reconnaissant pas la
qualité de maçonnique. Celui qui n'est pas franc-maçon, que l'on appelle
profane, est souvent frappé par l'apparence de diversité, voire de désordre
sous laquelle le monde maçonnique se présente à lui. C'est d'abord la
multiplicité, voire les oppositions des obédiences. Il a entendu dire que telle
obédience était marquée par l'engagement politique, que telle autre
n'acceptait pas les femmes, alors que par ailleurs une autre obédience était
mixte, mais que cela n'empêchait pas l'existence d'obédiences exclusivement
féminines. Outre la multiplicité des obédiences, il y a également diversité des
principes maçonniques dont s'inspirent les obédiences. Certaines font référence
au Grand Architecte de l'Univers, d'autres non. Certaines demandent à leurs
adeptes de prêter serment sur la Bible, d'autres non. Cette impression a
d'ailleurs pu être singulièrement renforcée par la projection sur TF1, en
septembre dernier, de deux émissions, consacrées à la Franc-Maçonnerie dans le
monde, et qui a justement montré combien les aspects visibles de la Franc-
Maçonnerie étaient en apparence si divers d'un pays à l'autre, ou d'une
obédience à l'autre. Mais d'abord, que
faut-il comprendre quand on parle d'Universalisme ? Quelle signification peut
avoir ce mot dont les racines latines, Unus : Un et Versus : dans la direction
de, évoquent au premier abord l'idée de : tourné vers l'unité. Si la
Franc-Maçonnerie spéculative est apparue en occident, terre de chrétienté, il
n'est pas étonnant que la spiritualité de notre ordre soit inspirée des racines
judéo-chrétiennes, et que la plupart d'entre nous, par nos ascendants, aient
une formation judaïque, protestante ou catholique. Mais nous ne devons
pas oublier en revanche que notre philosophie, elle, est essentiellement
d'origine grecque, et c'est certainement la pensée grecque qui constitue le
point de départ de l'idée moderne de l'universalisme. Le privilège de la
philosophie grecque, dans son effort pour comprendre le monde, est d'avoir
considéré les choses comme dépendantes d'un principe absolu d'harmonie et de
perfection qui les dirige toutes vers une fin et donne un sens à l'Univers. Lorsque Heraclite
pose le feu comme la substance universelle, il le conçoit en même temps comme
l'intelligence divine qui fait régner partout la mesure. S'il est vrai que les
choses sont emportées dans un perpétuel devenir, le devenir est lui-même
soumis à une règle d'harmonie. Anaxagore a formulé
cette sentence mémorable : «Toutes les choses ont été mises en ordre par
l'intelligence». Pour Socrate,
l'idée de l'intelligence divine est poussée plus loin. Non seulement cette
intelligence intervient à l'origine du monde, mais elle est constamment active
dans le monde et ne cesse de le gouverner d'après une loi de convenance et de
perfection. De cette intelligence ordonnatrice, Socrate trouve une image dans
l'homme : «Connais-toi toi-même». Ce précepte
signifie que nous devons prendre conscience de notre âme comme parente de
l'intelligence qui régit toutes choses vers leur fin et qu'elle seule peut
conduire l'homme à l'accomplissement de sa destinée. Platon a donné
toute son ampleur à la pensée que les choses dépendent d'un principe de
perfection. La théorie de l'Idée, avec une majuscule, est que la vraie réalité,
ce ne sont pas les choses elles-mêmes dans leur devenir, mais le type éternel
et parfait auquel les choses répondent. Aveugles, nous dit Platon, ceux qui
s'arrêtent aux choses matérielles et qui ne comprennent pas que l'invisible
est seul réel. Au-dessus des
choses telles que nous les apercevons par les sens, multiples, changeantes,
imparfaites, il y a l'Etre lui-même dans son unité, dans sa permanence,
immortelle, dans l'intégrité de sa valeur. Voilà la substance des choses et la
cause de leur existence. C'est en vain que
l'on voudrait considérer comme causes les éléments matériels. La vraie cause
est la perfection du modèle à la ressemblance duquel les choses sont faites. Et
