GLDF
Date : NC

  
La Gnose chrétienne


1. Le Judéo-christianisme
2. Le Gnosticisme
3. Le discours chrétien des P.A. à Irénée de Lyon et Clément d'Alexandrie.


1. 1. LE JUDÉO-CHRISTIANISME

a) Le Judéo-christianisme orthodoxe :

Pour A.Harnack, la doctrine chrétienne est "née de la rencontre du message évangélique et de la philosophie grecque" (cité par J.Daniélou, dans "Le Judéo-christianisme", p.5). Or, il apparaît aujourd'hui que l'étude des documents de la toute première littérature chrétienne, exprime la foi en J.C. dans les catégories du judaïsme contemporain et à la lumière de l'A.T., en un temps où le N.T. se transmettait oralement n'étant pas encore constitué en corpus. Ainsi, les communautés d'origine juive, gardant parfois encore les observances du judaïsme, ont assuré le relais entre la prédication apostolique et les premières expressions du christianisme d'origine païenne.

L'existence de ce judéo-christianisme primitif a une très grande portée doctrinale. En effet, pour l'épitre aux Ephésiens (2,15-16), le corps de l'Eglise chrétienne est constitué par la réconciliation (katallagè/katallassô) des païens et des juifs :

"(Dieu) a voulu ainsi, à partir du juif et du païen, créer en lui (le Xt) un seul homme nouveau, en établissant la paix, en les réconciliant tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix; là, Il a tué la haine".

(1) Vers une définition

Il y a divers types de judéo-christianisme ; chacun vise des réalités différentes : - des judéo-chrétiens orthodoxes, quant à leur foi chrétienne ; - des judéo-chrétiens "ébionites", dont la christologie est de conception "adoptianiste" (Jésus serait un prophète "adopté" par Dieu comme Fils) ...
D'après la littérature judéo-chrétienne qui nous est restée, on peut, avec Jean Daniélou, retenir cette définition :
"Le judéo-christianisme est une forme de pensée chrétienne qui n'implique pas de lien avec la Communauté juive, mais qui s'exprime dans les cadres empruntés au judaïsme. Des chrétiens ont rompu complètement avec le milieu juif, mais continuent de penser dans ses catégories...Le judéo-christianisme a été évidemment celui de chrétiens venus du judaïsme, mais aussi celui de païens convertis" (J. Daniélou, "Théologie du Judéo-chr.", p.37).

Le cadre référentiel de cette pensée juive est celui de l'apocalyptique. C'est "une théologie visionnaire" (J.Daniélou).

(2) Le cas de Philon d'Alexandrie (+ vers 40 a. J.C.): vers une hellénisation de la pensée théologique juive, par l'interprétation allégorique des Ecritures et la doctrine stoïcienne du Logos.
Voir plus loin, §2, b.

(3) Les écrits judéo-chrétiens

Ils sont relativement nombreux ; ils viennent de Syrie, d'Asie Mineure, d'Egypte, de Grèce, et même de Rome ; peu sont originaires de Palestine. Ils sont donc l'écho d'une vaste expansion du christianisme après la diaspora forcée de la première Communauté de Jérusalem après 70, à Antioche en particulier. Quelques ouvrages sont à mentionner : une "Ascension d'Isaïe", des "Testaments des XII Patriarches", un "Deuxième Livre d’Hénoch", un important "cycle de Pierre" (Evangile, Actes, Apocalypse), des "Evangiles" (des Nazaréens, des Ebionites, selon les Hébreux, des Egyptiens). Le contenu de ces écrits est à la fois proche et différent des écrits canoniques. On trouve aussi des documents liturgiques (Didachè, vers 80) ou poético-mystiques (Odes de Salomon). Certains écrits recensés parmi ceux des Pères Apostoliques (entre 100 et 150 a. J.C.), sont des expressions du Judéo-christianisme ("Lettre de Clément aux Corinthiens", "Epître de Barnabé", "le Pasteur" d'Hermas).

(4) L'exégèse des auteurs judéo-chrétiens

Ces auteurs pratiquent une exégèse de l'A.T. analogue à celle des juifs de la Diaspora (cf. Philon), ou en suivant d'autres interprétations de l'Ecriture proches de celles des écrits palestiniens (cf. "Testament de Job", par ex.). Ils respectent les méthodes rabbiniques en pratiquant un type de créativité interprétative sur les textes, mais en faisant déjà jouer l'argument prophétique concernant le Christ ; par ex. Clément de R., "Lettre aux Corinthiens» : l'obéissance de la foi chez Hénoch, Noé, Abraham, Lot et Rahab, prophétie de celle du Christ (§12, SC 167, pp.119-121, et // Justin, "Dial. avec Triph.", 111,3-4). Remarquons que déjà Josèphe, dans "les Antiquités Juives" (V,1-2), soulignait le caractère prophétique de Rahab. Nous touchons donc là à une solide tradition exégétique.

Aussi peut-on affirmer que les exégèses judéo-chrétiennes ont constitué comme un relais entre l'exégèse juive et l'exégèse chrétienne qui suivra, en posant le fondement de l'interprétation chrétienne des Ecritures.

(5) La foi des judéo-chrétiens

Quel était le contenu de la foi des judéo-chrétiens ?
- Le cadre général du dogme, c'est l’apocalyptique :
"Le dogme, c'est en quelque sorte la vision devenue formule" (A.Paul).
- L'angélologie est très développée ; dans "le Pasteur", le Verbe est désigné comme "l'Ange glorieux", ou "l'Ange très véritable" (cf. Sim. IX,12,8). Si la transcendance du Verbe par rapport aux autres Anges est bien marquée, cette christologie angélique, largement répandue, survivra jusqu'au IIIème s.. Une identification analogue se fait, dans "Le Pasteur", entre l'Ange Gabriel et le Verbe, ou/et entre le Verbe et l'Esprit-Saint.
- Les dénominations (epinoiai) du Verbe sont très diversifiées et fluctuantes : Nom de Yahvé, Loi, Principe...

