L’imaginal
chevaleresque
dans
l’Ordre écossais
La résurgence de
« l’imaginaire » chevaleresque au sein de l’Ordre
écossais – où cet
imaginaire est venu se fondre très tôt au XVIIIè siècle avec les
sources
opératives (ou corporatives) et religieuses de la franc-maçonnerie,
couronnant
ainsi la symbolique rituélique et lui donnant sa noblesse spirituelle –
a été
en vérité une très longue et bien mystérieuse histoire.
Mais
avant que de l’aborder dans ses prémisses cette histoire, sous sa
double forme
historique et mythique, il convient, je pense, de bien préciser la
nature du
mot « imaginaire ». En effet, ce nom d’origine
récente (1873) renvoie
explicitement et exclusivement à « une œuvre de
l’imagination »,
œuvre artistique par excellence, comme le soulignait Malraux dans
« La
tête d’obsidienne », où il l’associait dans l’esprit de
l’homme au terme
de musée vivant…
Il me semble que le mot
« imaginal », de création encore plus récente puisque
nous le devons
à notre Frère Henri Corbin, serait infiniment plus juste pour désigner
ce
passage de l’esprit de la Chevalerie dans la franc-maçonnerie
écossaise.
« Imaginal » implique en effet une exaltation
philosophique de
« l’image » ouvrant la porte de la connaissance des
symboles et
archétypes. « L’imagination créatrice des Arabes, soulignait à
ce propos
Henri Corbin, est la faculté centrale de l’âme conduisant à la réalité
de
l’être, elle est une authentique voie de connaissance unissant le
sensible et
l’intelligible, selon la tradition pythagoricienne ».
La
vision
« imaginale » de la Chevalerie nous ramène ainsi à la
vérité profonde
du mythe et de la quête initiatique qui s’inscrit en elle
Ce concept
rejoint d’ailleurs celui
de « l’imaginatio vera » dont parlait déjà Paracelse.
N’est-ce pas en
effet la vision transmuée ou mieux encore
« transmutée » en esprit,
des vertus de la Chevalerie que la franc-maçonnerie écossaise – qu’il
s’agisse
d’ailleurs du Rite Rectifié ou du R.E.A.A. – a voulu conserver comme en
précieux dépôt pour ses initiés ? …
Mais pourquoi cette
« résurgence » voulue par nos ancêtres qui établirent
les rituels au
XVIIIè siècle ? Comment s’est-elle opérée ? Quelles
en étaient les
sources, les origines ? Comment et par qui s’est-elle
transmise au fil des
siècles ?…Et enfin quels en sont les objectifs, la
finalité ? …
A
toutes ces questions nous allons
tenter de répondre en étudiant tout d’abord les origines de cette
résurgence
chevaleresque, origines historiques mais aussi mythiques avec l’apport
du Graal
ainsi que la très curieuse symbiose qui s’est opérée en Terre Sainte au
temps
des Croisades entre chevaliers d’Orient et chevaliers d’Occident.
Nous verrons ensuite
comment, par quel cheminement, par quels transmetteurs, l’infusion de
l’idéal
de la Chevalerie s’est opérée au XVIIIè siècle dans les hauts grades
écossais.
Enfin nous donnerons un
aperçu de ces survivances chevaleresques telles qu’elles s’inscrivent
dans
notre Rite, du 1er au 33è degré, et telles
qu’elles concourent ainsi
à un but ultime : faire du franc-maçon un véritable, un
authentique
Chevalier de l’Esprit.
D’étonnantes concordances
Lorsqu’on tente de
définir le contenu de cet imaginaire, ou plutôt de cet
« imaginal »
chevaleresque, une première question se pose : de quelle
Chevalerie
s’agit-il ? D’emblée on peut éliminer la Chevalerie féodale,
brutale et
guerrière, issue de la Chevalerie germanique dont Tacite a évoqué si
bien la
nature. Héritière de ces rudes conquérants des terres boréennes pour
qui le
paradis était un « tournoi sans fin où les héros goûtaient le
plaisir de
se tuer chaque jour pour renaître et se tuer encore », cette
chevalerie-là, celle qui inventa la féodalité, était par trop restée
« barbare » avant que l’Eglise ne lui inventât son
code, selon
« l’Ordo romanus ». On peut également exclure la
Chevalerie des Cours
d’Amour, uniquement tournée vers l’amour courtois et le culte de la
Dame et qui
relève, elle, de l’utopie poétique.
Reste donc la nouvelle
chevalerie, née à partir du X è siècle, obéissant aux dix commandements
du Code
édicté par l’Eglise et dont Jean-Baptiste de Sainte-Palaye pouvait dire
que ses
lois « auraient pu être adoptées par les plus sages
législateurs et par
les plus vertueux philosophes de toutes les nations et de tous les
temps », celle qui unissait, somme toute, les idéaux de Solon
et de
Platon.
Aux termes de ce Code
donnant à la Chevalerie son « armure spirituelle »,
complété par le
Pontifical Romain de Guillaume Roland et surtout par l’Ordène imposé
par
l’Eglise dès le XIII è siècle, c’est un véritable rituel initiatique
qui
s’instaure. Avec d’abord une sorte de baptême, de purification par
immersion du
nouveau chevalier revêtu ensuite de la même robe blanche que les
catéchumènes.