si nous essayons, gravissant les degrés du monde intelligible, de remonter
jusqu'à la cause du suprême dont tout découle, nous devons la concevoir comme
l'absolue Perfection. Par delà les idées elles-mêmes, par delà l'intelligence
et la vérité, il y a la source éternelle de l'intelligence et de la vérité : le
Bien, foyer resplendissant qui prodigue à tous les êtres la Lumière et la Vie. Cependant si Platon
reconnaissait, dans le Timée, que le monde sensible est
régi lui aussi par des
lois d'harmonie, le dualisme entre l'Idée et les choses
n'était pas pour lui
entièrement surmonté. Aristote, lui, fit descendre
l'Idée du ciel sur la terre
et la conçut comme le principe interne qui donne aux êtres
le mouvement et la
vie. La Forme d'Aristote, c'est l'Idée de Platon, mais
l'Idée immanente aux
choses et les dirigeant de l'intérieur vers leur fin. Ce
qu'Aristote appelle la
nature, c'est la force universelle qui conduit les êtres à
leur complet
achèvement et qui les fait tous s'accorder entre eux. La
nature est un
principe du même ordre que l'intelligence ; elle produit
spontanément et sans
réflexion ce que l'intelligence produit à la
lumière de la pensée. Il est donc
bien délicat d'expliquer les choses par le hasard. Le hasard a
sa place dans
l'univers certes, mais une place subordonnée qui n'est
marquée qu'aux degrés
inférieurs du réel. Plus on s'élève dans
les sphères où les êtres déploient
leur liberté, plus on aperçoit clairement l'harmonie qui
découle de la cause
principale et décisive, laquelle est toujours l'intelligence. Aristote a estimé
que la raison dernière de cette tendance des êtres à la perfection dépasse la
nature et doit être cherchée dans un principe supérieur au monde - principe
transcendant qu'il a conçu comme l'acte pur de la pensée. Cette perfection
divine se manifeste dans l'ordre que la nature fait régner sur le monde et les
êtres qu'il renferme et, tout en exerçant sur lui un irrésistible attrait, elle
reste distincte du monde. Cette philosophie
de l'immanence fut l'apogée de la pensée grecque. Car, après la néfaste guerre
du Péloponnèse, la Grèce devint tributaire de la Macédoine pour finir sous la
coupe de Rome. La liberté perdue,
la pensée replia ses ailes et la philosophie grecque prit une autre direction :
par opposition à la théorie qui assignait comme but à la vie humaine la
contemplation d'un idéal transcendant, elle proposa un bien accessible à tous
et qui rentre dans la nature. Ainsi devait se
dégager le principe d'une morale universelle. La grandeur du
stoïcisme lui vient de sa morale. S'attachant à l'idée que la nature est
gouvernée par l'intelligence, les stoïciens ont pensé que l'homme doit se
considérer comme membre de l'ordre universel. Ils ont ainsi dégagé le trait
essentiel de la morale que Socrate avait voulu fonder. Socrate avait dit
que la justice consiste dans l'observation des lois que l'intelligence fait
régner sur les choses et cette pensée avait été reprise par Platon lorsqu'à la
fin de sa carrière, il avait admis que le monde sensible était régi par des
lois d'harmonie. Mais la philosophie de l'Idée mettait au premier plan la
contemplation du principe idéal qui dépasse la nature. En ramenant l'attention
sur la nature elle-même, les stoïciens ont signifié que la vertu n'est pas une
haute et difficile spéculation, mais qu'elle appartient à tout homme en tant
qu'il prend place dans l'ordre du monde. Socrate avait conçu
la vertu comme une science et, chez Platon, la vertu s'était confondue avec la
science de l'Idée elle-même, préparée par la science mathématique. Aristote, à son
tour, avait fait consister le bonheur dans la vie contemplative. Le Bien
restait l'apanage de quelques privilégiés. Les stoïciens, eux,
ont largement ouvert la vie morale à tous les hommes. De par sa nature même
raisonnable, l'homme peut vivre d'accord avec l'univers entier et posséder le
parfait bonheur. Cette perfection
est accessible à tout homme, fut-ce le plus humble et le plus ignorant, pourvu
