GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 4T/1989 |
Saint-Jean d'hiver 1989 Nous voici parvenus
au solstice d'hiver. En ces jours l'homme occidental a perçu que le soleil pâle
était au plus bas de sa course, la nuit alors la plus longue; mais l'expérience
des générations lui avait appris que la plus profonde obscurité était aussi
promesse du retour de la lumière et des grâces du printemps. C'est peut-être
pour cela qu'en des temps obscurs, les Eglises chrétiennes ont choisi à cette
date d'honorer Jean l'évangéliste, l'apôtre de la Lumière et du Verbe de Dieu. Il importe peu en
ce jour de savoir que les exégètes, les spécialistes de la critique textuelle
ont montré que le Jean dont parle les trois évangiles synoptiques n'est
vraisemblablement pas l'auteur du quatrième et qu'à la manière des récits de
l'Antiquité les premiers chrétiens ont volontiers attribué à des personnages
illustres, légendaires ou mythiques, des textes inspirés. De même l'Eglise
primitive a toujours eu le souci de «baptiser» croyances, cérémonies, rites
païens. Nous pourrions
rappeler aussi que bien des religions antérieures au christianisme, dans le
Proche ou Moyen Orient, ont pris comme symbole de la Toute Puissance créatrice,
le soleil et sa lumière. Ce à quoi je vous
convie aujourd'hui, avant d'entrer dans ce temps de fête ou notre civilisation
matérialiste occidentale a fait quasi disparaître les références spirituelles
sous les réjouissances profanes, c'est à une réflexion sur les raisons pour
lesquelles les Obédiences maçonniques traditionnelles, et la Grande Loge de
France est de celles-là, ont pris pour «patron» outre Saint André et Jean le
Baptiste, Jean l'Evangéliste, et que sans jamais y manquer, chaque année au
solstice d'hiver, une cérémonie lui soit dédiée. Ce serait une
grande erreur de croire qu'il s'agit là de singer quelque célébration
chrétienne dans une intention sacrilège ou de céder à une nostalgie inavouée.
Il s'agit en fait d'honorer l'auteur supposé qui énonça à travers le quatrième
Evangile les trois plus hauts concepts initiatiques que sont le Verbe, la
Lumière et l'Amour. Ce mot profond :
«le Verbe», nous le trouvons à la première ligne du prologue de l'Evangile de
Jean et il traduit dans notre langue le terme grec de «Logos». Déjà en usage
chez les philosophes présocratiques, il signifiait en son sens premier : «la
parole», le «mot», mais aussi : «la signification», c'est-à-dire la structure
rationnelle sous-tendue par le mot. C'est ainsi que le Logos finit par être
considéré comme la loi universelle de la réalité. Héraclite fut le premier à
l'employer avec sa signification philosophique : celui de la loi qui détermine
les mouvements de toute réalité. Plus tard, les
stoïciens lui donnèrent une ampleur qui peut encore nous toucher. Pour eux il
était ce pouvoir divin présent dans tout ce qui est et existant sous trois
aspects. Le premier, était celui de la loi naturelle, principe en vertu duquel
se meut tout ce qui est dans la nature. C'était la semence divine, le pouvoir
créateur qui fait apparaître tout ce qui est et qui permet à toutes choses de
créer du mouvement. Mais il était aussi
pour une large part la loi morale, ce que Kant appelait la Raison pratique, la
loi inhérente à tout être humain du moment qu'il assume son rôle de
personnalité, la grandeur et la dignité de la personne humaine, hautes notions
auxquelles tout maçon digne de ce nom se veut viscéralement attaché. Le Logos enfin,
désignait la capacité donnée à l'Homme de connaître la réalité par l'usage de
la raison. Le recelant en lui, il pouvait ainsi le découvrir dans la nature et
dans l'histoire. Cependant les stoïciens n'étaient pas optimistes et s'ils
pensaient que nous pouvions en tant que mus par la loi universelle, devenir des
«logikos» autrement dit des «sages», ils n'estimaient point que chacun le fût
et que bien peu arrivaient à cet idéal auquel nous aussi maçons, nous
souhaitons parvenir dans notre démarche initiatique. A l'origine, les