Puis, après la veillée d’armes qui s’apparente étroitement au passage
du
profane dans le cabinet de réflexion, le futur chevalier est soumis à
tout un
cérémonial complexe qui n’est pas sans rapports étroits avec celui de
notre
propre initiation. A commencer par la question :
« Quel est votre
dessein en entrant dans l’Ordre » ? …
Dans le rituel de
l’Ordre du Saint-Sépulcre on imposait
ainsi aux frères des chapitres de « garder le silence le plus
absolu » sur ce qu’ils avaient vécu et compris, comme plus
tard d’ailleurs
dans l’Ordre du Saint-Esprit. Dans l’Ordre de Saint-Michel, plus
tardif, on
retrouve exactement les termes du serment d’apprenti franc-maçon
s’engageant à
respecter les statuts et règlements de l’Ordre ainsi qu’à
« obéir en
toutes choses raisonnables touchant et regardant le devoir et affaires
d’icelui
Ordre ». Le Pontifical de Guillaume Roland exhorte déjà le
chevalier
« à dépouiller le vieil homme avec ses manières
d’agir » et à
revêtir « l’homme nouveau ». Dans le rituel
de l’Ordre du Bain
(1399) la purification par les quatre éléments est également
présente :
l’eau avec le bain rituel, la terre, concrétisée par le jeûne et la
veillée
d’armes solitaire, l’air avec les musiciens et chanteurs faisant
« grand
bruit » dans la chambre où était enfermé le novice et le feu
symbolisé par
un « cierge ardent » allumé devant lui durant toute
la cérémonie
ainsi que par l’habit rouge, symbole du sang et du sacrifice, qu’il
revêtait.
Et la ceinture blanche qu’il ceignait en signe de pureté n’est pas,
bien sûr,
sans rappeler le tablier et les gants blancs de nos propres cérémonies…
Mais bien d’autres
éléments ajoutent encore à ces concordances. Ainsi, la principale
qualité d’un
futur chevalier est celle « d’homme libre » qui
choisit librement
d’être chevalier, tandis que les autres chevaliers sont libres, eux
aussi, de
l’accepter ou de le refuser. Autre ressemblance étonnante : le
plus humble
des chevaliers, fut-il un « vilain », est dans son
Ordre l’égal d’un
roi, affirmation par là même du Droit, égal pour tous, contre la Force.
La
notion de devoir : obéir à la seule voix du
Devoir » (3è point
du Code de chevalerie) est omniprésente, de même qu’il est dit
expressément
qu’ on doit aimer le pays où l’on est né (4 è point du Code).
Le 10 è
commandement pourrait même être celui du Kadosch :
« combattre tout
mal, défendre tout bien »
Et tout chevalier, comme
tout maçon, a un « parrain » qui se porte garant de
lui…
L’Ordène précise par
ailleurs que l’adoubement doit se faire par trois coups donnés sur
l’épaule et
la nuque du plat de l’épée car c’est par ce contact avec l’épée que
l’on
devient vraiment chevalier. Le novice est alors, comme le franc-maçon,
en
attente de devenir « homme nouveau ».
Ce qu’a vécu le
chevalier au Moyen Age est donc réellement une cérémonie rituelle, une
cérémonie initiatique qui le fait entrer dans un Ordre
spécifique et fait
de lui un serviteur de cet Ordre, ad vitam et in aeternum. Ce qui a pu
faire
dire à l’historien de la Chevalerie Philarète Chasles qu’il y avait
« une
grande ressemblance entre l’office de chevalier et celui de
prêtre »…
C’est là que réside en
vérité le vrai « secret de la Chevalerie » dont
parlait Victor-Emile
Michelet, ce « secret » qui explique pourquoi un roi
de France aussi
puissant et « sachant » que François1er,
le roi à la
salamandre, avait demandé à Bayard, son fidèle compagnon, le privilège
d’être
armé par lui chevalier…
Ce
secret touche aussi bien sûr aux origines
mythiques, à tout le cycle de la Table
Ronde, la légende d’Arthur, la quête de Galaad, de Lancelot, de
Perceval, à ce
mystérieux Graal recueilli par ce non moins mystérieux Joseph
d’Arimathie, ce
Graal qui renvoie à la sainte communion au pain et au vin et à
l’énigmatique
Melkitsedeq, le roi-prêtre sans commencement de jour ni fin de vie, qui
permit
à Abram de devenir Abraham et dont Jésus lui-même, selon Saint Paul, ne
fit
qu’hériter du sacerdoce… Prêtre pour l’éternité selon l’Ordre de
Melkitsedeq !
Qui renvoie aussi à la
Rose, venue de Chiraz, cette fleur nouvelle de l’Orient qui, durant
tout le
Moyen Age, se mit à illuminer en couleurs de feu les façades de nos
cathédrales.
Cette Rose précisément
qui pourrait si bien définir la symbiose opérée en Terre Sainte entre
deux
chevaleries spécifiques : celle d’Orient et celle d’Occident.
L’apport
de la Chevalerie d’Orient
On connaît mal encore
tout ce que notre Chevalerie doit à la Chevalerie d’Orient qui précéda
largement la nôtre – déjà Cyrus le Grand fut un véritable roi-chevalier
comme
nous le montrent les « Gâthas » ! – et il
fallut les
remarquables travaux de notre Frère Henry Corbin pour mettre en relief
cet
héritage après d’autres historiens tels Aymard, Paul Arfeuilles ou Paul
Roussel. Des épopées comme « Le chevalier à la peau de
tigre » de
Roustavali ou le « Récit du Graal » du poète persan
Sohrawardi, ont
été utilement comparés ainsi aux récits mythiques de Chrétien de Troyes
et
Wolfram von Eschenbach par Henri Corbin qui parle ouvertement à leur
propos
d’une « chevalerie spirituelle ésotérique »
transcendant les religions
et qui souligne le même esprit eschatologique qui animait les unes et
les
autres. Henri Corbin parlait ainsi d’une
« imagination » - au sens
« d’idées-images » - qui leur était
commune : vision identique
inspirée probablement de l’hermétisme et de la conception dionysiaque
des
Grecs.
