GLDF | Revue : Points de Vue Initiatiques | 3T/1990 |
Hommage à Richard Dupuy Richard Dupuy était
né à Alger le 20 décembre 1914. Son père, officier, fut tué sur le front le 27
mai 1916, sans avoir revu son fils. Sa mère, Madame Dupuy, institutrice, fut
Présidente de l'Association des veuves de guerre et l'élève dans le souvenir de
ce père qu'il n'avait pas connu. Pupille de la
nation, Richard Dupuy fit. ses études primaires à Alger et ses études
secondaires au lycée Mustapha, puis au Lycée Bugeaud où il eut comme
condisciple notre ami Armand Faraggi et le poète Max Pol Fouchet. Il fit ses
études supérieures à la faculté de Droit d'Alger et dès 1937 il était avocat au
Barreau de cette ville. Elève officier à
l'école de Cavalerie de Saumur, il sera par la suite sous- lieutenant au
troisième régiment des chasseurs d'Afrique à Constantine, puis passera dans
l'aviation et appartiendra au groupe d'intervention 586. Démobilisé le 27
août 1940, il regagne son Algérie natale où réside sa mère. Il sera président
des fils de tués de 1940 à 1942. Grâce à l'intervention d'un ami, il entre en
contact avec Robert MURPHY dés 1942 et avec lui et d'autres résistants il
prépare le débarquement des troupes américaines. Officier dans l'armée de
l'air dès le 8 novembre 1942, il sera successivement sous-Directeur du
contentieux à la justice militaire de 1942 à 1944 à Alger, puis Directeur de la
justice au ministère de l'air à Paris en 1944, avec le grade de capitaine. Il
sera démobilisé en 1946. Ainsi, pendant sept années il a servi la France et la
République à une période et la plus sombre et la plus glorieuse de notre
histoire nationale. Mais entre temps,
Richard Dupuy s'était marié. En 1940, il avait 26 ans, il avait épousé Arlette
Garcia, native de Médéa. En 1946, Richard
Dupuy est donc démobilisé et après avoir accompli son devoir de soldat et de
citoyen, il va enfin entrer véritablement dans la vie professionnelle. Il
devient avocat à la Cour d'Appel de Paris, et avec Arlette Dupuy, ils
s'installent au 21 de la rue Théodore de Banville dans le 17e arrondissement où
naîtront ses enfants... Il sera membre de
l'Ordre des Avocats à la Cour de Paris de 1969 à 1973. En 1954, notre ami reçut
la Croix de la Légion d'Honneur, à titre militaire, et il fut élevé au grade
d'officier le 14 avril 1976. Comme le rappelait son confrère et ami, Puy-Lagarde,
reprenant une page du Bâtonnier de l'Ordre des Avocats : «Richard Dupuy
faisait partie de ces monstres sacrés qui ont conféré à la profession d'avocat
tant de lustre. Il a occupé au Palais une place incomparable ». * * * Et arrivés à ce
point, nous serons tentés de dire : «voilà une vie bien remplie ». La défense
de la France et de la République, la carrière professionnelle exceptionnelle,
l'éducation d'une famille... Sans doute... Sans
doute... Mais Richard Dupuy
très tôt cherchait aussi autre chose, une autre dimension à sa vie, à son
existence, dans l'ordre de la culture et dans l'ordre de la spiritualité, de
l'engagement culturel et spirituel. En 1946, il frappe
à la porte d'une loge de la Grande Loge de France : «La
Jérusalem Ecossaise ».
Il est initié à la fin de la même année par
Bernard Cordier qui en était alors
le Vénérable Maître. Il en gravit tous les
degrés, apprenti, compagnon et
Maître, puis sabre au clair, comme un officier de cavalerie
conquérir ses
frères de la «Jérusalem Ecossaise». Il en
devint le Vénérable puis le Député.