qu'il accepte, du fond de l'âme, la part que lui accorde le souverain
Dispensateur. En tant qu'ils
possèdent tous la raison, tous les hommes sont citoyens de la grande Cité dont
les lois ne sont jamais transgressées. Même l'esclave est l'égal des plus
grands. Mais la Cité dont l'homme est membre n'est pas limitée à quelque partie
du monde, c'est le monde lui-même, cité divine où règne à jamais le droit. A
cette grande patrie, nous dit Sénèque, appartiennent tous les hommes, quelles
que soient leur condition sociale et leur nationalité, tous sont frères en tant
qu'ils ont la raison et sont destinés à la vertu. La raison
universelle qui a produit toutes choses, poursuit Sénèque, c'est Dieu créateur
du monde. Comme le monde est un tout parfaitement Un, il n'y a qu'un Dieu
unique. Dieu est l'Etre
intelligent, immortel et bienheureux, Père de tous les êtres et les dieux
multiples de la religion populaire ne sont que des noms différents donnés au
Dieu unique selon les divers aspects de sa puissance. Ce Dieu créateur du
monde, est en même temps la réalité substantielle du monde car la raison n'est
pas seulement la source dont les choses proviennent : elle est aussi la
substance partout présente dont toutes les choses sont faites. Dieu, n'est donc
pas seulement le principe créateur du monde : il est le monde lui-même dans sa
réalité véritable, dans son inaltérable unité. Ce que nous appelons la Nature,
c'est-à-dire l'ensemble harmonieux des choses, l'univers en tant qu'il est régi
par un principe intelligent, n'est autre que Dieu. C'est ainsi très
sûrement que l'une des racines majeures de la Conception de l'Universalisme par
la Franc-Maçonnerie est grecque et la sensibilité de la pensée grecque exprime
assez bien la sensibilité de la Franc- Maçonnerie. Mais la Franc-Maçonnerie ne
se fixe aucune limite et toutes les traditions et tous les systèmes participent
à la construction de l'Universalisme maçonnique, qu'ils soient d'orient ou
d'occident, de notre temps présent ou de 2000 ans avant Jésus-Christ. Cependant, si la
pensée grecque permet une première approche de ce qu'est l'Universalisme
maçonnique, celui-ci reste difficile à comprendre lorsqu'on observe la
diversité des formes et des modes de vie des loges et des différentes
obédiences. La Franc-Maçonnerie est un ordre qui possède des règles, qui sont
constituées d'un rituel appliqué dans les loges et dont il appartient aux
maçons de percevoir le sens. Pour certains
francs-maçons, le rituel possède une dimension transcendantale qui lui permet
de se relier au divin, ou pour accéder à des états supérieurs de la conscience.
Pour d'autres maçons au contraire, le rituel est un simple moyen de mettre une
communauté constituée de membres divers, dans de bonnes conditions et de
rassembler les sensibilités et de faire régner la tolérance. Ces différences se
retrouvent d'ailleurs dans l'importance accordée à la pratique du rituel dans
les tenues selon les différents ateliers, différentes obédiences. Les loges anglaises
passent l'essentiel de leur temps à cet exercice, tandis que dans les ateliers
français, on peut trouver des rituels qui sont réduits au minimum. Il existe
une dizaine de rites effectivement pratiqués dans le mande et certains en ont
recensé une soixantaine ayant existé dans l'histoire. Cette floraison parfois
excessive a l'avantage de permettre à chaque franc-maçon de trouver la forme
qui correspond le mieux à sa sensibilité et à son intelligence. Ceci signifie
d'une part que ce n'est pas la forme de pratique des rituels qui détermine
l'Universalisme de la Franc- Maçonnerie, mais, qu'au contraire, cet
Universalisme peut vivre sous des formes diverses, et que c'est l'existence de
cette diversité de forme qui permet à chacun, selon son propre caractère, de
pratiquer une voie qui lui convient pour atteindre justement à cet
Universalisme. L'Universalisme de
la Franc-Maçonnerie n'est pas une question de forme, mais une question de fond.