La Chevalerie d’Orient
en tout cas avait bien pour but d’établir la cité terrestre sur le
modèle de la
cité céleste, comme aujourd’hui le Chevalier Rose+Croix et le Chevalier
Kadosch, se conformant en cela totalement à l’idéal johannique…
On retrouve d’ailleurs
aujourd’hui dans la Cène mystique du Rite Ecossais l’enseignement
alchimique
des Arabes initiés, comme l’a très bien démontré Sahir Erman, Souverain
Grand
commandeur du Suprême Conseil pour la Turquie. Pour réaliser le
« zât », la pierre philosophale, il faut ainsi réunir
le soufre,
« kibrit », (équivalent de noblesse), le sel,
« milh »
(avoir de la bonté, de la connaissance) et le
mercure, « zibak »
( ce qui signifie aussi « ouvrir la serrure »…). A un
autre des hauts
grades du Rite Ecossais, il est enseigné, plus encore explicitement
qu’au 2è
degré, la vertu capitale du travail. Or, ce sont bien les Templiers,
nous
précise Erman, qui sont la cause de cette conception du travail par le
Rite
Ecossais, insistant à ce propos sur les contacts des Templiers avec les
Druses
qui croient aux sept imans et affirment aussi que « l’Univers
est la
maison d’Allah » et qu’il n’est donc nul besoin de temple pour
prier.
« L’Enelhak »
des initiés chiites (« Dieu est en moi ») est l’exact
équivalent de
l’Emmanuel » des Chevaliers Rose-Croix. Il serait intéressant
également de
comparer le symbolisme des couleurs noire et blanche utilisées en
franc-maçonnerie avec celui des mêmes couleurs utilisées aujourd’hui
encore par
les Derviches tourneurs ou de rapprocher notre pavé mosaïque avec le
tapis
tissé en noir et blanc qui recouvre le sol de la pièce où se réunissent
les
soufis. Comme le Maître accompli, le soufi qui a achevé ses voyages est
revenu
au point central du cercle et il a « atteint Dieu »’.
Aux côtés de l’islam
chiite, il ne faut pas négliger l’influence concomitante, dirai-je, des
Eglises
copte et arménienne et du nestorianisme, que notre regretté Frère Jean
Tourniac
avait mis en évidence. Le nestorianisme fleurissait au pays Tangout et
l’Arménie, on le sait, fut un lieu saint d’osmose au Moyen Age entre
l’Occident
et l’Orient.
Visitant, il y a quelques
années, les églises à l’abandon de l’Arménie historique, à l’extrême
est de la
Turquie, j’ai été surpris de voir à quel point leur plan en rotonde ou
en
octogone avait dû influer sur la construction des églises templières.
Ce qui
n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait que le patriarche latin de
Jérusalem,
Garimont – en réalité Gormont de Picquigny – qui alliait en lui
sacerdoce et
chevalerie et était en liaison étroite avec les guildes de maçons
arméniens,
fut l’un de ceux qui contribua le plus à l’union des Croisés d’Occident
aux
Chevaliers d’Orient.
A cette osmose
Orient-Occident, tous les grands Ordres chevaleresques participèrent.
Aussi
bien l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean – qui deviendra plus tard
l’Ordre
de Malte – que celui du Saint-Sépulcre, aussi bien l’Ordre de
Sainte-Marie des
Teutoniques que celui de Saint-Lazare de Jérusalem et, bien sûr,
l’Ordre de la
Milice du Christ, plus connu sous le nom d’Ordre du Temple.
L’influence des grands Ordres
chevaleresques
Les Hospitaliers de
Saint-Jean et les maçons écossais ont en commun la même vénération pour
l’Evangéliste et le Baptiste qu’ils unissent tous deux sous le même
vocable.
Ils furent aussi, ne l’oublions pas, les successeurs des Templiers et,
à ce
titre, protecteurs, à partir du XIVè siècle, des maçons opératifs qui
vivaient,
notamment à Paris, dans les enclos du Temple où l’on était libre ou
« franc », à l’abri de toute autorité, royale ou
ecclésiastique. Dans
cet espace réservé, 4 à 5.000 francs-nobles ou francs-bourgeois
vécurent ainsi
jusqu’à la Révolution. Au milieu de l’enclos
se
dressait la fontaine du Vert-bois qui n’est autre que celle de Jouvence
qui
donne son eau aux alchimistes.
Le rapprochement avec
l’Ordre de Saint-Lazare, pourrait, lui, se révéler encore plus
convaincant. En
effet l’Ordre de Saint-Lazare, dont la mission était de soigner les
lépreux, a
cette singularité d’avoir des origines non
chrétiennes. Il aurait même été fondé, si l’on en
croit l’Armorial
manuscrit de l’Ordre de 1775, par Jean Horcan ou Hircan, descendant de
la race
des Macchabées. Une inscription, datant de 1151 et relevée à Jérusalem,
confirme cette hypothèse puisqu’elle fait allusion à Jean Hircan,
prince des
Juifs, qui aurait créé l’hôpital des lépreux « avec l’argent
qu’il avait
retiré du tombeau de David ».
En tout cas, l’Ordre,
très proche des Arméniens et des Coptes, faisait officiellement partie
de
l’Eglise d’Orient. Au XVIIIè siècle, il se répand dans les terres
slaves, en
Russie notamment où ses dirigeants sont presque tous maçons. De même en
suède.
En France, Ramsay et plus tard Joseph de Maistre en firent partie.
L’Ordre de
Saint-Lazare entretint toujours par ailleurs, c’est avéré, des liens
privilégiés avec l’Ordre du Temple.
Son saint patron n’est
ni le Baptiste, ni l’Evangéliste mais Jean l’Elémosynaire (qui a donné
son nom
à notre Frère Hospitalier), évêque d’Alexandrie au début du VIIè siècle
et
précurseur du bon Saint François d’Assise.
Or, ce saint évêque est
originaire de Chypre, sorte de lieu mythique soumis aux influences
vénusiennes
et aux courants telluriques, l’île où Aphrodite surgit des flots, l’île
de la
couleur verte, l’île des bétyles, où habitèrent Raymond Lulle
l’alchimiste,
Richard Cœur de Lion, l’ami du Temple, qui y avait installé son fief
central et
où deux femmes trônèrent : Mélusine (des Lusignan) et Aliénor,
la Dame des
Cours d’amour ! A Chypre où l’on trouve à la fois – comme
c’est
curieux ! – des Nestoriens, des Arméniens et des Coptes…
Les Chanoines du
Saint-Sépulcre ne manquent pas non plus d’intérêt pour nous car toute
une
tradition, rapportée par Le Forestier, veut que ceux-ci aient été
dépositaires
des connaissances secrètes des Esséniens. L’Ordre du Temple aurait
ainsi été
créé à l’instigation de ces chanoines qui auraient vu dans cette
nouvelle
milice de moines-soldats l’un des instruments de leur politique.