- Des éléments judéo-chrétiens se retrouvent même dans les Lettres d'Ignace d’Antioche : Aux Eph.1,2; 3,1 ("Enchaîné par le Nom"...); 19,1 (L'Incarnation fut "cachée aux anges"...); 19,2-3 (Symbolique des Mages et de l'Etoile).

- La théologie judéo-chrétienne est une "théologie de la gloire" (theologia gloriae), selon J.Daniélou. Pour Ignace d'Ant., la croix est "une machine d'élévation vers Dieu" (Aux Eph.9,1). Et les "Actes d'André" nomment la croix "un engin du salut du Très-Haut".

- L’Eglise : la perspective est en général "millénariste"; le millénarisme désigne la doctrine qui, à partir d'une lecture littérale d'Ap. 20,5, annonçait un règne de 1.000 ans du Christ-Messie et des justes sur la terre avant le passage ultime de l'univers dans le monde de la Résurrection. On retrouve cette doctrine chez Justin, chez Irénée, chez Méliton de Sardes. Pour Origène et Augustin, ces 1.000 ans sont à interpréter allégoriquement comme désignant "le temps de l'Eglise" entre les deux avènements du Christ.

Un portrait suggestif de l'Eglise de Rome au second siècle est campé par Hermas, dans le Pasteur, en Vision III et en Similitude IX.

b) Le judéo-christianisme hétérodoxe

- Les ébionites (ébion = pauvre) ; pour eux, Jésus est le plus grand des prophètes, mais il n'est pas "le Fils de Dieu". Il est né de Joseph et de Marie, et fut "adopté" par Dieu lors du Baptême par Jean, dans le Jourdain. Monothéistes farouches, ils ne peuvent confesser la foi dans "les trois Noms" divins.

- Beaucoup de sectes juives (au moins 7, selon le témoignage d'Hégésippe, juif lui-même et converti au Christ au IIème s.), donnaient dans une sorte de syncrétisme. Ignace d'Ant. est un précieux témoin d'une polémique très ancienne contre les chrétiens judaïsants, dans la ligne de Paul (cf. Ga ):

"Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser. Car, ce n'est pas le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme" (Aux Magn.10,3).

Conclusion :

Le judéo-christianisme est plein d’enseignements :

- il atteste la possibilité pour la foi chrétienne de s'exprimer dans des cultures différentes (inculturation), restant sauf le fait qu'originellement la foi chrétienne s'est exprimée dans une culture sémitique ; elle se dira ensuite dans les catégories et la culture hellenistique (monde grec).

- Le judéo-christianisme ancien ne survivra pas à la formidable expansion christianisme dans le monde païen ; il devint sectaire dans ses reliquats.

- Un vestige subsista en Perse (Mésopotamie du Nord) avec Aphraate, le Sage (cf. "Exposés", SC 349 et 359).

- Cette disparition, du point de vue de l'histoire du Christianisme, doit être incontestablement considérée comme une perte.

2. 2. LE GNOSTICISME

Quelques livres ou articles clés :

- Dom Jacques Dupont, "GNôSIS, la connaissance religieuse dans les épîtres de S.Paul", Gabalda, 2ème éd. 1960.

- Louis Bouyer, "Gnôsis, la connaissance de Dieu dans l'Ecriture", Cerf 1988.

- R.M.Grant, "La Gnose et les origines chrétiennes", Seuil 1964.

- M.Scopello, "Les gnostiques", Cerf 1991.

- Ysabel de Andia, "Homo uiuens, Incorruptibilité et divinisation de l'homme selon Irénée de Lyon", E.A. 1986.

- Ysabel de Andia, "La Gnose au nom menteur ; séduction et division", Communio n°XXIV, avril 1999.

- Ysabel de Andia, "Irénée, théologien de l'unité", NRTh, T.109/1, fév.1987.

- M.Redon et Groupe "Pastorale, sectes et nouvelles croyances": "Aujourd'hui, une ambiance gnostique", DC, 3 oct.1999.

a) Ce qu'on entend par "Gnose"

(1) Deux acceptions :


- au sens orthodoxe et paulinien pour l'essentiel, la gnôsis c'est la connaissance de Dieu ; elle s'oppose à "l'ignorance de Dieu" (agnôsia Théou; cf. 1 Thess 4,5; 2 Thess 1,8; Ga 4,8 et 1 Tim 6,20: "la soi-disant gnose"). Dieu est connu (gnôtos) par ses oeuvres (cf. Rm 1,19-32).
- dans le vocabulaire courant, nous appelons la "gnose" religieuse telle que S.Paul la présente, la connaissance. Nous désignerons par le terme "gnose" ou "pseudo-gnose", la soi-disant "connaissance" des hétérodoxes ou "gnostiques" qui constituent, en tant que mouvement d'idées et de pratiques étrangères à celles de "la Grande Eglise" (S.Irénée), le "gnosticisme" proprement dit.

(2) Trois définitions :

Le gnosticisme est donc une manifestation historique de la gnose, un mouvement religieux dont le développement est contemporain des origines du christianisme. Il nous est connu d'une part, par les sources chrétiennes anciennes à travers les réfutations des hérésiologues chrétiens qui citent leurs adversaires ; en voici quelques-uns : Justin, Irénée, Hippolyte de Rome, Clément d'Alex., Origène, Epiphane de Salamine, Eusèbe de Césarée...