Et la Franc-Maçonnerie apparaît ainsi comme un tout divisé en de nombreuses
parties qui sont nécessaires pour que l'exercice de la liberté soit effectif. En fait, la
diversité apparente de la Franc-Maçonnerie est le résultat de son histoire
événementielle. En revanche, il existe une histoire qu'on pourrait appeler
histoire mythique ou histoire symbolique. Cette histoire vise à montrer les
origines symboliques de la Franc-Maçonnerie. C'est à travers la compréhension
et le sens des symboles de ces mythes que se trouve l'inspiration de
l'Universalisme de la Franc-Maçonnerie. C'est de par sa nature même et par son
essence que la vocation de la Franc- Maçonnerie est universelle. La Franc-Maçonnerie
est un ordre initiatique, cela signifie qu'elle est une société avec son
organisation propre et solidement établie. Le mode d'organisation est
particulier car il est censé refléter et exprimer un ensemble de valeurs
spirituelles qui doivent amener les membres de cette société, les Francs-Maçons,
à découvrir ces valeurs spirituelles, c'est-à- dire à découvrir les aspects de
la vérité qui régit le monde dans lequel nous nous trouvons, la vérité de
l'harmonie cachée de l'Univers, la vérité qui donne un sens à la vie de l'homme
lorsque celui-ci se pose des questions fondamentales, telles que par exemple :
« D'où je viens ? Qui suis-je ? où vais-je ? Or, comme les valeurs auxquelles se
réfère l'organisation de la société maçonnique sont fondamentales, cette
organisation ne saurait être modifiée au gré des modes, c'est pourquoi il
s'agit d'un ordre aux règles de fonctionnement durablement établies. » D'autre part, il
s'agit d'un ordre initiatique, c'est-à-dire un ordre où l'on rentre par une
initiation. L'initiation a pour objet de transformer celui qui est dit profane
en lui donnant les moyens de considérer l'ensemble des choses sous un autre
aspect que celui qu'il voyait auparavant, et de pouvoir aussi découvrir des
valeurs spirituelles qui lui restaient cachées lorsqu'il était profane. Prenons un exemple,
observons un symbole que beaucoup ont vu et qui s'appelle le delta lumineux. Le profane pourra y
voir une figure assez jolie, qui semble même exprimer une certaine force. Un
oeil venu d'ailleurs dont on sent qu'il regarde et rayonne à la fois. Peut-être y
verra-t-il, poursuivant ses réflexions, l'oeil d'une divinité ou d'un principe
supérieur qui fait irruption sur le monde. Cependant, au fur
et à mesure que l'homme se transforme, il peut être amené à avoir l'intuition
que l'ensemble des choses, lui-même, l'univers, le visible comme l'invisible
dépendent d'une cause première, ou plus exactement qu'il existe une Unité
transcendante qui englobe et régit toute chose. Mais la nature même de cette
Unité est inconcevable pour lui. La seule manière
qu'il a de percevoir cette Unité, c'est d'en observer les effets. Il découvre
alors que les choses se présentent par opposition : le Noir n'a de valeur que
parce qu'il s'oppose au blanc. Une affirmation
n'est vraie que par rapport à une autre affirmation qui est ou moins vraie, ou
son contraire. Une idée ne tire sa valeur que relativement à une autre. C'est
la logique binaire qui procède par opposition, par action et réaction, et qui,
sur le plan de la compréhension des choses, et de la recherche des réponses aux
questions fondamentales que l'on peut être amené à se poser, devient rapidement
stérile. Tout se sépare entre ce qui est vrai ou faux, bien ou mal. Adepte
d'une idée, on en rejette son contraire. On devient sectaire. C'est d'ailleurs
en passant l'un des dangers de certaines religions qui, imposant de croire de
telle manière, rejette les autres formes de croyances et les vouent au mal.
Rappelons-nous en passant que le sens du mot diable est celui qui divise. Cet homme donc, qui
se pose des questions fondamentales, à la recherche du sens de l'Unité
inconcevable, et ne trouvant pas dans la logique binaire de réponses
satisfaisantes, se met à observer à nouveau le delta lumineux. Il découvre
alors que l'oeil, qui dégage toujours une impression si forte, donne cette
impression de par la forme du delta qui lui sert de cadre. Or, ce delta, de par
ses trois côtés, exprime trois dimensions. Cela signifie symboliquement que
toute chose de la plus petite à la plus grande, ne peut s'apprécier ni dans son
unité transcendante, ni dans sa dualité, mais par trois éléments. Nous venons
de faire un premier pas dans la symbolique des nombres. Ainsi, dans tout ce qui
se fait interviennent trois termes : un agent qui agit, un patient qui subit,