Certains font
même de ces Chanoines des Rose-Croix installés à Jérusalem ! …
De même l’Ordre des
Teutoniques, que domine l’étrange figure de Frédéric II de Hohenstaufen
(qui
pourrait être, mieux que Frédéric II de Prusse, le Frédéric de
référence des
Grandes constitutions du R.E.A.A. de 1786)
n’est pas sans nous rappeler que nous lui avons
emprunté pour notre Rite
la croix potencée et ornée d’argent.
La personne du
Hohenstaufen, chef du Saint-Empire, est probablement l’une des clefs de
l’Ecossisme, celle qui lui donne sa « spécificité
combattante » et
aussi sa finalité. L’Ordre des Teutoniques – que l’on connaît davantage
par la
caricature qu’en a donnée le génial cinéaste soviétique S.M. Eisenstein
dans
« Alexandre Newski » que par sa vérité historique et
idéologique – a
été dirigée précisément, à l’époque de sa gloire naissante, par le
premier
ministre de Frédéric : Herman de Salza. Il n’a cessé de se
référer à une
notion qui était au cœur du combat et des préoccupations de
Frédéric : le
Saint-Empire, notion née de l’alliance de Constantin avec le
christianisme
naissant. Or l’on sait que Dante, l’initié, fut un ardent défenseur de
cet
idéal de monarchie universelle dirigée par un souverain Juge s’appuyant
sur la
Justice et l’Equité. Dante ne faisait d’ailleurs que reprendre le thème
arthurien, chevaleresque par excellence, de la quête du Graal, thème
mythique
et même cosmique, où le roi Arthur représente le soleil et les douze
chevaliers
les douze signes du Zodiaque et thème qui ne cesse de se trouver en
filigrane
tout au long des divers grades du Rite Ecossais.
Les Teutoniques
n’auraient-ils pas joué alors un rôle plus important qu’on ne le pense
dans la
transmission initiatique de cette « queste » du Graal
à
l’Ecossisme ? Il est quand même troublant que la croix retenue
comme
symbole des plus hauts grades de notre Rite soit la croix de Jérusalem,
celle
de l’Ordre Teutonique et non la croix du Temple !
Templiers des tombes qui parlent…
Il reste maintenant
précisément à étudier quel fut le rôle exact de l’Ordre du Temple dans
la
tradition chevaleresque du R.E.A.A. Ce rôle, tant controversé, apparaît
de plus
en plus complexe au chercheur au fur et à mesure qu’il avance dans ses
travaux
et ses réflexions. Il serait simple, bien sûr, de l’affirmer, sans plus
de
preuves, comme si la chose allait de soi et qu’il ne saurait en être
autrement,
étant donné les liens étroits qu’entretenaient les Templiers et les
maçons
opératifs, en Europe comme en Terre Sainte. Notre Frère Richard Dupuy
ne s’en
est pas privé… Ou, tout au contraire de les nier, au nom de la pureté
primitive
du Rite, qui fut falsifié, dévoyé – ne craignons pas de le
dire ! – au
XIXè siècle par des maçons à qui la haine de l’Eglise avait fait
introduire
dans les rituels du 30è degré la fameuse interpolation d’une scène où
l’impétrant devait fouler aux pieds la couronne royale et la tiare
papale … en
souvenir de Jacques de Molay !
Double absurdité pour
l’art à la fois royal et sacerdotal qu’est la franc-maçonnerie
écossaise dans
son essence ! Car, ce que l’on faisait piétiner alors, ce
n’était point
seulement la couronne de Philippe le Bel ou la tiare du pape Clément V,
mais
bien la couronne et la tiare en tant que symboles du pouvoir royal et
sacerdotal ! On a donc très légitimement épuré
aujourd’hui cette
interpolation d’une pseudo vengeance templière… mais en même temps,
peut-être,
oubliait-on ce que le Rite devait au templarisme.
Or, la thèse d’une
certaine filiation templière dans la Maçonnerie écossaise et par le
biais de
l’Ecosse elle-même, vient de recevoir aujourd’hui un singulier renfort
au terme
d’une enquête passionnante menée par deux journalistes britanniques
membres de
la Grande Loge Unie d’Angleterre : Michaël Baigent et Richard
Leigh.
Baigent et Leigh
effectuèrent ainsi de nombreuses recherches en Ecosse, sur la rive du
Loch Awe
à Kilmartin et sur le Loch Sween où ils s’attardèrent dans la petite
chapelle
de Kilmory. Ils ont exploré ainsi au total pas moins de seize
cimetières dont
les tombes s’échelonnent dans le temps de l’An 1300 jusqu’au XVIIIè
siècle. Or
ces tombes oubliées sont en tous points identiques à celles que l’on
sait
pouvoir attribuer en toute certitude aux Templiers, en France, en
Espagne, en
Angleterre et au Proche-Orient. Toujours anonymes, le plus souvent
ornées d’un
simple glaive qui comme on le sait – et Raymond Lulle l’a confirmé –
était
censé alors figurer la croix, nombre de ces tombes portent des symboles
maçonniques indiscutables, à côté d’autres motifs ornementaux ou
d’emblèmes de
familles et de clans. A Kilmartin, les deux chercheurs dénombrèrent
ainsi pas
moins de 80 tombes portant ces symboles.
Kilmory leur réserva une
autre surprise : la chapelle était ornée d’une croix
antérieure au XIVè
siècle, en tous points semblable à celle que connaissaient les églises
du
Temple, soit au-dessus de leur porche, soit dressée séparément à
l’extérieur.