D'autre part, ils nous sont connus par les sources originales retrouvées récemment (1945 : en Egypte, découverte d'une bibliothèque gnostique à Nag Hammadi, dont l'"Evangile de Vérité » ; 1947 : en Israël, près de la Mer Morte, découverte des manuscrits de Qumrân). Le gnosticisme est une doctrine qui prétend accéder au salut par la "connaissance", et non par la foi.

Déf.1 = "La gnose est une réponse à ces questions : Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? Vers quel but nous hâtons-nous ? D'où sommes-nous rachetés ? Qu'est-ce que la génération ? Et la régénération ?" (Extraits de Théodote, présentés par Clément d'Alex., 78,2; SC 23, p.203).

Déf.2 = "La Gnose ? Un moi en quête d'un soi divin et éternel !" (Ch.Henri Puech; Annuaire Collège de France, 53ème Année, p.163).
"On peut appeler gnosticisme - ou gnose - toute doctrine et toute attitude religieuse fondée sur la théorie ou l'expérience de l'obtention du salut par la connaissance" (Ch.H. Puech).

Déf.3 = "Le gnosticisme contemporain des origines chrétiennes est...une 'connaissance parfaite', obtenue par révélation et illumination au cours d'une expérience intérieure. Cette révélation procure le salut entendu comme une régénération ou comme le retour du gnostique à son moi originel et au principe divin qui le constitue, malgré son exil dans le monde matériel déchu qui cherche à le prendre à son piège. C'est une 'thèse du retour' et non pas une doctrina de la transfiguration progressive du croyant. Seul, dans le gnostique, l'homme intérieur et spirituel est capable de salut, non le corps, ni même l'âme inférieure. Seule la dimension spirituelle de l'homme peut être sauvée".

Entendue au sens large, il y a une gnose qui correspond à une tendance profonde et constante de l'esprit humain (voir Simone Weil, "La pesanteur et la grâce", présentation Gustave Thibon). L'époque contemporaine en connaît certaines résurgences.

(3) Résurgences actuelles du gnosticisme (voir M.Redon, DC 3 oct.1999, pp.839 ss.)

Le gnostique : "un questeur solitaire au super-marché du religieux".

Sa motivation : la recherche d'une illumination, d'une expérience personnelle faisant échapper à "l'économie" de la foi et à la médiation apostolique de l'Eglise. C'est aussi, la recherche d'un savoir total et immédiat où chacun trouve le salut en lui-même et est en quelque sorte son propre sauveur.

La gnose hétérodoxe : une anti-Révélation ; une plongée intérieure pour rejoindre l'étincelle divine qui est en soi et pour se reconnaître "émané de Dieu".

Le Dieu de la Gnose : la conscience universelle, l'Energie impersonnelle et totalitaire qui diffère essentiellement du Dieu de la Bible, du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.

Le mal : il relève d'une fatalité, non d'une responsabilité et d'une liberté ; il n'émane pas d'une faute personnelle : "le mal que je commets est une erreur, non une faute ; le mal est dû à une faiblesse de ma connaissance, non à une défaillance de ma liberté". Aussi, la conception gnostique du monde ne comporte-t-elle pas d'éthique.

b) Les origines du gnosticisme

- Au plan de l'histoire, l'origine et l'évolution du gnosticisme sont mal connues (prodromes iraniens, pré-gnose grecque et pré-gnose juive : voir Festugières, "La Révélation de l'Hermès Trismégiste").

. Du côté grec, Platon pourrait être considéré comme un ancêtre de la gnose par sa conception de la réminiscence et son exégèse allégorique des mythes de la religion grecque. Il est vrai, du moins, que le courant platonicien qui allégorisera les écrits de Platon, sera un des vecteurs de la gnose. Les Mystères des religions de l'Orient et de l'Egypte seront, à leur tour, allégorisés et transformés en "sagesse".

. Du côté juif, la Palestine serait, selon R.M.Grant, "le berceau de la gnose". Certaines sectes juives présentent des traits gnostiques (Esséniens de Qumrân, Samaritains). La destruction du Temple de Jérusalem en 70 par Titus et l'armée romaine, a provoqué un tel cataclysme dans le judaïsme que beaucoup de juifs religieux ont reporté leur espérance du Temple et de la religion institutionnalisée dans l'eschatologie en usant de mythes accessibles (venue du Maître de Justice, attente dans la discipline et la vie commune - Manuel de Discipline à Qumrân). D'où le lien de la gnose avec l'apocalyptique juive.

. Au confluent des tendances gnostiques grecques et juives, il y a Philon d’Alexandrie :

On pourra se reporter à l'ouvrage de Jean Daniélou, "Philon d'Alexandrie", Fayard 1958, ch.IV (sur l'exégèse de Ph.) et V,3 (sur sa conception du Logos).

Philon vécut de 20 av. J.C. à 40 ap. J.C. ; il est donc contemporain du Christ. Très attiré par Platon (distinction entre le monde Idéal des Idées qu'il équipare au Logos, et le monde matériel), il maintient que le meilleur des Idées se trouve dans les Ecritures juives, principalement dans le Pentateuque qu'il commente allégoriquement.

Son oeuvre est un essai magistral d'interprétation de la théologie juive en termes de philosophie hellénistique.

Deux aspects majeurs de sa pensée :
(1) l'interprétation allégorique de l’Ecriture ; (2) la doctrine du Logos.