Va-t-il s'arrêter en chemin ? Non ! Elu au Conseil
Fédéral, en 1954, il est
Président du Convent et est élu en 1955 comme Grand
Maître Adjoint d'Antonio
Coen qui hélas, décède en 1956. Et en septembre
1956, Richard Dupuy est élu
Grand Maître de la Grande Loge de France. Il a 42 ans et il sera
réélu 13 fois
à la Grande Maîtrise. Grâce à sa
personnalité, il donnera à sa charge un lustre incomparable et au cours
d'innombrables conférences publiques fera mieux connaître la Grande Loge de
France et la Franc-Maçonnerie. A la fois respectueux de la tradition, (il sera
de ceux qui feront rétablir la présence de la Bible sur l'autel des serments à
côté du compas et de l'équerre), et soucieux de rajeunir, de moderniser
l'image du Franc-Maçon. Le Franc-Maçon : Richard Dupuy, le Grand MaîtreComme moi, mes
frères, vous revoyez Richard, notre frère Richard à l'Orient du Grand Temple,
comme moi, vous entendez encore sa voix, pleine, profonde et chaleureuse,
l'accent chantant de sa terre natale et vous revoyez cette grande silhouette,
cette allure élégante et noble et les gestes de ses grandes et belles mains. * * * Oui, vous vous
souvenez de ses emportements et de ses colères, vite apaisés et comme tempérés
et oubliés dans une plaisanterie et un grand rire, où l'on retrouverait sa
riche générosité et son grand coeur d'enfant, car Richard Dupuy avait une âme,
je dirais même il était une âme, ardente, fervente, généreuse et exigeante, une
âme aimante, âme de méditerranéen, faite de soleil, de chaleur et de lumière et
cachant une sensibilité profonde, une sorte d'inquiétude, une sorte de
tourment. Homme d'intelligence et de générosité, homme de fidélité et homme de
foi. * * * Et à mon sens, ce
n'est pas un hasard, s'il avait donné à son livre le titre : « La Foi d'un
Franc-Maçon». Je ne peux, ici,
dans le temps qui nous est réservé, qu'indiquer seulement quelques idées
maîtresses de cet ouvrage que beaucoup ont lu et médité. Notre frère et notre
ami aimait à dire ce texte qu'il avait lu dans une ancienne Bible : « Les
Francs-Maçons du Moyen-Age, se considèrent comme les collaborateurs de Dieu
dans l'oeuvre de la création» idée disait-il, essentielle, fondamentale en
Franc-Maçonnerie et qui éclaire la philosophie de l'Ordre. Dans l'idée que l'on
se fait de la Franc-Maçonnerie et dans l'image du Franc- Maçon, sont réunies
deux idées essentielles, celle du constructeur et celle de la franchise, de
liberté. Le Franc-Maçon, nous dit Richard Dupuy, proclame d'abord sa foi en
Dieu, Grand Architecte de l'Univers ce qui à son point de vue signifie qu'on ne
saurait le réduire à celui d'une révélation particulière, historiquement située
dans le temps et tributaire d'une histoire. Ce que demande et
ce qu'exige la loge, ce n'est pas la croyance au Dieu de telle ou telle
révélation, mais la croyance à l'Etre universel et éternel qui se situe au-delà
de toute révélation, de toute histoire et qui parce qu'il est justement
éternel et universel, permet d'évacuer toute querelle théologienne et toute
affirmation dogmatique. Cet être universel et éternel, je ne peux le connaître
et le comprendre dans sa naturel le théologien dirait dans sa « quiddité »,
c'est-à-dire dans ce qu'il est mais seulement dans sa Loi, dans sa Loi Cosmique
et dans sa Loi Morale. La Loi Cosmique c'est celle qui préside aux phénomènes
naturels. La Loi Morale,
celle qui préside ou plutôt qui doit présider aux phénomènes humains. Et notre
Grand Maître rappelait souvent l'Article I des Constitutions d'Anderson,
charte universelle de la Franc-Maçonnerie. «Le Franc- Maçon est obligé par sa
tenure d'obéir à la Loi Morale et s'il comprend bien l'art, il ne sera jamais
un athée stupide et un libertin irreligieux ». La Loi est la