Et, à l’intérieur même de l’église, sur une dalle funéraire datant du
XIVè
siècle, ils découvrirent une silhouette armée avec la croix templière
au-dessus
de laquelle avait été gravée une équerre maçonnique !
La (re)découverte de ces
tombes templières… et maçonniques, qu’il faudrait rapprocher des autres
sépultures de Templiers retrouvées au cours des fouilles dans
le château
d’Athlit par exemple en Terre Sainte où l’on mit au jour il y
a quelques
décennies une centaine de tombes datant des XIIè et XIIIè siècles où
étaient
gravés sur certaines des équerres, des fils à plomb ou des maillets
ainsi que
des têtes de mort… et une ancre de marine, nous paraît en tout cas
éminemment
instructive. Elle apporte les indices matériels qui manquaient
jusqu’alors pour
conforter la thèse d’une symbiose étroite entre Templiers et maçons
opératifs.
Mais le plus intéressant
est que ces tombes – que nous avons à notre tour patiemment explorées
il y a
quelques années avec un groupe de Frères, ce qui nous permet de
corroborer
pleinement les recherches de Baigent et Leigh – sont postérieures à la
disparition de l’Ordre du Temple, effective en France en 1307 et
officialisée
par Rome en 1312. Elle permet donc de fortifier l’opinion de nombreux
historiens selon lesquels les mystérieux chevaliers qui aidèrent le roi
Bruce
d’Ecosse dans la bataille livrée aux Anglais en 1314 à Bannockburn, le
jour de
la Saint-Jean (mais oui !.. .) n’étaient autres que
des Templiers
réfugiés en terre écossaise. On sait en effet que la brutale
intervention d’une
réserve de chevaliers - qui manifestement inspirèrent la terreur aux
fantassins
anglais -décida ce jour-là de la victoire.
Quoiqu’il en soit, la
présence de ces tombes, curieusement « oubliées »,
dans le comté
d’Argyll, atteste deux choses. D’une part qu’il y eut, après
la date
fatidique de 1307 des Templiers qui vécurent et moururent dans les
terres
d’Ecosse. D’autre part que des initiés maçons avaient vécu là, eux
aussi, et
que, parfois, les uns et les autres ne faisaient qu’un !
On sait d’ailleurs
aujourd’hui qu’à la suite de la bataille de Bannockburn le roi Bruce
réalisa la
fusion de l’Ordre de Saint-Jean d’Ecosse avec l’Ordre du Temple qui
là-bas
n’avait toujours pas été inquiété jusqu’à l’acte de dissolution papal.
Le
nouvel Ordre prit le nom d’Ordre du Temple et de Saint-Jean.
Le fait est rapporté par
le lieutenant-colonel Gayre of Gayre and Nigg dans son ouvrage
« Le
Crépuscule de la Chevalerie ». Secrétaire général de la
Commission
internationale des Ordres de Chevalerie dont le siège est à Edimbourg,
le
lieutenant-colonel Gayre of Gayre rappelle tout d’abord que l’Ordre des
Hospitaliers de Saint-Jean avait « trahi » Bruce en
combattant aux
côtés des unités anglaises alors que les Templiers étaient du côté de
Bruce.
L’amalgame des deux Ordres réalisé par Bruce survécut jusqu’à la
Réforme qui
vit en Ecosse, comme dans tous les pays protestants, l’abolition des
Ordres
militaires et hospitaliers dépendant du Vatican. Jusque là, les
chevaliers
issus de la fusion portèrent toujours le nom de
« Templiers ».
« Qu’il y ait eu
succession de Templiers semble possible » précise l’auteur du
« Crépuscule de la Chevalerie » qui
ajoute : « Il est
tentant de conclure que la tradition templière dans le rite maçonnique
écossais
vient directement des Ordres du Temple et de Saint-Jean supprimés à la
Réforme.
Il a pu exister une plus ancienne tradition templière encadrée plus
tard dans
la tradition maçonnique générale. On ne peut pas non plus nier que la
Franc-maçonnerie ait une grosse dette envers l’Ecosse. Il est donc
révélateur
que dans la hiérarchie maçonnique figure un Ordre du Temple. Ceci a
amené des
critiques à penser que, lors de la suppression de l’Ordre du Temple et de l’Ordre de
Saint-Jean d’Ecosse,
certains de leurs éléments se cachèrent sous le vocable
« Ordre maçonnique
du Temple ».
Bien sûr, le
lieutenant-colonel Gayre qui n’est pas franc-maçon et qui ignore donc
qu’il
n’existe pas d’ « Ordre du Temple » au sein de la
hiérarchie des
grades écossais, dénie à ces survivances le droit à s’intituler
« Ordre de
chevalerie », ce que tout naturellement nous ne contesterons
pas.
Il n’est pas interdit de
penser en revanche que la « descendance » qu’il
affirme en termes
dépourvus d’ambiguïté, ait pu conserver et transmettre certains
mystères
templiers au sein de la Maçonnerie opérative. Il semble bien,
ajoute-t-il à ce
propos, qu’après la destruction définitive de la Chevalerie en Ecosse,
« tout ait été organisé suivant une technique plus ou moins
maçonnique
avec un cercle central qui offrait des points secrets qui n’étaient pas
révélés
aux adeptes »…
Ce livre récent sur la
Chevalerie qui met beaucoup de choses au point, apporterait ainsi les
éléments
qui manquaient à Albert Lantoine lorsque celui-ci affirmait que la
création des
grades écossais ne pouvait s’expliquer que par des
« réminiscences
chevaleresques », soulignant à cet égard les similitudes entre
les titres
et les noms des décorations écossaises et rappelant que les Ecossais
stuardistes étaient « à la fois maçons et
chevaliers ».
La
transmission : de la « Massénie » au
Saint-Empire
Comment
et par qui cet
idéal chevaleresque a-t-il été transmis pour être infusé ensuite dans
les Hauts
grades écossais par leurs créateurs tout au long du XVIIIè
siècle ?