stoïciens étaient grecs, plus tard romains, quelques uns parmi les plus
illustres furent empereurs, tel Marc Aurèle. Ils appliquaient la notion de
Logos à la situation politique dont ils avaient la responsabilité. La loi
naturelle signifiait pour eux que chacun participe à la raison simplement du
fait qu'il est Homme. Ce fondement leur inspira des lois supérieures à celles
que devait promulguer notre Moyen Age. Ils conçurent par exemple, le concept
d'un Etat recouvrant la totalité du monde et reposant sur la raison commune à
toute l'humanité. L'idée dans sa grandeur fut reprise par le christianisme et
n'a cessé jusqu'à nos jours de hanter l'esprit des hommes de notre
civilisation occidentale. Cependant si haute que fut la conception du Logos
stoïcien, elle ne pouvait réellement inspirer que des personnalités
exceptionnelles, des esprits quelque peu dédaigneux d'une humanité simple,
imparfaite et souffrante au-dessus de laquelle régnait un Bien souverain,
immuable, immobile et parfait mais indifférent à sa Création, «Deus otiosus»,
«Dieu paresseux» comme il est dit parfois. L'homme pouvait certes en contempler
la perfection mais n'aurait su l'aimer car l'amour implique la réciprocité. Au Logos stoïcien,
le christianisme ajoutera une autre dimension d'une infinie profondeur. Alors
que la Divinité ne saurait être qu'âbime insondable, sans voix, sans forme,
sans objet, silence infini, éternel dans sa création, le Logos divin, le Verbe,
le Christ, éclate et révèle ce que cachait le silence, le fond de la pensée de
Dieu et va jeter sur Elle, cette Lumière qui réfractée vers l'homme est aussi
Vie et Vérité comme le dit Jean. Mais cette «Lumière
intellectuelle pleine d'Amour» qui selon le beau mot de Dante «emplissait le
Christ, était le Christ», quand bien même elle serait offerte à tous, n'est
point reçue par tous. Nous retrouvons ici ce beau symbole qui se révèle aux yeux
du nouvel initié, lorsque le bandeau lui en a été retiré : ce Pavé mosaïque où
alternent comme en un damier carrés noirs et carrés blancs, bien et mal,
ténèbres et lumière. Cette Lumière, tout
l'enseignement maçonnique porte sur elle et c'est nous faire le plus haut et le
plus grand honneur lorsque par dérision, dans quelque ouvrage se voulant
scandaleux, nous sommes parfois surnommés : «les Fils de la Lumière». N'est-il pas dit en
effet dans les «Instructions de l'apprenti» : «Depuis quand êtes-vous Franc-Maçon
?» - «Depuis que j'ai reçu la Lumière». Ou encore : «Pourquoi vous êtes-vous
fait recevoir Franc-Maçon ?» - «Parce que j'étais dans les ténèbres et que j'ai
désiré la Lumière». Cependant au
néophyte nouvellement initié il est donné
successivement la petite puis la
Grande Lumière et le profane qui veut se faire Maçon
porte un bandeau comme
l'aveugle de la Parabole. C'est que cette Lumière doit
être progressive car
trop vive, elle peut irrémédiablement éblouir ou
blesser celui qui est habitué
à vivre dans les ténèbres. L'enseignement
maçonnique peut être considéré comme
une forme moderne de cette dialectique
«lumière-ténèbres» qui, à la
suite de
l'invocation au Verbe occupera une large part du prologue du
quatrième
Evangile. De même, lorsque
Jean plus loin dira : «Quiconque fait le mal hait la Lumière et ne vient pas à
elle afin que ses oeuvres ne soient pas dévoilées», il nous apprend aussi que
la Lumière est rigueur, droiture et justice. Qu'elle est la seule mesure
véritable de l'Homme qui ne vaut que par la part de Lumière qu'il porte en lui;
cette part que l'Initiation maçonnique doit y réveiller dans une nouvelle
naissance. N'est-ce d'ailleurs pas Jean qui dit encore : «Celui-là seul qui est
né de l'Esprit est Esprit» devenant ainsi «Fils de la Lumière». Ou plutôt le
redevenant, car Adam avait reçu le flambeau éblouissant, mais comme nous
l'apprend la Tradition hébraïque, le mal l'avait éteint, et la «Shekina», la
Grâce s'en était retirée. Ainsi, des
ténèbres
nous sommes appelés à la Lumière, à
travailler à la «Gloire du Grand Architecte
de l'Univers», à celui que nous pouvons aussi appeler :
«le Père de. Vérité».