manifestation visible, tangible, intelligible du Grand Architecte. Et dans la
loge, nous venons chercher cette Loi, pour essayer de la faire vivre en nous,
puis hors de nous, dans la loge et en dehors de notre loge. Ce qui est vrai de
la construction de l'univers, est également vrai de la construction du temple
intérieur. Cette Loi est Loi de mesure, d'équilibre et cela sur le plan
cosmique comme sur le plan humain et sur ce dernier, cette Loi d'harmonie, est
Loi d'amour ou d'amitié. Et il est significatif que les Francs-Maçons ouvrent
le volume de la Loi sacrée à l'évangile de Saint Jean, qui est l'évangile de
l'amour fraternel entre les hommes. De même que le
Grand Architecte a créé le monde selon le nombre et la mesure, de même que les
Francs-Maçons bâtisseurs du Moyen-Age, ont bâti leurs cathédrales dans l'harmonie
et la beauté, de même le Franc-Maçon doit continuellement agir, c'est-à-dire
construire en tenant compte de la Règle, de l'Ordre, de l'Harmonie et de la
Fraternité: Le Franc-Maçon est essentiellement un constructeur : «un bâtisseur
de pierres vives », et ce sont hommes». L’œuvre du Grand Architecte est
inachevée sur le plan humain et le devoir du Franc-Maçon et de l'homme est de
l'achever, ou tout au moins de la parfaire. «Nous croyons, écrit Richard Dupuy,
en un monde en perpétuelle création, en évolution permanente vers la perfection
et notre tâche est de favoriser cette évolution» vers la perfection. « Que
venez-vous faire en loge ? Dompter mes passions, soumettre ma volonté et faire
des progrès en Franc- Maçonnerie». Le temple est inachevé et la parole est
perdue : notre rôle, notre mission est d'achever, de tendre à achever le temple
et de retrouver la parole perdue. «Rechercher la
parole perdue, bâtir le temple ». Mais comment, par quel outil ? dans la
liberté et par la liberté, et par le travail. Cette liberté, qui
est au cœur de toute conscience humaine, ne saurait être conçue et pensée par
Richard Dupuy, comme une liberté théorique et abstraite mais comme une liberté
concrète existentielle, celle de notre pensée sans doute mais celle aussi de
notre être, car être libre c'est être libre dans sa pensée et dans son être,
c'est être maître de sa personne et de son destin. Or, qu'est-ce qui
va nous donner cette maîtrise, qu'est-ce qui va nous permettre d'accéder à
cette libération, de conquérir cette libération, sinon l'initiation ? Celle-ci
est le moyen, l'outil, qui nous permet d'accéder à cette maîtrise et de
conquérir cette liberté. Le mot initiation
comme le mot civilisation (par leur terminaison) traduisent un état, mais ils
traduisent aussi un acte, l'acte de civiliser, l'acte d'initier. Richard Dupuy
insistait sur l'acte lui-même, sur l'action, sur le «faire», par rapport à
l'être ou à l'état. Il insistait sur le «faire», c'est-à-dire sur ce qui traduit
l'être, le faire qui réalise l'être, c'est-à-dire sur l'effort à accomplir, en
bref sur le travail. Nous pensons «que l'idée de travail est essentielle à
l'ascèse maçonnique». C'est par le travail et grâce au travail que l'homme peut
faire la conquête du monde et parvenir à la conquête de soi. La pédagogie du
travail et de l'initiation se rejoignent dans l'idée du travail
initiatique,
car l'initiation est un travail et tout travail est initiatique. Et je
voudrais
ici laisser parler Richard Dupuy lui-même. «Seule la
méthode initiatique, par
sa pratique du développement individuel dans le contexte
collectif de
réflexion et d'action que constitue l'ordre universel permet de
préparer les
hommes »... à « cette reconquête individuelle
de leur personnalité» « à la
réinsertion
de cette individualité dans les dimensions cosmiques ».