Il semble bien qu’on
n’ait pas suffisamment prêté garde à l’affirmation du Chevalier Ramsay,
voyant
dans les Croisades l’origine profonde de l’Ordre, que l’on a baptisé
après lui
et en hommage à son Discours, d’Ordre écossais. Acte de foi et
d’espérance en
la dignité humaine, le Discours de Ramsay – qu’il ait été ou non
prononcé par
ce dernier ! – reprend, ainsi que tous ses autres écrits, les
idées de
tolérance, de loi universelle et d’union des peuples que l’on trouvait
déjà
chez son maître Fénelon et bien avant lui chez Cicéron, lois que la
Chevalerie,
ordre sans frontières, avait, elle aussi, proclamé en son temps, à
travers ses
grands Ordres.
Tous les premiers
ouvrages du XVIIIè siècle sur la franc-maçonnerie avaient pourtant
insisté sur
le rôle capital de Godefroy de Bouillon, le « dernier des
preux », à
la fois grand chef militaire et véritable « lumière pour les
moines ». Godefroy avait fondé, si l’on en croit Eugène Aroux,
une
« Chevalerie du Cygne », première
« massénie » dont aurait
hérité, à travers l’Ordre du Temple, la Massénie du Saint-Graal évoquée
déjà au
XIXè siècle par les historiens Henri Martin, Victor-Emile Michelet et
Grasset
d’Orcet et, de nos jours par René Guénon et Pierre Dujols, dont j’ai
retrouvé
le manuscrit, publié depuis, à la Bibliothèque municipale de Lyon.
Or, si l’on en croit
Michelet, cette Massénie était en contact étroit avec les maçons
opératifs,
comme l’étaient, avant elle, les grands Ordres chevaleresques et tout
particulièrement les Templiers et les Hospitaliers de Saint-Jean. Cette
chevalerie spirituelle, voire mystique, aurait été créée dès 1312 par
d’anciens
Templiers. Elle serait ainsi le chaînon manquant qui, à travers Dante
et la
« Fede santa », à travers aussi, bien sûr, tous les
écrits
ésotériques de la Renaissance et avant eux le fameux cycle de la Table
Ronde,
aurait réellement
apporté le mythe du
Graal, d’abord au cœur du Saint-Empire spirituel dont rêvait l’auteur
de la
« Divine Comédie », puis jusque dans les cercles de
la nouvelle
Maçonnerie qui va éclore dès le XVIIè siècle.
D’autres société
proprement initiatiques, telle l’Académie platonicienne de Francesco
Colonna,
auteur d’un extraordinaire traité symbolique : « Le
songe de
Poliphile », qui impressionna fortement Rabelais et les
initiés de la
Renaissance, auraient alors joué, elles aussi, le rôle de
transmetteurs. Ces
sociétés, comme le prouvent les dessins de Colonna, cultivaient l’art
de la
mémoire auquel le fameux William Schaw, organisateur et régulateur du
Métier en
Ecosse à la fin du XVIè siècle, eut directement recours pour élaborer
ses
« Statuts » réglant en 1598-1599 le comportement de
chaque
« entered apprentice » en Maçonnerie.
Un autre maillon de la
transmission chevaleresque est bien évidemment la Garde Ecossaise à
qui, comme
le rappelait Ramsay, « nos rois confièrent la garde de leur
personne sacrée ».
Les plus grandes familles d’Ecosse appartinrent à cette Garde
fonctionnant en
entité autonome et qui ne devait allégeance qu’à la Couronne de France.
Or, à la fin du XVIIè
siècle, la plupart des officiers de cette Garde firent partie des
premières
loges militaires écossaises constituées par les Jacobites, les
partisans des
Stuart venus se réfugier en France avec le Prétendant. Notre Frère
André
Kervella, étudiant systématiquement l’implantation des loges écossaises
et
irlandaises, dès le XVIIè siècle dans les grands ports du nord de la
France, a
parfaitement démontré l’importance de cette installation. Et cela, des
décennies avant la création des loges officielles
andersoniennes !
De même, le professeur
David Stevenson, historien écossais qui depuis une quinzaine d’années
pourfend
bien des idées reçues, a mis en lumière, non seulement le rôle de
William Schaw
et de son utilisation de « l’art de la mémoire »,
mais celui de la
famille des Sinclair de Rosslyn, tous chevaliers Templiers
jusqu’au XVIIIè
siècle en même temps que grands maîtres et protecteurs des maçons ( 1
). Et
c’est encore un Sinclair – ce n’est point un hasard – qui fut le
premier grand
maître de la Grande Loge d’Ecosse lors de sa création en 1736.
« Les
Sinclair furent toujours admis au côté ésotérique de la
franc-maçonnerie »
rapporte ainsi David Stevenson qui rappelle qu’ils étaient
« obligés de
recevoir le mot du maçon ».
Les Sinclair sont sans
aucun doute au cœur du mystère templaro-maçonnique, ils sont le lien
avéré de
l’Ordre fondé par Hugues de Payns et celui des Maçons. La preuve, bien
loin des
élucubrations de Dan Brown, je l’ai trouvée admirablement inscrite dans
les
pierres de la chapelle de Rosslyn édifiée en 1446 par sir William
Sinclair.
Le symbolisme ésotérique de Rosslyn Chapel
Le symbolisme ésotérique
de cette chapelle dédiée à Marie, la Vierge-Mère vénérée par les
Templiers,
dépasse, et de très loin, des réalités purement religieuses.
