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Le cabinet de réflexion

Le premier contact du profane avec la Franc-maçonnerie s’effectue généralement par la rencontre avec des amis, parents, collègues ou connaissances Francs-maçons, qui le jugent susceptible de devenir avec bonheur un de leurs frères, d’évoluer au sein d’un ensemble d’hommes et de femmes partageant les mêmes préoccupations, les mêmes aspirations, et les mêmes exigences spirituelles. Cette première approche permet au profane de se familiariser avec les idéaux de la franc-maçonnerie, avec ses principes, mais non encore avec son symbolisme ; ce dernier, c’est par son passage dans le cabinet de réflexion qu’il commencera à l’appréhender. En effet, lorsque l’impétrant est conduit dans le cabinet de réflexion, avant de passer sous le bandeau, puis avant d’être initié, il approche réellement l’intérieur de la Franc-maçonnerie : il a en effet l’opportunité, non certes de pénétrer complètement, mais au moins d’apercevoir quelques-uns des symboles révélant ses principes fondateurs.

Le cabinet est un lieu clos, étroit, obscur, sas entre le monde temporel et le temple, dans lequel le profane est invité à mener une réflexion ; ce dernier terme renvoie au miroir qui réfléchit, qui nous renvoie notre image lorsque nous le contemplons ; ainsi, dans ce lieu intermédiaire, qui n’est pas encore le temple bien qu’il diffère totalement du monde extérieur, dans ce lieu qui isole afin de mieux aiguiser l’attention, l’impétrant est inviter à se pencher sur lui-même et à mener son introspection. Mais il n’est pas complètement démuni face à l’ampleur de cette tâche : le cabinet de réflexion n’est pas vide ; au contraire, il recèle plusieurs objets ou images dont chacun s’avère riche en significations symboliques. C’est sur eux qu’il nous faut nécessairement nous arrêter, même si cela peut prendre l’aspect d’une fastidieuse énumération.

La première chose que voit le profane, si l’on peut dire, c’est l’obscurité, qui précède la lumière de l’initiation. Le cabinet de réflexion est en effet plongé dans le noir ; seule une bougie l’éclaire. L’obscurité est nécessaire, en ce qu’elle plonge dans un état proche de l’angoisse, dans lequel les sens sont aiguisés ; on cherche à mieux voir, à mieux entendre, pour mieux comprendre où on se trouve et ce qui se passe. La concentration est plus grande qu’à l’ordinaire, c’est le premier effet de la mise en condition qu’opère le cabinet de réflexion. Le noir dans lequel nous sommes alors immergés n’est pas sans rappeler, même inconsciemment, celui dont nous avions peur dans notre enfance, parce que nous le peuplions de monstres. Aussi est-il peut-être à l’origine d’une sorte de régression, qui nous ramène à nos origines : ainsi démunis et quelque peu effrayés, c’est un peu comme si nous retournions au temps de l’innocence, immédiatement après la naissance, au temps où nous n’étions pas encombrés et conditionnés par les métaux, à savoir les préjugés et la surdimension de l’ego, par exemple. Or, c’est précisément de ces derniers que le cabinet de réflexion nous invite à nous dépouiller, à travers notamment des avertissements, qui mettent en garde contre la curiosité et la recherche de bienfaits matériels. Cette régression positive est un second effet de la mise en condition dont nous parlions précédemment, et qui a pour but de mener à l’introspection la plus sincère et efficace possible, elle-même suivie de la rédaction du testament philosophique. A propos de philosophie, on peut songer à la citation de Hegel, qui disait : « l’oiseau de Minerve prend son envol à la tombée de la nuit » ; il parlait de la sagesse, qui nécessite un retour sur soi, un retrait du monde (symbolisé par la nuit, la cécité) pour pouvoir se déployer. Cette phrase du philosophe allemand pourrait s’appliquer à merveille à ce qui se produit (ou devrait se produire) dans le cabinet de réflexion.

Le profane n’est cependant pas livré à l’obscurité la plus totale : comme nous l’avons dit plus haut, une bougie l’éclaire. Elle dissipe les ombres, mais en partie seulement ; elle rassure, mais pas totalement. En effet, rien n’est net, tout est flou : le profane ne distingue pas encore clairement les choses, en tout cas moins que l’initié. Aussi la bougie symbolise-t-elle peut-être le début du chemin qui s’ouvre au profane, sans lui dévoiler ce qui lui reste à parcourir. Dans ce tombeau qu’est le cabinet de réflexion, elle est le signe que persiste un souffle de vie, que si le vieil homme doit mourir à sa vie passée, il demeure néanmoins un espoir de résurrection à une vie autre, à une autre dimension. Quant aux objets disposés dans la pièce, symboles des principes de la Franc-maçonnerie, ils constituent autant de repères pour jalonner le chemin qu’indique la bougie. Le coq en est peut-être l’exemple le plus flagrant : animal de Thot, dieu égyptien de la connaissance, d’Hermès, si cher aux alchimistes dont les recherches ont tant à voir avec le travail maçonnique, d’Apollon, divinité solaire, et de Zeus, père des dieux olympiens, il est celui qui annonce le retour de la lumière au sein de l’obscurité. Entouré des termes à valeur d’impératifs « vigilance et persévérance », il appelle à se garder de tout assoupissement, de tout égarement, et également de toute résignation – vigilance et persévérance sont les maîtres mots du Franc-maçon, qui ne doit pas tenir pour acquis définitif ce qu’il apprend au cours de son cheminement, peut-être sans fin. Autres éléments de réconfort au début du parcours du profane, l’eau et le pain, auxquels on peut associer le sel, renvoient à une nourriture simple mais suffisante ; ils sont les garants de la survie après la résurrection : cette nourriture frugale dit assez que sur son chemin, le profane, bientôt initié, n’a nul besoin de s’encombrer d’objets superflus ; c’est le repas du sage ; elle symbolise aussi l’hospitalité, le pain et le sel partagés, donc la fraternité que la Franc-maçonnerie offre et garantit au futur apprenti.