«Seule la méthode
initiatique forgera l'âme universelle de l'homme de demain,
dominée à la fois
par le souci de sa dignité propre et par la conscience de
sa solidarité avec
tout ce qui vit, a vécu et vivra». * * * Pour Richard Dupuy,
la philosophie maçonnique s'articule autour de ces trois idées, plutôt de cette
triple foi «la croyance en une Loi Universelle, la perfectibilité de l'homme,
la vertu du travail initiatique ». C'est dire que chez lui et par un paradoxe
qui n'est qu'apparent, mais qui révèle la vérité de son intention, la foi en
l'homme et la foi en Dieu sont étroitement liées, car pour lui on ne peut
croire en l'hommé que si l'on croit en Dieu, et l'on ne peut croire en lui que par
ce que l'on croit en l'homme, c'est-à-dire que parce que l'on croit qu'il y a
en chaque homme quelque chose, une instance qui dépasse et transcende l'homme
lui-même, sa conscience, l'esprit de l'homme lui-même et il avait coché dans sa
Bible ces versets des psaumes : «heureux l'homme dont la volonté est attachée à
la Loi du Seigneur et qui médite jour et nuit cette Loi. Dans une langue
admirable et avec le sens de la formule, il pouvait écrire et je ne fais que
rappeler ces phrases que certains d'entre vous ont dans leur mémoire : «
l'initié sort de la vie pour entrer dans la vie» ou encore « la
Franc-Maçonnerie, ça sert à passer de la conjugaison du verbe avoir à celle du
verbe être, autrement dit cela sert à cesser d'être quelque chose pour devenir
quelqu'un, à abandonner la condition d'objet pour devenir sujet». * * * Dans cet ouvrage «La
Foi Maçonnique» — et notre éminent et regretté Très Cher Frère Richard eut
une foi profonde en la Franc-Maçonnerie — notre frère Richard Dupuy a résumé et
exprimé non seulement sa pensée mais sa vie. Oui, il a exprimé là non seulement
l'aboutissement de sa pensée mais celle de son existence, de sa vie de fils,
d'époux, de père, de sa vie de résistant et de soldat, de sa vie de
Franc-Maçon. Peut-on les dissocier ? Je ne le crois pas, car la pensée et la
vie d'un homme forment un bloc, expriment une certaine unité dans la diversité
de la personne. Son livre était à
l'image de sa vie. Sa mort fut à l'image de sa vie. Atteint par un mal
implacable, Richard Dupuy sut garder jusqu'à la fin sa lucidité d'esprit et son
admirable courage. J'allais le voir rue Théodore de Banville et je passais
quelques courts instants avec lui. Il m'avait chaque fois reçu avec sa
courtoisie habituelle et sa gentillesse. Je lui parlais de la vie de la Grande
Loge, car il n'avait pas pu assister aux dernières Tenues de Grande Loge. La
dernière fois que je le vis, il m'accompagna jusqu'à sa porte et m'embrassa
fraternellement et au moment où je le quittais, il me rappela à nouveau :
«Henri» me dit-il et de nouveau m'embrassa avec émotion. J'eus alors
l'impression qu'à travers le frère et l'éphémère Grand Maître que j'étais, il
embrassait en même temps tous les frères de la Grande Loge de France, qu'il
embrassait toute sa vie de maçon dans un dernier et pathétique adieu. Richard Dupuy
aborda, affronta cette ultime épreuve que le profane appelle la mort avec le
même courage, avec la même foi et la même espérance — «L'homme disait-il peut
vivre avec un cœur de matière plastique ou un poumon d'acier, il ne peut vivre
sans foi et sans espérance», «c'est dans les structures spirituelles de l'être
humain qu'il faut chercher la solution aux insuffisances de la société
contemporaine». * * * Les derniers
instants sont arrivés. Il est là dans sa chambre où règne la pénombre. Arlette
est à ses côtés et ses enfants rassemblés autour de lui. Il leur parle
lentement, doucement : «surtout et malgré tout, restez unis et solidaires entre
vous et cultivez toujours entre vous l'amour fraternel, aimez-vous les uns et
les autres comme votre père vous a aimés». Il les voit à peine et à peine
entend-il leurs sanglots étouffés. C'est le silence et c'est la nuit et un mot
sort de ses lèvres expirantes : «Aide-moi Seigneur ». Et il rend son âme à
Dieu. * * * Cette disparition a
creusé un vide irréparable. Richard Dupuy n'est plus parmi nous. Il nous reste
des souvenirs, il nous reste la mémoire de ce qu'il fut, de ce qu'il fit, de ce
qu'il nous donna. Il n'est plus parmi nous et pourtant il vit encore parmi
nous. Il vit et il vivra par son oeuvre et par son exemple. Et par là même,
comme nos ancêtres, les bâtisseurs des cathédrales et comme les maçons
spéculatifs, il perdure et comme notre maître Hiram; il dépasse par sa vie sa
propre mort, il transcende le temps, il a accédé à une certaine forme
d'éternité. Il est, nous disent les psaumes, «comme un arbre au bord du
ruisseau qui donne son fruit et que le feuillage ne flétrit. point ». |
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