un effet produit par cette action. Dans une loge
maçonnique, les trois officiers qui la dirigent s'appellent le Vénérable
Maître, le ter surveillant et le deuxième surveillant. Le symbole du 1er
surveillant est un niveau et signifie que nul ne domine sur autrui. Le symbole
du 2ème surveillant est une perpendiculaire. Il sollicite au contraire chacun
à s'élever aussi haut que possible en même temps qu'à descendre dans les abîmes
les plus profonds de la pensée. Il y a donc conflit
entre l'horizontale égalitaire et la verticale hiérarchique. Mais tout se
concilie dans l'équerre, symbole du Vénérable Maître. Celui-ci accorde à tous
les ouvriers une même estime en raison du zèle égal que tous apportent au
travail, ce qui ne l'empêche pas d'apprécier chacun selon ses qualités
particulières, si bien qu'il demande à l'un ce qu'il ne saurait exiger d'un
autre. L'Equité, dont l'équerre est l'emblème, préside ainsi aux rapports des
maçons. Mais ne s'arrêtant
pas là, notre homme élève encore sa
réflexion et découvre que pour répondre
à
ses questions fondamentales, les systèmes de nombreuses
écoles, en des temps et
des lieux divers, répondent toujours par le mystère d'une
trinité, (mystère
signifiant que nous sommes dans les degrés ultimes où
notre conception d'homme
peut s'élever). C'est le Père, le
Fils et le Saint Esprit de la trinité chrétienne, c'est Brahmas, Veshnou et
Shiva dans le brahmanisme, c'est le Principe, le Verbe et la Substance dans le
platonicisme, c'est le Soufre; le Mercure et le Sel dans l'alchimie, c'est
Sagesse, Force et Beauté en Franc- Maçonnerie. On mesure les
transformations subies par notre homme depuis sa première observation du delta
lumineux, c'est le fruit d'une initiation en train de s'accomplir. Mais en même
temps, on s'aperçoit que sa recherche spirituelle le conduit naturellement à
une conception universelle de la spiritualité. Ainsi apparaît l'immense domaine
de l'Universalisme maçonnique. L'Universalisme est
une conception de l'Univers, du visible et de l'invisible, qui considère comme
inscrit dans tout ce qui nous est sensible dans notre vie terrestre (ou
manifestée), comme dans ce qui est au-delà de notre perception, l'existence
d'un principe d'union fondamentale. d'harmonie transcendantale entre tout,
l'éparpillé et les contraires, dont la vocation de l'homme est de retrouver
l'unité. L'Universalisme est
l'exaltation de l'unité. Descendu au niveau de notre domaine de ce qui est
manifesté, nous devons le retrouver. Déjà, sous cet
aspect, l'origine et les principes de la Franc-Maçonnerie ont créé les
conditions à ce que l'Universalisme soit vécu dans les loges en permettant la
réunion de personnes d'origines différentes, d'opinions diverses, voire
opposées, qui, sans la Franc-Maçonnerie, ne se seraient jamais rencontrées.
Ainsi, par la vie en Loge, la Franc-Maçonnerie rassemble ce qui, dans d'autres
conditions, resterait épars, et contraire. Ainsi apparaît à nouveau que
l'Universalisme de la Franc-Maçonnerie n'est pas dans sa forme apparente, mais
dans son fond. Ce qui est universel, ce ne sont pas dans les différences
apparentes des frères, mais quelque chose qui est permanent et immuable dans
chaque homme, caché au plus profond des frères, mais qui est commun à tous. Ceci transparaît
dans le poème de Rudyard Kipling que tous les Francs- Maçons connaissent et qui
s'appelle « La Loge Mère », que je vous propose en guise de pause. * * * La Loge Mère
Il y avait Rundle, le chef de station, Beaseley, des voies et travaux, Ackman, de l'Intendance, Donkin, de la prison, Et Blacke, le sergent instructeur, qui fut deux fois notre vénérable, et aussi le vieux Franjee Eduljee qui tenait le magasin «aux Denrées Européennes». Dehors, on se disait: «Sergent, Monsieur, Salut, Salam». Dedans, c'était: «Mon frère», et c'était très bien ainsi. Nous nous rencontrions sur le niveau et nous quittions sur l'Equerre. Moi, j'étais second diacre dans ma loge-mère, là-bas ! Il y avait encore Bola Nath, le comptable, Saul, le juif d'Aden, Din Mohamed, du bureau du cadastre, le sieur Chuckerbutty, Amir Singh, le Sick, Et Castro, des ateliers de réparation, qui était catholique romain. Nos décors n'étaient pas riches, Notre temple était vieux et dénudé, Mais nous connaissions les anciens Landmarks Et les observions scrupuleusement. Quand je jette un regard en arrière, Cette pensée, souvent, me vient à l'esprit : «Au fond il n'y a pas d'incrédules Si ce n'est, peut-être, nous-mêmes !» Car, tous les mois, après la tenue, Nous nous réunissions pour fumer, Nous