D’autres objets connotent une symbolique plus sombre, comme par contraste : il s’agit de la faux, du crâne et du sablier. Ce dernier est une image très ancienne, que l’on retrouve dans les tableaux appelés « vanités », du temps qui passe et qui mène inexorablement à la mort ; il peut aussi nous parler du temps qui nous est imparti pour construire le temple. Lui faisant suite dans l’ordre des idées, la faux, couperet auquel personne n’échappe (pas même les dieux, semble-t-il, comme nous le montre l’exemple des dieux grecs disparus pour lesquels j’ai beaucoup de tendresse), rappelle que toute vie est éphémère – ce qui invite à bien la remplir. Même si nous vivons en ville, nous savons bien que la faux est un outil agricole, guère plus utilisé certes de nos jours, associé aux moissons, c’est-à-dire à la récolte du travail accompli au début du cycle des saisons, avant que l’hiver ne vienne tout anéantir. Car si la végétation survit à l’hiver, il n’en va pas de même pour l’être humain qui une fois arrivé au terme de sa vie, ne peut revenir en arrière ; il est donc nécessaire, comme l’y invite la faux du cabinet de réflexion, qu’il cultive non seulement son petit jardin, comme l’a dit Candide, mais son rapport au monde et aux autres, afin que par son exemple, soit perpétué l’esprit de fraternité et d’élévation propre à la Franc-maçonnerie. La faux exprime cette possibilité qui est en même temps une nécessité, du fait que le temps donné n’est jamais prolongé. Le crâne enfin représente une image saisissante de ce qu’il advient de nous lorsque la faux a fait son œuvre ; image effrayante et tragique de la vanité dérisoire de toute ambition personnelle, il invite à l’humilité propice à l’introspection dont le cabinet de réflexion se veut être le lieu. On songe naturellement à Hamlet et au pauvre Yorick, et à la phrase fameuse, « être ou ne pas être, telle est la question » ; à la lumière des idéaux et des principes de la Franc-maçonnerie, elle prend une résonance nouvelle, car on pourrait y voir le choix offert au profane : s’égarer dans une vie dénaturée par la présence des métaux vils, donc ne pas réellement être au monde, ou se consacrer à la compréhension, sur un mode spirituel, de soi et du monde, et donc accéder à l’être véritable. Terme d’une progression qui commence avec le sablier et passe par la faux, le crâne inspire une terreur salutaire au profane, non pour l’asservir, l’humilier, mais l’amener à réfléchir sur lui-même, et donc à préparer son testament philosophique, sur lequel nous reviendrons.

Viennent ensuite des symboles d’un accès plus difficile, puisqu’ils renvoient à l’alchimie. Il s’agit du soufre, du mercure, et du sel. Le soufre est un principe actif et fécondant, tandis que le mercure est un principe passif ; le sel, principe purificateur qui préserve de la décomposition, réalise la cristallisation entre soufre et mercure. Mais les choses sont infiniment plus complexes, et comme les explications divergent en fonction des auteurs, il est très difficile pour le novice de s’y retrouver ; il semblerait cependant que ces trois éléments, qu’il ne faut pas entendre au sens courant qui est le leur (un commentateur prend la précaution de nous avertir qu’il ne faut pas confondre le sel alchimique avec le sel de cuisine, même si le second sert à représenter par analogie le premier dans le cabinet de réflexion), seraient les trois principes de la matière, et également les trois principes du Grand Œuvre. Ils sont donc nécessaires à la transmutation des métaux, mais aussi, symboliquement, à la purification et à la transfiguration de l’âme, tant il est vrai que l’alchimie opérative se double généralement d’une quête spirituelle. La raison de leur présence dans le cabinet de réflexion, pour énigmatique qu’elle apparaisse au profane, réside dans la volonté de signifier la transformation que connaîtra l’initié au cours de son cheminement maçonnique – et qui commence déjà en ce lieu de méditation.