D’innombrables
éléments d’architecture et de sculpture qui ornent ce magnifique temple
font
référence à des sources druidiques ou païennes auxquelles l’Ordre du
Temple
s’était déjà abreuvé. On y trouve « l’homme vert »
(le Bron ou le
Bran celtique), le mythe de Thammuz, le « fils de la
Veuve » et même,
bien avant la lettre, la légende d’Hiram inversée, avec un apprenti
assassiné
par un maître jaloux de son talent…
La croix pattée du
Temple y est abondamment représentée ainsi que les étoiles à cinq
branches, le
soleil et la lune. D’autres sculptures sont encore plus signifiantes,
telles
celle de l’Ange déchu, celle d’Enoch, assimilé à Hermès. Tout concourt
en fait
à faire de cette chapelle, œcuménique bien avant l’heure et où sir
Walter Scott
voyait lui-même la figuration de la neuvième voûte d’Enoch familière à
nos
hauts grades écossais, un haut-lieu mythique du Saint-Graal.
Personne en tout cas, je
puis l’assurer, ne peut sortir indemne d’une visite approfondie de
Rosslyn
Chapel, s’il a véritablement compris nos mystères.
Il n’est pas jusqu’aux
quatre saints chrétiens eux-mêmes – les seuls figurant sur les vitraux
de cette
chapelle – qui ne renvoient au mythe du Graal, à la Chevalerie et au
Saint-Empire, puisqu’il s’agit de saint Longin (avec sa lance), de
saint
Maurice représenté sur un pavé mosaïque (!), de saint Michel, patron
des
Templiers guerriers ou de saint Georges, assimilé par Tim
Wallace-Murphy,
l’historien de Rosslyn Chapel, à Khedir, le saint patron des
soufis et à
Thammuz, le « maître de la Vie et de la Mort ».
Mais il n’est pas que la
pierre qui nous parle. Il y a aussi les anciens rituels. Et là, bien
sûr, je ne
puis qu’effleurer le sujet tellement il est vaste et mérite une étude
approfondie.
J’ai ainsi en ma
possession cinq rituels particulièrement éloquents conservés à la
Bibliothèque
municipale d’Avignon. Ces rituels, rédigés vers le milieu du XVIIIè
siècle et
regroupés sous le titre général « Ordre des Sublimes
Chevaliers du Temple,
grands Ecossais de la Voûte sacrée de Jacques Molay et illustres Kador
sublimes » - Kador étant une erreur de transcription pour
Kadosch –
apportent un éclairage particulièrement intéressant sur l’infusion de
l’idéal
chevaleresque dans la franc-maçonnerie de l’époque, et cela bien avant
que soit
constitué un système cohérent des hauts grades écossais.
Et d’autres rituels, conservés
à la bibliothèque de la Grande Loge du Danemark et notamment ceux du
« Chevalier Kadosch de la Palestine » et du
« Chevalier de la
Triple Croix » cités par Pierre Girard-Augry dans son ouvrage
« Rituels secrets de la franc-maçonnerie templière et
chevaleresque », nous confortent encore dans notre hypothèse
de volonté de
reviviscence d’un tissu chevaleresque dans la trame de l’Ordre Ecossais
naissant…
Tout comme la Chevalerie
naguère, la franc-maçonnerie devient ainsi l’expression du Temple
universel,
elle devient, si l’on reprend l’expression de Gabriele Carmi,
« l’âme de
l’Unité » .
C’est une même vision de
l’homme et de l’esprit en effet qui se dégage peu à peu à nos regards
lorsque
nous mettons en parallèle aussi bien les rituels que les comportements
et les
aspirations des chevaliers et des maçons.
Chevalier
et maçon : même combat !
Quant à l’ultime
transmission comment ne pas la voir chez les Stuart et leurs partisans,
les
jacobites, qui fondèrent les premières loges non opératives sur le sol
de
France à partir de 1660 et ce donc bien avant la création de la
Maçonnerie
officielle anglaise, celle des « Modernes »
d’inspiration anglicane
et codifiée par les pasteurs Désaguliers et Anderson.
Peu à peu l’influence de
ces anciennes loges se répandit au sein de la nouvelle Maçonnerie
andersonienne
installée en France à partir de 1726 et c’est ainsi qu’apparurent alors
les
premiers grades écossais. Et peu à peu, de la même façon, l’imaginal
chevaleresque s’exprima et s’imprima dans les nouveaux rituels de ces
grades.
Dès le 1er
degré, l’apprenti franc-maçon a été accueilli en loge et consacré par
l’épée
des anciens chevaliers. Dès le 1er degré, il
est, lui aussi, en
puissance un chevalier ou plutôt un écuyer
novice qui apprendra peu à peu, au long de la voie du magistère, à
devenir ce
chevalier élu, choisi par ses pairs, capable de servir, dans la justice
et
l’équité et de devenir ce soldat fidèle, serviteur de l’Universel et de
l’Eternel.
Homme libre il va devoir
accomplir les œuvres de justice et de miséricorde, comme jadis le
chevalier, la
première vertu de miséricorde étant de « donner à manger à
celui qui a
faim et de donner à boire à celui qui a soif ». Il va devoir
accomplir
l’idéal que lui imposait la prière du Pontifical de Guillaume
Durand :
« A votre serviteur que voici accordez la force et l’audace
pour la
défense de la Foi et de la Justice, accordez-lui une augmentation de la
Foi, de
l’Espérance et de la Charité ; donnez-lui tout ensemble
humilité,
persévérance, obéissance, patience… qu’il ne blesse personne
injustement, ni
avec cette épée ni avec aucune autre, mais qu’il s’en serve pour
défendre tout
ce qui est juste et équitable »…
Et ce sont les mêmes
devoirs de justice et de miséricorde qui sont enseignés aujourd’hui au
franc-maçon comme hier au chevalier…
Mais c’est dans la
cérémonie elle-même que s’inscrivent les plus étonnantes similitudes.
D’abord
dans son approche : veillée d’armes ou cabinet de réflexion , l’objectif est
totalement identique, celui
du dépouillement et de la décantation alchimique… Ensuite dans tout son
déroulement, avec le rôle capital de l’épée que le maçon devra
apprendre à
conquérir, comme Thésée avait gagné celle de son père Egée, comme
Sohrab
l’avait arrachée d’une lourde pierre, comme Arthur avait extirpé son Excalibur d’un rocher…
Le heaume de l’ancien
chevalier est devenu la coiffe du maître-maçon, protectrice de son âme,
le
haubert le tablier de peau protecteur lui aussi par excellence, rempart
infranchissable qui sépare le champ profane du domaine sacré. Les
gantelets,
symboles de science et de discernement, se sont métamorphosés en gants
blancs,
symboles de pureté.