n'osions pas faire de banquets (de peur d'enfreindre la règle de caste de certains frères) Et nous causions à cœur ouvert de religions et d'autres choses, Chacun de nous se rapportant Au Dieu qu'il connaissait le mieux. L'un après l'autre, les frères prenaient la parole Et aucun ne s'agitait. L'on se séparait à l'aurore, quand s'éveillaient les perroquets Et le maudit oiseau porte fièvre; Comme après tant de paroles Nous nous en revenions à cheval, Mahomet, Dieu et Shiva jouaient étrangement à cache-cache dans nos têtes. Bien souvent, depuis lors, Mes pas, errant au service du gouvernement, Ont porté le salut fraternel De l'Orient à l'Occident, Comme cela nous est recommandé, De Kohel à Singapour. Mais combien je voudrais les revoir tous Ceux de ma Loge-mère, là-bas ! Comme je voudrais les revoir, Mes frères noirs ou bruns, Et sentir le parfum des cigares indigènes Pendant que circule l'allumeur, Et que le vieux limonadier Ronfle sur le plancher de l'office. Et me retrouver parfait maçon Une fois encore, dans ma loge d'autrefois. Dehors, on se disait : «Sergent, Monsieur, Salut, Salam ». Dedans c'était : «Mon frère», et c'était très bien ainsi. Nous nous rencontrions sur le niveau et nous quittions sur l'Équerre. Moi, j'étais second diacre dans la loge-mère, là-bas ! Essai de traduction du poème du Frère Rudyard Kipling. L'Universalisme est
peut-être la raison, si elle se fait conscience, qui permet à l'homme d'aller
au-delà de lui-même, sans passer par la croyance dogmatique et religieuse qui
confine l'homme dans une voie qui ne permet plus le libre choix. Au contraire,
l'Universalisme maçonnique est l'aboutissement de la demande d'une conscience
libre de tout dogme, qui assimile l'ordre de l'univers, qui y coïncide, qui
peut alors rassembler les diversités ou plus exactement qui, suffisamment
éclairé, voit dans les diversités l'Unité qui s'y cache. En ce sens, la
Franc-Maçonnerie expose dès son entrée le Franc-Maçon au choc des différences
des autres frères, lesquels peuvent être très différents, c'est à la fois sa
richesse et sa difficulté, aussi sa vocation. Et la Franc-Maçonnerie demande,
ou propose, au début de la démarche du Franc-Maçon, qu'il assume
personnellement, l'acceptation de ces différences, jusqu'à l'amour,
aboutissement accompli. En ce sens, sa démarche diffère de celle des religions
révélées de l'occident, lesquelles rassemblent des êtres différents en les
soumettant d'emblée à une loi de croyance et de comportement, qui peut ouvrir à
terme à l'Universalisme, mais qui peut aussi aboutir à une loi d'exclusion, et
même nourrir un réflexe primitif de ségrégation que nous avons tous tendance à
porter naturellement en nous. Au contraire, la
Franc-Maçonnerie ne rassure aucunement ses adeptes par l'imposition d'une loi.
Il n'y a pas de bon génie qui soit là pour vous dire ce qui est vrai, ou ce qui
est faux, ce qu'il faut faire ou ce qu'il ne faut pas faire. Elle laisse
l'adepte libre. Seule lui est proposée une variété de symboles, dont le sens
est à découvrir, mais qui sont d'une portée universelle. Le nouveau
Franc-Maçon se trouve d'ailleurs désarmé devant ce qui lui est proposé. On
pourrait parler, au sens philosophique, d'une misère de l'apprenti franc-maçon
devant le langage symbolique qui lui est donné, misère étant la prise de
conscience de l'énormité de la distance qui le sépare et du peu de moyens qu'il
croit avoir pour y parvenir, de la connaissance de la vérité authentique,
c'est-à-dire de l'initiation réelle. Une expression
maçonnique souligne cette situation délicate : «on n'est pas initié, on
s'initie soi-même », et l'on comprend comment cette expression est déroutante
pour celui qui vient d'entrer, car il s'attend à ce qu'on lui révèle quelque
chose, et on ne lui apprend qu'à apprendre par lui- même. Cette situation
serait en fait difficilement supportable par les êtres communs que nous sommes
en majorité si la Franc-Maçonnerie ne dispensait pas des forces qui permettent
au Franc-Maçon d'avancer sur cette voie difficile : elles sont Tolérance et
Fraternité. La première de ces forces veut dire : bienvenu à toi, mon frère,
malgré ta différence, quelle qu'elle soit, nous l'acceptons avec bonheur. La
seconde, la Fraternité, indique que quelles que soient nos différences, il
existe entre nous un lien plus fort que ces différences, qui nous unit et qui
est l'essence de nos démarches. Nous, différents en apparence, recherchons la
connaissance de l'unité, nos recherches sont différentes, mais l'esprit qui les