N'est-ce point parce que nous étions «sans
réalité» que nous aspirons à devenir
«réalité» et à la connaître car
la connaissance est la cause de l'être. Vérité
et être sont inséparables comme mensonge et
non-être. La Vérité est l'être et
une vérité nouvelle est une vie nouvelle. L'on a parfois
reproché aux Francs-maçons comme on l'a fait aussi aux philosophes grecs leur
«intellectualisme». Il s'agit là non seulement d'un anachronisme mais aussi
d'un contre-sens. Les grecs étaient, comme tout maçon doit l'être, profondément
épris de vérité et celle qu'ils poursuivaient était d'ordre existentiel.
C'était une vérité concernant leur vie concrète, celle qui devait les arracher
à cette vie inférieure et les élever vers l'Un immuable. Pour eux, la vérité
n'était pas connaissance extérieure, théorique des objets, à la façon de la
vérité relative et provisoire de notre silence ; mais rattachant la connaissance
à l'être ils la voulaient aussi, participation et les premiers chrétiens quand
ils parlaient de la réalité nouvelle apparue avec le Christ et souhaitaient y
participer, affirmaient du même coup qu'ils voulaient participer à la Vérité, à
la véritable Connaissance, celle-ci inséparable de l'Amour. Ce dernier mot ne
se rencontre pas dans le prologue du quatrième Evangile mais il sous-tend en
fait tout le Nouveau Testament et nulle part plus que dans la première Epître
attribuée à Jean, il n'est davantage rendu hommage à cet Amour qui est aussi
Lumière et Paroles. Ecoutons celles-ci
qui doivent toujours s'inscrire au coeur de tout maçon qui souhaite aussi
qu'elle retentisse au coeur de chaque homme, son frère : «C'est un commandement
nouveau que je vous écris... car les ténèbres se dissipent et déjà brille la
véritable Lumière. Celui qui dit être dans la Lumière et qui hait son frère est
encore dans les ténèbres. Celui qui aime son
frère est dans la Lumière et il n'y a en lui aucun sujet de chute. Personne n'a
jamais vu Dieu, mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en
nous et Son Amour est parfait en nous... Si quelqu'un dit : «J'aime Dieu» et
qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; comment celui qui n'aime pas son
frère qu'il voit peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? Et nous avons reçu de
Lui ce commandement : «Que celui qui aime Dieu, aime aussi son frère». Il est toujours
difficile de parler de l'Amour avec simplicité. Au pire, il peut appeler le
sous-entendu salace, au mieux la componction hypocrite. Peut-être pour se
préserver de l'un et de l'autre, faut-il se souvenir de cette phrase profonde
que Bernanos a mise dans la bouche de son «Curé de campagne» : «l'enfer, madame
c'est de ne plus aimer». Cette phrase s'inscrit en droite ligne dans cette
tradition augustinienne où les éléments éthiques et mystiques de l'idée de Dieu
sont comme cimentés par l'idée de l'amour. Bien sûr il a été parfois reproché à
l'évêque d'Hippone d'avoir fait à ce propos une synthèse osée des notions
d'Eros et d'Agapè. Au sens néotestamentaire, l'Agapé serait le pardon accordé
par Dieu en tant qu'être personnel; l'Eros, l'aspiration qui porte toutes
créatures vers Dieu, leur bien suprême, leur désir d'être uni à Lui et de
trouver leur accomplissement en s'assimilant éternellement l'Abondance divine. Les Maçons aiment à
parler de l'ésotérisme chrétien et certains veulent se convaincre de
l'existence de quelque secret transmis par Jésus à ses fidèles et parmi eux
celui qui L'aurait le mieux compris aurait justement été Jean. Ce secret ne
serait-ce pas tout simplement celui de l'Amour ? Dans la mesure où St-Augustin
nous rappelle que Dieu transcende toute différence, Il est au-delà du sujet et
de l'objet; le véritable Amour n'est pas un sentiment subjectif dirigé vers un
objet. Les objets ne sauraient être aimés ; à travers notre amour pour eux,
c'est l'amour lui-même qui est aimé «Amor amatur» dit-on en latin ; et cela
signifie que l'Amour est le fondement de l'être ; l'amour est au-delà de la
séparation entre sujet et objet. Il est par essence pure bénédiction et
constitue le fondement divin de toutes choses. Si nous aimons
celles-ci comme il convient, jusques et y compris nous mêmes, nous aimons la
substance divine qui est en elles. Mais si nous aimons les choses pour
elles-mêmes, en ignorant le fondement divin qu'elles renferment, nous les
aimons mal et nous sommes alors séparés de ce «Pouvoir d'être» qui maintient
dans l'existence, Celui que les Maçons appellent : «Le Grand Architecte de
l'Univers». |
P075-7 | L'EDIFICE - contact@ledifice.net | \ |