(1) L'interprétation allégorique de l’Ecriture : elle permet de montrer que toutes les vérités proposées par le texte sacré sont identiques à celles qu'enseignent les philosophes. Cent ans avant Philon, Aristobule l'avait déjà fait pour rendre compte des anthropomorphismes de l'Ecriture. Philon compare le sens littéral de l'Ecriture à l'ombre que projette le corps ; il trouve son sens authentique et plus profond dans la signification spirituelle dont il est le symbole. A propos de Gn 11,7 (l'épisode de Babel), Philon écrit :

"Et là, confondons leur langage, afin que personne ne comprenne plus la parole de son prochain", ce qui revient à dire : rendons sourde et muette chaque partie de la perversité, afin que ni l'émission de la parole isolée, ni l'unisson avec autrui ne rende la perversité capable de nuire - (notons que l'on est loin ici des mots hébreux et de l'exégèse rabbinique !) -. Tout cela c'est notre explication. Mais de leur côté, ceux qui s'en tiennent au sens apparent, à la portée de tous, estiment que l'auteur nous décrit, dans ce chapitre, l'origine des langues grecques et barbares - il se peut bien que la vérité soit avec eux -. Sans vouloir leur donner tort, je les inviterai à ne pas s'arrêter à ce stade mais à progresser dans le sens de l'interprétation allégorique, après avoir reconnu que les mots qui expriment les oracles sont des ombres comme celles des corps, et que les significations qui y apparaissent sont véritablement des réalités subsistantes" (cf. Platon, Rép. VII, 514ss., le mythe de la caverne) - De confusione linguarum 190 -.

(2) La conception du Logos : Comme les tenants du Moyen Platonisme, Philon pense que Dieu est absolument transcendant. Il dépasse même les Idées éternelles. Dieu est l'Etre Pur, absolument simple et auto-suffisant, "sans qualités" (Leg.I,51). En raison même de sa transcendance, Il ne peut être enfermé dans aucune des catégories logiques dans lesquelles nous classons les êtres finis. Mais alors, quel peut être son rapport au monde ? La solution du Platonisme contemporain de Philon est de placer une hiérarchie d'êtres divins entre le Bien Suprême (Dieu) et l'ordre matériel (le monde), les premiers régissant et créant le monde matériel. Philon ne peut accepter cette solution, puisque rien ne peut porter atteinte à l'unicité de Dieu, révélée dans l'Ecriture. Par contre, il conçoit des puissances intermédiaires (dunameis) ou opérations de Dieu hors de Lui-même. Et la plus importante et le plus haute de ces puissances est le Logos:"Le Logos de Dieu est au-dessus du monde tout entier, le plus ancien et celui qui embrasse tout ce qui est né"(Leg.III,175; cf. De Confusione linguarum 145-147 et n.c.26 dans Ph.Alex.13 p.123 et 176).

Le rôle du Logos: 1- Il est l'agent de Dieu dans la création (Cherub.125-127)
2- Il est le moyen par lequel l'esprit humain saisit Dieu.

Ces deux activités du Logos sont celles que lui attribuait le stoïcisme. Pour les stoïciens, "le Logos (Raison, Principe, Plan...) est le principe rationnel immanent à la réalité à laquelle il donne forme et signification" (J.N.Kelly, p.18). Si la réalité est accessible aux hommes, c'est que le Logos est présent dans les choses : il leur donne le principe d'être et leur sens. Puisque Dieu crée "par sa Parole" (tô Logô), et que c'est par lui qu'Il s'est révélé aux prophètes, Philon en conclut que le Logos est dans un rapport de proximité avec Dieu tout particulier ; "il descend, à la manière d'un fleuve, de la Sagesse de l'Etre" (cf. De somnis II,245-246). Parfois, Sagesse et Logossont identifiés : "La vertu sort de l'Eden, qui est la Sagesse de Dieu : celle-ci est le Logos de Dieu" (Leg. alleg. I,65). Il est image (eikôn) de l'Etre même : "Il est bon de désirer voir l’Etre ; et si on ne le peut, au moins son Image, le Logos très saint" (De confus.97).

Le Logos est-il, pour Philon, un être personnel ? Du moins, Philon identifie le Logos avec les Idées platoniciennes ou archétypes, dont la réalité sensible est l'image (cf. De opificio mundi 20). En l'homme se trouve une "pensée rationnelle intérieure à l'esprit" (ou logos endiathetos); il y a aussi dans l'homme "une pensée qui s'exprime par la parole" (ou logos prophorikos). De même, le Logos divin est Pensée et Idées de l'Esprit deDieu. Projeté dans une matière informe, sans réalité, Il en fait un univers réel et rationnel (cf. De Vita Mosis II,127).
Le Logos est donc l'intermédiaire par lequel Dieu gouverne le monde ; il est "le capitaine et le pilote de l'univers" (Cherub.36). En contemplant le Logos Image de Dieu, on peut donc parvenir à connaître Dieu. L'Ange de Yahvé qui apparaît aux Patriarches est, pour Philon, le Logos (cf. De somn. I,232-239).

c) Le gnosticisme chrétien

Nous sommes à même de comprendre maintenant la naissance du gnosticisme chrétien. Il provient principalement des milieux dissidents du judaïsme hellénistique. Quelques jalons :

- Les écrits johanniques témoignent de la polémique naissante : Ap 2,6.15 parle des Nicolaïtes (cf. Irénée, A.H. I,26,3).
- Irénée de Lyon atteste que Jean a rencontré Cérinthe à Ephèse (Eusèbe, H.E. III,28,6), que Satornil (Saturnin) a enseigné à Antioche. L'évêque de Lyon restitue la généalogie de la gnose transmise par tradition secrète depuis Simon le Mage (Ac 8), via Ménandre, Saturnin, Basilide, Isidore, Carpocrate (A.H. I,23-31). Deux figures émergent cependant de ce gnosticisme chrétien : Valentin et Marcion.

. Valentin, originaire d'Alexandrie, vint à Rome et rompt avec l'Eglise sous l'épiscopat d’Anicet ; il est le théologien du Plérôme des 30 éons, doctrine développée par son disciple Ptolémée (cf. A.H.I,1-9) qui cherche une justification dans une exégèse allégorique des textes de l'Ecriture. Autre disciple de Valentin, Héracléon en occident, Marc le Mage dont l'influence fut prépondérante dans la région Rhône-Saône (A.H.I,13-22) et Bardesane en orient. L'école valentinienne sera la plus connue des Pères de l’Eglise : Tertullien écrira un Aduersus Valentinianos.