anime nous lie très étroitement. L'apprenti
franc-maçon qui aura pénétré les différents aspects de cette première étape
aura alors fait un pas important vers l'appréhension de ce qu'est l'unité
cachée dans les choses. En persévérant, il trouvera la voie vers
l'Universalisme. Ainsi, la substance
de l'Universalisme maçonnique apparaît, c'est la fraternité, encore faut-il
comprendre ce que le franc-maçon perçoit dans ce mot. La Fraternité, si
elle existe au sein de micro-groupes comme la famille, laquelle sous cette
forme aboutit parfois à une nouvelle forme de ségrégation tournée contre
l'extérieur de la cellule familiale, la Fraternité n'est vécue dans nos
sociétés que d'une manière restrictive. Elle se fonde davantage sur la
ressemblance au sein d'un groupe de même nature, établi sur la fortune, la
naissance ou la capacité intellectuelle plutôt que sur une réelle loi d'amour. Si la fraternité
apparaît d'une façon générale fragile, c'est parce qu'elle n'est souvent que
l'expression d'un amour spontané èt naturel, qui a justement la fragilité de
cette spontanéité, des faiblesses individuelles et de la limitation du cercle
des êtres sur lesquels cet amour petit se donner. En revanche, le sentiment
intérieur qui peut générer la Fraternité réelle est d'une autre nature. Si la
fraternité est synonyme d'aimer son prochain, cela signifie : j'aime ton
mystère comme le mien, ton mystère d'homme comme mon mystère d'homme, car c'est
ce mystère qui nous unit aux Dieux. C'est parce que mon mystère est le tien que
nous sommes frères; parce que nous sommes créatures d'une même cause invisible
que nous sommes frères. Ce n'est pas la recherche d'une identité visible
extérieurement qui fonde notre identité universelle. Ce qui crée notre
identité universelle c'est l'unité et la transcendance du principe qui nous
anime. C'est en passant
l'occasion de rappeler que c'est pour cette même raison que de grands initiés
ont un tel respect pour la nature jusqu'en ses moindres détails. Ce qui amuse
parfois les ignorants. La Nature, justement, m'a fait don, primitivement, de ce
pouvoir d'amour, fragile et spontané. Je possède un coeur qui a la capacité de
brûler pour Autrui. Et puis, quelques Grands Hommes m'ont laissé des messages
pour me guider à la fois dans ma recherche de vérité et dans l'art de cultiver
cet amour embryonnaire. C'est une fois que Connaissance et Amour ont pu se
fondre en moi que s'ouvre mon champ de liberté, vers cet homme vertical inscrit
dans la Sphère Universelle, dont la contemplation ou l'action sont en accord
avec l'Ordre Universel. Rappelons une
réflexion de Gandhi : « Toutes mes actions ont leur source dans mon amour
inaltérable pour l'humanité ». « Je n'ai connu aucune distinction entre parents
et inconnus, entre compatriotes et étrangers, entre blancs et hommes de
couleur, entre Hindous et Indiens appartenant à d'autres confessions, qu'ils
soient musulmans, parsis, chrétiens ou juifs. Je peux dire que mon cœur a été
incapable de faire de telles distinctions ». L'Orient utilise
une belle image d'ailleurs pour saisir comment on peut être soi et dans l'unité
en même temps. Ce sont les vagues de l'océan. En tant qu'océan, je suis
conscience de la réalité totale et indivisible, mais je suis chacune des vagues
existant ou ayant existé, naissant et mourant partout, à chaque instant. Il est temps
d'entrer dans le vaste champ de la fraternité universelle. Nos sociétés
occidentales ont généré un monde d'abondance, fondé sur la propriété, monde de
l'AVOIR qui a créé à travers l'histoire différents modes d'organisation ayant
chacun trois objectifs à résoudre : la répartition de la propriété et , des
richesses, leur défense, leur conquête. Qu'il s'agisse de l'organisation
féodale, de la monarchie ou des systèmes politico-économiques modernes, tous
règlent à leur manière ces trois questions auxquelles les systèmes religieux
ont également apporté leur part. Nous restons dans l'organisation du monde de l'AVOIR. Il produit des
inégalités et des formes d'exploitation des hommes par d'autres hommes.
Pourtant, de temps à autre, des voix s'élèvent et des hommes de sentiments
élevés tentent d'accrocher le monde à son inclination matérialiste.
L'invocation « Liberté, Egalité, Fraternité », malgré ses dérives sociales, en
est une manifestation. La Déclaration des
Droits de l'Homme de 1789 fait référence à des valeurs humaines, et pour cette
dernière l'inspiration maçonnique y a contribué. Ainsi, apparaît comme porteur
de progrès le fait de faire vivre ce sentiment : «L'important, c'est l'autre ».