Le soufre, le mercure et le sel sont indissociables de l’abréviation « vitriol », dont les lettres signifient : « visita interiora terrae, rectificandoque, invenies occultum lapidem » (« visite l’intérieur de la terre, et en rectifiant, tu trouveras la pierre cachée »). Le vitriol, au sens courant, est un acide, l’acide sulfurique, donc un liquide qui détruit ; mais il revêt aussi un aspect positif, purificateur, car en alchimie, il est utilisé pour brûler les impuretés et permettre à l’or ou à la pierre philosophale de se dégager. Ainsi est-il suggéré au profane d’user aussi du vitriol au figuré, pour se débarrasser des métaux vils qui l’alourdissent et le tirent en arrière (les vices, les passions, les signes extérieurs de richesse et de rang social, les séductions du monde profane) ; pour cela, il doit plonger en lui-même (visiter l’intérieur de la terre), rectifier (se corriger après avoir décelé ce qui l’entrave dans son cheminement spirituel), et trouver la pierre cachée, la pierre philosophale, qui n’est ailleurs qu’en lui-même, et qui n’est peut-être autre que lui-même, arrivé à un degré de spiritualité supérieur. Le cabinet de réflexion peut alors parfois être considéré comme l’œuf philosophal, dans lequel s’élabore l’œuvre au noir, c’est-à-dire, pour le futur initié, le début de sa métamorphose. Celle-ci commence par une destruction, une calcination si l’on souhaite reprendre la terminologie alchimiste ; il faut mourir pour renaître autre. Le vitriol serait alors la sincérité, la lucidité, l’examen de conscience approfondi qui mènent à l’élaboration du testament philosophique.

Ce testament philosophique est l’aboutissement logique du passage du profane dans le cabinet de réflexion, puisqu’il est fortement teinté par la symbolique de la mort, et s’apparente lui-même à un tombeau. Quel que soit notre âge, notre sexe, notre position sociale, nous devons mourir, le vieil homme doit mourir. Quoi de plus naturel alors que de léguer quelque chose, comme dans la vie profane, même si nous n’avons rien, ou ne croyons rien avoir ? Mais il ne s’agit pas de céder des biens matériels, comme dans la vie profane, mais de coucher sur le papier, et par là même de clarifier dans notre esprit, ce que nous estimons être nos devoirs envers nous-mêmes, envers Dieu (ou Grand Architecte de l’Univers), et envers l’humanité. Cela est paradoxal, car normalement, lorsqu’on s’engage à accomplir des devoirs, c’est que l’on naît à quelque chose, à une nouvelle situation, à un projet, et non que l’on meurt à quelque chose : par exemple, lorsque l’on intègre la fonction publique, donc que l’on accède à un nouveau statut professionnel, on s’engage à en respecter les règles particulières, comme le devoir de réserve ; ou encore, lorsque l’on devient parent, on s’engage implicitement à assurer le bien-être et le devenir de son enfant. Il y donc une contradiction entre l’idée de testament, qui implique que l’on va mourir, et l’idée de devoirs, qui implique que l’on va vivre pour les accomplir. En réalité, cette contradiction apparente révèle l’ambivalence du cabinet de réflexion, simultanément lieu de mort et de résurrection. Quant au testament philosophique, divisé en trois parties, il englobe le même (soi), l’autre (l’humanité), et Dieu, qui est à la fois radicalement autre et en même temps à l’intérieur de nous, une part de nous-même (et sans doute quelque chose de plus que tout cela, mais que je ne peux expliquer ni même vraiment appréhender). Ces devoirs, qui diffèrent pour chacun des profanes dans le détail, procèdent d’un socle commun pour chaque franc-maçon : nous pouvons être certains d’y trouver par exemple la fraternité (symbolisée par le pain, l’eau et le sel), et la rectitude, dont le symbole ne se trouve pas encore dans le cabinet de réflexion, mais dans le temple – ce temple auquel aura accès le profane devenu initié – mais c’est déjà une autre histoire.

Le cabinet de réflexion peut être comparé à une caverne, autrement dit à une ouverture sur les profondeurs de la terre qu’il nous faut visiter ; c’est pourquoi il y fait sombre ; mais cette obscurité, comme celle de l’intérieur de la terre, est celle dans laquelle s’opère la germination. Cette caverne est loin d’être un lieu d’aliénation comme celle de Platon ; elle est au contraire un lieu de libération. La méditation à laquelle s’y adonne le profane le prépare à son entrée dans le temple, et l’invite à réfléchir sur son passé et sur son éventuel futur de Franc-maçon. Le passage par le cabinet de réflexion devrait être renouvelé à chaque étape du parcours maçonnique, car il est un lieu propice à l’introspection, à l’analyse, loin du regard d’autrui (quand bien même il s’agirait du regard bienveillant de nos frères) de ce que nous devenons, non seulement au sein de la Franc-maçonnerie, mais aussi dans les turbulences du monde profane ; il peut être à la fois source de paix et d’angoisse, mais on en ressort nanti de nouvelles réflexions qui peuvent certes nous affaiblir (car ce que nous découvrons n’est pas nécessairement reluisant), mais le plus souvent nous fortifier. Ce n’est pas un confessionnal, nul n’est là pour nous juger, nous condamner ou nous absoudre ; nous sommes face à nous-mêmes, et l’épreuve est salutaire.

J’ai dit, Vénérable Maître

S\ C\ de la GLFM


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