. Marcion, né dans le Pont vers 85, est disciple de Cerdon. Il est venu à Rome, lui aussi. Dualiste, il estime que le vin nouveau de l'Evangile ne peut être conservé dans les vieilles outres de l'A.T. qu'il rejette. Le Père plein d'amour de Jésus ne peut être le même que le Dieu vengeur de l'Ancienne Alliance. Il expurgera même du N.T. les références trop vétéro-testamentaires, portant le discrédit sur l'Evangile selon S.Mt, et privilégiant l'Evangile selon S.Lc, en le retaillant cependant. Ces excès même contribueront à la constitution du canon du N.T., par réactions. Appelle sera son disciple. H.R.Drobner considère Marcion comme "un phénomène indépendant du gnosticisme" (o.c. p.113); trop d'éléments de sa doctrine s'y rattache pour partager ce point de vue.

Face à ce mouvement, la foi chrétienne fut comprise comme la "vraie gnose", en s'appuyant sur S.Paul (1 Co 2,7-8; 2 Co 12,2-4; Col 2,2-3) et sur S.Jean (Jn 17,3; 1 Jn 2,20.27). Paul connaît deux trilogies : (1) Foi, espérance, connaissance (gnose); (2) Foi, espérance, charité (voir J.Dupont, "Gnôsis"...). Irénée dénonce la "fausse gnose". Le combat avec les gnostiques sera donc mené contre cette "prétendue ou fausse gnose" par la "vraie gnose" que mettront en lumière, par contraste, Irénée d'abord (A.H.), puis Clément d'Alex. et Origène. Fin IVème s., avec Evagre, le "gnostique" désignera par synonymie le chrétien.

Quelques caractéristiques du mouvement gnostique
"...un grand usage des représentations mythologiques; une interprétation très imaginative des Ecritures (Gn) et une pratique abusive de la symbolique des nombres (arithmologie); un goût pour l'apocalyptique; un ésotérisme fondamental qui tourne à l'élitisme (secret réservé à des initiés); une attitude anti-cosmique et anti-charnelle: le monde visible est mauvais, car il est le fruit d'une déchéance; de ce fait l'homme est prisonnier d'un corps incapable de salut, ce qui engage une interprétation docète de la christologie: l'humanité du Christ n'est qu'une apparence (dokein) et elle n'a pu souffrir sur la croix; une attitude anti-historique: l'homme est prisonnier du temps et doit en être libéré; une attitude antinomique ou dualiste: le monde est un mélange de deux natures contraires et inconciliables (lumière et ténèbres); le gnostique doit donc échapper au monde inférieur et libérer sa parenté spirituelle avec le monde supérieur; une métaphysique d'intermédiaires enfin, à travers lesquels le gnostique doit remonter vers son origine et sa fin" (d'après B.Sesboué, "Le Dieu du salut", p.35).

La gnose valentinienne répartit l'humanité en trois groupes prédéterminés par leur origine : les "spirituels" ou "pneumatiques", c. à d. selon Valentin les "vrais chrétiens" qui seront sauvés ; ceux qui sont le produit du Démiurge ou dieu "intermédiaire", appelés "psychiques", auxquels sont identifiés les "chrétiens de la Grande Eglise" (expression qui chez Irénée désigne l'Eglise apostolique); enfin les "matériels" ou "hyliques" qui se trouvent exclus de tout salut. Notons que la liberté humaine ne joue aucun rôle dans le salut, et que la prédestination est absolue pour les "spirituels" (la réintégration dans le Plérôme divin) et pour les "hyliques" (perdition éternelle).

Même si certaines formulations de Valentin sont authentiquement chrétiennes, on ne peut pas en conclure que la littérature gnostique dans ses thèses maîtresses puisse représenter une "première théologie chrétienne" (A.Orbe). Le dualisme profond de la gnose est radicalement étranger au christianisme et a entraîné une christologie "docète" aux antipodes du mystère de l'Incarnation, ne reconnaissant au Christ qu'une "apparence d'humanité". La théogonie des trente éons de Valentin n'a rien à voir avec le Mystère trinitaire, et les innombrables "syzygies" (couplages) entre éons, relèvent plus de la mythologie (ou de l'imagination) que de la théologie. Aucune place n'est faite à la liberté humaine. Aussi est-ce en réagissant contre ces dangers présents dans le gnosticisme au sein des communautés chrétiennes, que la "grande Eglise" a donné des repères pour baliser son orthodoxie : établissement du canon des Ecritures contre les amputations auxquelles se livrait Marcion ; établissement de formules de foi qui deviendront les Symboles ; émergence d'un épiscopat représentatif de la succession apostolique du ministère institué pour maintenir la vérité de la foi. Régulation qui ne s'est pas faite sans une certaine "perte de liberté créatrice" (R.M.Grant), au bénéfice d'une institution soucieuse de son autodéfense. Il s'agit en fait d'une réaction "viscérale" qui seule peut expliquer le rejet massif de la gnose hétérodoxe, rejet pratiqué avec discernement et exprimé par Justin, Irénée et leurs successeurs. "Contre toutes les attaques gnostiques, l'Eglise n'a pas cessé de vénérer en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre ; elle a conservél'A.T., et a soutenu fermement que l'histoire de Jésus ne devait pas être comprise en termes purement symboliques" (R.M.Grant)...N'en déplaise à Eugène Dreewerman!...