A l’adoubement, qui est
proprement la consécration par l’épée du Vénérable maître du nouvel
initié,
succède la colée qui est devenu l’accolade, signe de l’accueil
fraternel et de
l’amour qui doit régner entre tous ceux qui ont reçu la Lumière.
Gérard de Sorval a
rapproché les sept armes du chevalier des sept grandes vertus et des
sept dons
de l’esprit. Les éperons correspondant ainsi à la tempérance, la
cuirasse à la
prudence, les gantelets à la justice et l’épée à la force. L’écu est le
symbole
de la foi, le haubert de l’espérance et la lance de la charité.
Ainsi armé des quatre
vertus cardinales et des trois théologales, le maçon, comme le
chevalier
naguère, s’affranchit-il du temps et de l’espace et peut-il combattre
désormais
en « soldat de l’universel et de l’éternel ».
Il n’est pas jusqu’aux
couleurs elles-mêmes des armoiries traditionnelles de jadis que nous ne
saurions retrouver, marquant de leur sceau symbolique les différents
grades du
Rite Ecossais. Il n’est pas jusqu’aux animaux mythiques, si présents
dans le
symbolisme du bestiaire moyenâgeux, naguère étudié si admirablement par
Charbonneau-Lassay, qu’on ne retrouve, également semblable, dans le
symbolisme
maçonnique de l’Ecossisme.
La
fonction « noachite » de l’Ordre
La vraie, l’authentique
franc-maçonnerie vise donc à faire de ses membres des Chevaliers de
l’Esprit.
Sur cette voie, chacun va jusqu’où il peut ou jusqu’où il veut.
L’objectif
reste pérenne. Pour cela la franc-maçonnerie met à la disposition de
nos Frères
son arche conservatoire où se trouvent réunis tous les grands courants
initiatiques, toutes les philosophies anciennes, tout l’ésotérisme
religieux,
bref tout le trésor symbolique accumulé au fil des âges…
René Guénon avait déjà
vu dans les hauts grades écossais d’anciennes formes initiatiques
« disparues extérieurement ». Souchées sur la
franc-maçonnerie, elles
sont, disait-il, « mises à couvert » jusqu’à leur
réapparition dans
un cycle nouveau.
Il avait perçu ainsi
de manière lumineuse la fonction noachite de l’Ordre, sa vocation de
Saint-Empire spirituel relevant, comme l’a bien perçu également Henri
Corbin,
de l’histoire sacrée, du monde « imaginal » et non
des réalités
éphémères de ce monde des choses temporelles et transitoires…
Ainsi, à travers tous
ces exemples, hautement évocateurs, la filiation chevaleresque apporte
donc
quelques lumières sur l’obscurité des origines du Rite Ecossais ancien
et
accepté. A travers la chevalerie d’Occident et plusieurs de ses Ordres
historiques traditionnels, à travers la Chevalerie d’Orient et la
mystique
soufie qui en découle et, pourquoi pas, à travers la
« Chevalerie
céleste » hautement symbolisée par le combat sans cesse
renouvelé de saint
Michel et du Dragon.
Peut-être à l’Ordre de
Saint-Lazare, œcuménique bien avant la lettre, à l’Ordre du Temple,
multi-traditionnel – et ceci ne fut sans doute pas étranger à sa
suppression ! – à l’Ordre de Saint-Jean, faudrait-il ajouter
d’autres
Ordres plus spécifiquement religieux, eux, tels celui des Bénédictins,
protecteurs eux aussi des maçons opératifs, ne l’oublions pas, ou celui
des
Carmes qui ne craignaient pas de se réclamer, tout comme nous-même, à
la fois
de Noé, des prophètes du judaïsme… et de Pythagore !
Cet « œcuménisme
chevaleresque » expliquerait également l’évolution du Rite
Ecossais vers
un universalisme de plus en plus affirmé. Incontestablement, tout comme
la
Maçonnerie opérative en ses sources, le R.E.A.A. fut sans doute, à
l’origine,
profondément et sincèrement catholique. Mais l’on peut penser que
l’influence
des survivances templières d’une part, celle des courants hermétistes
et
Rose-Croix de l’autre, ajoutées à un ésotérisme chrétien de plus en
plus
approfondi, creusé par ceux-là mêmes qui s’en réclamaient, ont fait que
le Rite
Ecossais put s’épanouir dans des pays protestants d’abord, puis gagner
de
nombreux autres pays, étrangers primitivement par leur culture
nationale au
christianisme.
Alors que l’ancienne
« Maçonnerie opérative » disparaît au déclin de sa
sève, le R.E.A.A.
n’accepte pas totalement la nouvelle codifiée par Désaguliers et
Anderson,
orientée plus tard, tant en France qu’en Angleterre, par ceux que l’on
appelle
les « Modernes ». Il sait remonter plus haut dans le
temps, poser ses
jalons dans le passé, fier de son originalité, de sa
« spécificité »,
se réclamant à la fois de la Chevalerie d’Orient et de celle
d’Occident, unissant
ainsi les deux pôles de la montagne sacrée, les deux Saint-Jean, pour
prétendre
retrouver le Centre du monde, dont le cœur est la Shekinah, pour
retrouver
l’Amour qui meut la Divinité et faire ainsi éclore l’Ordre du Chaos.
« Ordo ab
Chao » : la devise précisément du Rite
Ecossais !
Jean-Jacques GABUT
( 1 )
Déjà en 1155 Richard Cœur de Lion était à la fois Grand Maître des
Templiers et
Grand Maître de la confraternité des francs-maçons de Grande-Bretagne
si l’on
en croit l’historien Rebold (« Histoire des trois Grandes
Loges »)
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