Notre déclaration de principe «Oeuvrer à l'amélioration de l'humanité» prend
une singulière réalité quand elle se confond avec « Faire vivre la fraternité
». Un enfant accompagné
par un vieillard rentrent à pied dans la ville de leur demeure. Aux portes de
la ville, l'enfant voit un infirme qui n'a plus l'usage de ses jambes, et se
trouve dans un grand état de misère. L'enfant interroge
le vieillard : «Mon oncle, que peut attendre cet homme de la vie ? ». «Mon
enfant, répondit le vieillard - et il me fallut longtemps pour le comprendre -
mon enfant ce qu'il attend c'est toi ». (Buber), Livre sur le judaïsme. Dans cette
aspiration à la fraternité universelle qui est la nôtre, la sensibilité
orientale nous apporte un enseignement particulièrement important dans le
domaine de l'action. L'un des maux de l'Occident est de vouloir changer le
monde à tout prix. Sans pour autant rejeter le monde, la seule Liberté est de
ne pas vouloir changer le monde, dans le sens de ne pas désirer être l'auteur
de ses actes en tant qu'égo. Ce qui est liberté, c'est vouloir ce qui est. En tempérant cet
absolu difficile pour un occidental, on doit néanmoins en retenir que l'idée de
s'entraider est plus subtile que nous ne pourrions le penser. En général,
lorsque nous essayons d'aider les autres, nous les gênons, nous leur imposons
nos exigences. Nous nous rendons insupportables à autrui parce que nous ne
pouvons nous supporter nous-mêmes. Elle implique que nous ouvrions notre
territoire plutôt que d'empiéter sur celui d'autrui. Dès que l'on veut
imposer le bien, ou déclencher un sanglant cercle vicieux d'oppression et de
révolte, c'est une tension et une crispation sans fin. Lorsqu'on attend tant
d'un ordre extérieur, la moindre défaillance provoque la colère et le
désespoir. Cette remarque
vient d'ailleurs pour la manière dont est vécue la fraternité à l'intérieur de
la Maçonnerie elle-même. On est parfois surpris de constater la violence et la
déchirure qui surgit entre certains frères. C'est la conséquence directe de
frères qui ont considéré la fraternité comme un acquis du système maçonnique,
vis-à-vis duquel leurs attentes étaient immenses, et qui sombrent dans
l'attitude la plus antifraternelle dès la première déception rencontrée,
déception bien évidemment inévitable, car ils attendaient un système et ont
rencontré l'imperfection des frères qu'ils n'ont pas tolérée. La fraternité
universelle pourra s'ouvrir sur la liberté de tous lorsque la souffrance, clé
de notre monde, ne sera plus individuelle, mais si la grande Communion des
souffrances faisait monter l'humanité toute entière vers l'ceuvre mystérieuse
de la création, comme nous y invite le Père Teilhard de Chardin. L'Amour est
l'élément fédérateur qui nous unit à l'invisible transcendant et dont la
manifestation est de s'aimer les uns les autres, exhaltant ainsi en bas ce qui
est en haut, et c'est là notre plus grand accomplissement. Tous ces propos
paraîtraient désespérément vides s'ils ne devaient rester qu'à l'état de
réflexions, mais la Franc-Maçonnerie est une école de pensée qui prépare à
l'action, sans pour autant imposer quoi que ce soit dans ce domaine. Pour le
comprendre, je vous propose les paroles adressées à de jeunes frères de la Grande
Loge de France par l'un de nos frères. A vous, mes jeunes
frères qui êtes l'avenir de notre Obédience, je dis : Cultivez et développez
toutes les valeurs qui dépassent le plan horizontal de la communauté, mais
réfléchissez aussi à ce texte. Tu sais qu'il meurt beaucoup d'enfants, mais tu n'en as jamais été troublé parce que tu n'as jamais vu une mère devant le cadavre de son bébé. Tu sais qu'il y a des guerres qui déciment des pays, mais cela ne t'a pas troublé parce que tu n'as jamais vu la lutte d'un mourant qui s'accroche à la vie et qui n'a que 20 ans. Tu sais qu'il y a des taudis, mais cela ne t'a pas troublé parce que tu n'as pas vu ce que c'est de coucher nombreux tous les soirs dans une chambre. Tu sais qu'il y a des orphelins, mais cela ne t'a pas troublé parce que tu n'as pas marché derrière le cercueil avec un gosse de 7 ans qui était seul. Ce n'est pas ta faute, tu ne sais pas. Ton intelligence le sait, tu l'as lu, tu l'as entendu, mais ton coeur et ton âme ne savent pas. Ce ne sont pas les livres qui ont pu te donner cette connaissance-là, mais va, regarde, écoute, ouvre ton cœur tout grand et tu sauras ». François Bénétin |
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