3. 3. LE DISCOURS CHRÉTIEN : DES PÈRES APOSTOLIQUES (P.A.) À IRÉNÉE DE LYON
a) Un premier discours pastoral et liturgique

Cette première littérature se compose de lettres d'évêques ou de responsables d'Eglises à leurs communautés ou à d'autres communautés : Clément (et l'Eglise) de Rome écrit à l'Eglise de Corinthe en 96 ; il insiste beaucoup sur le "connaissance" (gnôsis), en dépendance, semble-t-il de Didachè 10,2 (cf. Clém. 36,2; 40,1, 41,4...); Ignace d'Antioche (vers 110), envoie sept lettres aux Eglises qui l'ont salué sur le chemin de son martyre; pour lui, "la gnose de Dieu, c'est Jésus-Christ" (Eph.18,2). Polycarpe de Smyrne, cet "homme apostolique, vrai et bon pasteur auquel Ignace n'hésita pas à confier son troupeau d'Antioche" (Eusèbe, H.E. III,36,10), adressera une très belle lettre pastorale aux Philippiens : une lettre "sur la justice", c. à d. sur la manière de se comporter en chrétiens, et une exhortation à fuir les divisions et les vaines spéculations (mataiologia, cf. 1 Tim 1,6; Tit 3,9; Ignace Phil.1,1; Polyc. Philip VII,2).

L'Epître attribuée à Barnabé, invite les chrétiens venus du judaïsme qui "possèdent la gnose du chemin de la justice" - à savoir le Christ -, à "prendre la route à sa suite" (V,4). Le martyre de Polycarpe, recopié par Pionius, nous rapporte, outre la magnifique prière eucharistique de l'évêque consommant son martyre (ch.14), l'interpellation de Marcion à Polycarpe que retient le manuscrit de Moscou (SC10, pp.273-275). La Didachè, ou Doctrine des Douze Apôtres, est un témoin privilégié et très ancien (peut-être des années 80...) de la première documentation catéchétique, liturgique et canonique. Quant au Pasteur d'Hermas, il est l'écrit le plus long de cette période des P.A.; il revêt un intérêt particulier par son genre littéraire apocalyptique, par le message libérateur sur la pénitence post-baptismale, et par le portrait qu'il nous laisse de l'Eglise de Rome vers 150 (lire Vision III et Similitude IX).

Dans ce tout premier discours qui fait immédiatement suite aux Lettres canoniques du N.T., s'expriment les premières Communautés chrétiennes, avec leur foi - parfois mêlée -, avec leurs difficultés, leurs conflits, leurs institutions naissantes et leur liturgie. Les préoccupations majeures sont celles de l'unité des Communautés, de la persévérance de la foi dans la persécution et le martyre toujours possible, de l'appel à la conversion plus spécialement lancé à ceux qui ont failli dans leur engagement chrétien.

Quelques caractéristiques de la période :

(1) Le N.T. n'est généralement pas cité comme "Ecriture". Lorsqu'il l'est, c'est en référence à des "paroles du Seigneur" venant de la Tradition orale.
(2) L'A.T. est vu comme une longue prophétie de l'évènement de Jésus Christ ; c'est un principe spontané et constant d'exégèse.
(3) Cette littérature, plus pauvre que celle du N.T., représente, néanmoins, toute l'audace et le risque d'une prise de parole d'hommes qui ont conscience de ne plus être des Apôtres, et qui, sous la brûlure de l'Esprit, ne peuvent contenir le feu de la Parole.

b) Le discours apologétique

Il consiste en une défence et illustration (mise en lumière) de la foi chrétienne
- d'une part, vis à vis des juifs et des païens,
- d'autre part, contre les adversaires de l'intérieur de l’Eglise : les "hérétiques" (aireô=je choisis).

1- Le discours aux juifs :
Justin (+165), en est le principal représentant avec son Dialogue avec Tryphon. L'enjeu est le juste rapport à l'Ecriture. La lecture chrétienne voit en Jésus Christ, le Messie prédit, clé de l'intelligence de l'Ecriture, là où la lecture juive n'y voit qu'une attente non encore réalisée. Justin est le premier témoin d'une argumentation scripturaire organisée sur le rapport des deux Testaments.

Quelques textes significatifs :

Sur la naissance virginale du Messie, Dial 43.63-64.66-68.77-78.84-88 (Is 7,10-17)
Sur la prédiction de la croix, Dial 89-102 (en particulier l'exégèse du Ps 21, Dial 98-106)
Sur Josué figure du Christ, Dial 113
Sur le véritable Israël (l'Eglise des chrétiens), Dial 135
L'un des plus beaux textes, à lire cursivement : Dial 84-90.

2- Le discours aux païens :

Une urgence l'impose. Les chrétiens sont accusés d'adorer une tête d'âne, de pratiquer l'inceste et le meurtre rituel d’enfants ; autrement dit ce sont des "a-thées". Pourtant, ni juifs, ni païens, les chrétiens, selon Aristide d'Athènes, sont d'une "troisième race" (triton genos; cf. "Supplique au sujet des chrétiens"). Justin s'adresse à l'Empereur et aux sénateurs romains, et présente une Apologie de la foi chrétienne, au nom de la raison : il est déraisonnable de persécuter les chrétiens. Il développe la doctrine des "semences du Verbe", présentes dans tous les peuples. Il tient que les philosophes grecs ont fait des emprunts aux prophètes qui leur sont antérieurs :

"On nous appelle athées : certes, nous reconnaissons être les athées de prétendus dieux de ce genre, mais non pas du Dieu de vérité, Père de la justice, de la Sagesse, de toutes les vertus, sans nul mélange de mal" (I Apol.VI,1).

Autres apologistes :

- Quadratus et Aristide d'Athènes (Apologie à Hadrien).

- Tatien, le disciple de Justin (Discours aux grecs).

- Athénagore d'Athènes qui enverra à Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, sa "Supplique au sujet des chrétiens".

- Théophile d'Antioche qui écrivit trois Livres à son ami païen, Autolycus. C'est là que pour la première fois, un écrit du N.T. - le Prologue de l'Ev. de Jean - est cité comme "Ecriture" (cf. Autol. II,22).

- L'auteur de l'"A Diognète": une apologie du christianisme, datant de la fin du IIème s. ou du IIIème s.(?).

La riposte des païens

Elle est représentée essentiellement par Celse (vers 178), et son célèbre "Discours véritable". Ce "Discours" redoutable ne sera réfuté que 80 ans plus tard par le plus habilité à le faire, Origène ("Contre Celse"). Pour Celse, les chrétiens sont "un ramassis de gens incultes", "perdus de moeurs", "des charlatans et des imposteurs". Pourtant, son argumentation reste très fine, dans l'ensemble. Il critique l'histoire biblique, la résurrection du Christ et "les absurdités racontées par les apôtres". Il souligne la supériorité des idées religieuses et philosophiques des grecs. Il soulève le problème politique d'une désaffection du culte impérial. C'est par Origène que nous connaissons le texte de Celse.

c) Le discours contre les hérétiques

C'est un discours contre les "dissidents" de l'intérieur de l'Eglise (judaïsants, gnostiques). Le gnosticisme doit, à ce titre, être reconnu comme "la première hérésie chrétienne"; elle se développe, en effet, en dehors de toute règle de foi. S'ouvre alors un conflit autour de l'identité chrétienne ; sur quels critères la situer ?

Des ouvrages perdus de Justin y ont répondu : un "Livre contre toutes les hérésies" et un "Contre Marcion". Hégésippe, lui aussi, qu'Eusèbe tient pour un défenseur de la Tradition apostolique, et dont Irénée emboîtera le pas.

Irénéede Lyon: Sa "Démonstration de la prédication apostolique", résume fort bien , pour une catéchèse, les points essentiels de la foi des apôtres à partir de l'Ecriture. Mais c'est surtout dans son ouvrage en cinq Livres "Dénonciation et réfutation de la Gnose au nom menteur" (Aduersus Haereses), que l'évêque de Lyon combattra l'hérésie et sauvera la foi du péril qui la menaçait. En voici le plan :

Livre I = Irénée fait connaître ce qu'il combat ("C'est les avoir déjà vaincus - les gnostiques - que de les avoir fait connaître" (A.H.I,31,3).

Livre II = Réfutation par la raison de la pseudo-gnose, en montrant les contradictions internes et mutuelles.

Livres II-IV-V = Réfutation par les Ecritures, en manifestant l'accord des paroles des prophètes avec celles du Seigneur et des Apôtres, accord de l'A. et du N.T.

Ce long parcours dans les Ecritures, amène Irénée à discerner les harmonies du dessein de Dieu, de sa "dispensation" (oikonomia) qui annonce et accomplit le salut des hommes en Jésus Christ. Apportant toute nouveauté avec sa venue, le Christ "récapitule" dans le raccorci de son existence, toute l'histoire de l'humanité, de ses origines à sa fin; la résumant, il l'assume, la libère et l'achève, pour la mener à son accomplissement et associer l'homme à Dieu dans une communion de volonté. Irénée fait accomplir au "discours chrétien", un pas de géant. Il peut être considéré, selon le mot d'Altaner, "le père de la dogmatique" (Précis de Patr. p.209).

Un résumé de l'essentiel de la gnose hérétique est donné dans l'article synthétique d'Ysabel de Andia: "La gnose au nom menteur: séduction et division" (Communio T.XXIV,2/1999). Les trois "tentations" de la gnose sont bien marquées : (1) Contre l'Esprit (Simon le Mage); (2) Contre la chair (Ptolémée, "la fleur de l'école de Valentin" dont la doctrine est résumée en A.H. I,11,1); (3) Contre l'A.T. (Marcion, disciple de Cerdon). La gnose hérétique est la perte de l’unité : unité de Dieu, unité du Christ, unité de l'Esprit, unité des deux Testaments, unité de l'homme, unité de l'Eglise. La gnose est principe de dualité, blasphème contre la Trinité, car le principe de l'unité c'est la Trinité.

Quelques textes significatifs sur le rapport à l’Ecriture :

(a) A propos du système de Valentin, vulgarisé par Ptolémée : voir A.H. I,1,1-2,6; 4,1-7,5.

(b) A propos des exégèses gnostiques dénoncées par Irénée : voir A.H. I,3,1-3,6; 8,1-9,5.

(c) A propos de la véritable gnose chrétienne : voir A.H. II,26,1 et I,10,3

(d) Sur l'exégèse irénéenne pratiquée dans l’Eglise : voir A.H. III,19,1-23,7 (Jésus, Fils de Dieu incarné dans le sein de la Vierge); IV,1,1-2,7 (un seul Dieu auteur des deux Testaments; 9,1-12,3 (la Loi et l'Evangile); 20,12-22,2 (Figures et réalités); 26,1: une lecture ecclésiale des Ecritures.

Clément d'Alexandrie (+vers 215): on pourrait croire qu'avec Clément d'Alexandrie la gnose va retrouver droit de cité, puisque certains (Lebreton, Camelot) jugent que sa gnose et son gnostique trahissent l'influence de la gnose hétérodoxe et représentent une absorption du christianisme dans un intellectualisme typiquement hellénistique (cf. Louis Bouyer, "Gnosis, la connaissance de Dieu dans l'Ecriture", Cerf 1988, p.163). Il n'en est rien.

Clément est arrivé au christianisme par la philosophie. Cette dernière est pour lui une propédeutique à la gnose véritable. Mais la seule aide qui puisse positivement guider vers la compréhension authentique de la Parole divine est "le canon ecclésiastique", c.à d. la Tradition reçue des Apôtres et gardée dans la seule Eglise catholique. Seuls, affirme Clément, ceux qui se prêtent à la discipline ascétique et éthique de l'Eglise, peuvent espérer ce passage d'une foi simplement confessée de bouche à la gnose qui s'empare de notre être tout entier.

Clément exhorte les grecs païens au passage de l'adoration des idoles à la foi dans le Logos qui est le Christ : c'est l'objet du Protreptikos ou Exhortation aux hellènes:

"...Comme la chair vivante a plus de prix qu'une colonne (de nuées), qu'un buisson (Ex 3,14), ce sont après cela les prophètes qui se font entendre, et c'est le Seigneur qui parle par Isaïe, par Elie, par la bouche des prophètes. Toi, cependant, tu ne crois pas les prophètes, tu prends pour une fable et ces hommes et ce feu: alors c'est le Seigneur en personne qui te parlera, 'Lui qui, étant dans la condition de Dieu, n'a retenu comme une prérogative inaliénable son égalité avec Dieu, mais s'est anéanti lui-même' (Ph 2,6-7), ce Dieu compatissant, dans son ardent désir de sauver l'homme; c'est lui-même, le Logos, qui te parle maintenant en toute clarté, faisant rougir ton incrédulité, oui, je dis bien, le Logos de Dieu devenu homme, afin que d'un homme, tu apprennes de quelle manière enfin l'homme est devenu Dieu" (Protrept.8,4).

Ainsi, la "déification", au sens spirituel chrétien, se fait par la Parole de Dieu qui s'est faite homme pour que l'homme pût devenir Dieu
Le "Pédagogue", développera ce qui convient au comportement chrétien ; c'est une sorte de uademecum du chrétien, de traité d'éthique pratique, conforme à l'être "déifié" du chrétien. Mais la gnose se développe sur la seule base de la foi, de l'espérance et de la charité. Elle ne doit être recherchée que pour l'essor de la charité. Elle vise, au-delà des réalités intelligibles - objet de la philosophie -, à atteindre aux réalités spirituelles. La gnose se reçoit du Christ lorsque, nous mettant à l'école de l'Eglise, nous l'écoutons lui-même commenter les Ecritures:

"Dieu est amour (1 Jn 4,8). Il n'est donc finalement connaissable (gnôstos) que de celui qui l'aime...Il nous faut entrer dans son intimité par la divine agapè pour connaître le semblable par le semblable" (Strom.V,1,12).

"L'apathéia n'est pas une 'insensibilité' mais la maîtrise accomplie des passions par la charité c.à d.par l'amour divin" (Strom.VI,9,71).
Il faudrait citer ici les §§60 à 168 de Strom. VI où se trouve camper un "portrait du gnostique chrétien" - SC 446, pp.183-399. Un résumé en est fait au début du Strom.VII:

"Seul est réellement pieux le gnôsticos; ainsi les philosophes, en apprenant ce qu'est le chrétien véritable, réprouveront-ils leur propre ignorance, eux qui persécutent imprudemment et à la légère le Nom (de chrétein) et qui traitent sans raison d'athées ceux qui connaissent le vrai Dieu. Il convient, à mon avis, d'user avec les philosophes d'arguments assez clairs pour qu'ils puissent comprendre, grâce à l'entraînement déjà reçu de leur prpre culture, même s'ils ne se sont pas encore montrés dignes d'avoir part à la faculté de croire. Quant aux paroles prophétiques, nous n'en ferons pas mention pour le moment, réservant pour plus tard, aux lieux appropriés, l'emploi des Ecritures" (Strom. VII,I,1).

En finale du septième Stromate, Clément fait une présentation synthétique de l'histoire des "sectes" auxquelles il oppose ce qu'est l’Eglise :
"Ceux...qui s'adonnent aux discours impies tout en les inculquant à d'autres, et qui usent des paroles divines non pas bien, mais en commettant des fautes" (cf. Platon, Lois X,891), ceux-là n'entreront pas eux-mêmes dans le royaume des cieux, et ne laissent pas non plus ceux qu'ils ont trompés trouver la vérité. Sans avoir eux-mêmes la clé, mais une fausse clé et comme on dit une clé de crocheteur, qui ne leur permet pas d'ouvrir la porte principale - tandis que nous, nous entrons par la tradition du Seigneur - mais d'ouvrir par effraction une porte de côté et de percer en cachette le mur de l'Eglise, ils transgressent la vérité, et se font initiateurs aux mystères pour l'âme des impies. Qu'ils aient en effet formé leurs réunions humaines postérieusement à l'Eglise catholique katholikè ekklèsia, il ne faut pas de longs discours pour le dire...

De ce qui précède, il résulte clairement, à mon avis, que la véritable Eglise, réellement antique, est une, celle où sont inscrits ceux qui sont justes selon le dessein (divin). Puisque Dieu est un, et un le Seigneur, pour cette raison ce qui est eminemment précieux mérite louange pour son unité, comme imitation du principe un. Dans son existence donc et dans son concept, dans son principe et dans sa prééminence, nous disons qu'unique est l'antique et catholique Eglise, dans l'unité d'une foi une, la foi conforme aux testaments qui lui sont propres, ou plutôt au testament unique en des temps différents, l'Eglise qui, par la volonté du Dieu un et par l'intermédiaire de l'unique Seigneur, réunit ceux qui ont déjà leur place assignée" (cf. Rm 8,28; Eph 1,4-5).

En conclusion, disons avec Clément, que la gnose hérétique se caractérise par un principe de dualité, de dicothomie, de division, dyade qui ne parvient jamais à la triade parce qu'elle ignore la monade (le Dieu Un). Par contre, la gnose chrétienne trouve son principe d'unité dans l'Eglise à partir de la Trinité.


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