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La tour de Babel

Dans mes réflexions relatives à la parole, au silence et à l’écriture, j’ai rencontré la Tour de Babel qui m’a paru être un monument qui pouvait symboliser la rencontre de ces trois moyens de communication utilisés par les hommes et je m’y suis arrêté.

Ce monument semble symboliser évidemment la relation entre la terre et le ciel, le désir ontologique des hommes de vouloir s’élever, même si, on le verra plus loin, il est possible d’y voir une autre symbolique.

Mais il démontrerait aussi l’incapacité presque définitive d’arriver à son but.

Où bien un Dieu jaloux s’y oppose, ou bien les querelles d’ambition, transformées ici en confusion des langues font que tout est voué à l’échec !

Mais avant toute réflexion, souvenons nous du verset de la Bible qui évoque cette tour :

C’est en Genèse, chapitre 11 / 1-9, c’est-à-dire, curieusement, intercalé dans la longue énumération de la généalogie de Noé et avant le chapitre 12 qui voit le Dieu des juifs dire à Abraham de quitter sa terre de Mésopotamie pour aller vers la terre promise, le pays de Canaan.

Et ce verset dit :
« la terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. Or en se déplaçant vers l’Orient les hommes découvrirent une plaine dans le pays de Shinéar et y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! moulons des briques et cuisons les au four. Les briques leur servirent de pierre et le bitume leur servit de mortier. Allons dirent ils, bâtissons nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre.

Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils d’Adam. Eh, dit le Seigneur, ils ne sont tous qu’un peuple et qu’une langue et c’est là leur première œuvre ! Maintenant rien de ce qu’ils projetteront de faire leur sera inaccessible ! Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres !. De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi lui donna t’on le nom de Babel car c’est la que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre et c’est de là que le Seigneur dispersa les hommes sur toute la surface de la terre »

Déjà on peut s’étonner que 3 générations après le déluge, car on va le voir tout de suite le constructeur supposé de cette tour est Nemrod, arrière petit fils de Noé, par Koush, son père, et par Cham, son grand-père, Nemrod, dont la Bible dit qu’il fut le premier héros sur la terre, le Dieu Créateur n’ait de cesse de poursuivre de sa vindicte ses propres créatures.

Mais on y reviendra…

Avant d’aller plus loin je voudrais aussi faire part d’une précision étonnante : pour beaucoup d’historiens le récit biblique de l’arrivée de ces hommes dans le pays de Shinéar, en provenance de l’ouest, raconte en fait l’arrivée des Sumériens dans ce qui s appelle aujourd’hui l’Irak, la Mésopotamie ancienne, le pays situé entre les deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate.

Or il est prouvé que les Sumériens n’étaient pas des sémites, sans que l’on puisse toutefois savoir d’où ils étaient originaires même s’ils venaient à ce moment de l’Iran actuel.

Mais si Sumer n’était pas occupé par des Sémites, quid d’Abraham, le père de tous les Juifs ?

Mais revenons à notre réflexion :

Je vous ai précisé que le constructeur supposé de la tour serait Nemrod, petit fils de Cham, arrière petit fils de Noé, ayant aussi pour grand oncle, le frère de Cham, un certain MisraÏm, qui sera donc le père des Egyptiens, eux non plus des Sémites, du reste !

En effet, dans le chapitre 10, précédant donc celui de la Tour de Babel, en 8-12 il est dit :
« Koush engendra Nemrod. Il fut le premier héros sur la terre, lui qui fut un chasseur héroïque devant le Seigneur. D’où le dicton : tel Nemrod, être un chasseur héroïque devant le Seigneur. Les capitales de son royaume furent Babel, Erek, Akkad, toutes villes du pays de Shinéar. Il sortit de ce pays pour Assour et bâtit Ninive, la ville aux larges places,Kalah, la grande ville, et Résen, entre Ninive et Kalah. »

Donc, avant d’évoquer la tour qui va être élevée dans une ville à construire au pays de Shinéar, pays que les hommes en général vont découvrir en allant vers l’orient ( d’où venaient ils si Shinéar est probablement dans ce que nous appellerons ensuite la Mésopotamie ? ), et bien, auparavant la Bible affirme dans le chapitre précédent que ce même pays est confié à Nemrod dont il est le roi et où il y construisit 3 villes dont l’une portait le nom de Babel.

Manifestement le chapitre 11 relatif à la Tour de Babel est inclus là pour une raison qu’il va falloir découvrir ? c’est d’autant plus curieux que cet épisode, comme je vous l’ai déjà précisé, interrompt une longue énumération de 10 générations à partir de Noé, pour arriver à Abraham.

Il n’est pas inutile ici de rappeler que Cham, grand-père de Nemrod, est celui qui a été maudit par Noé pour l’avoir vu nu alors que ce dernier était ivre !

On peut donc évidemment penser que Dieu, en rendant impossible la construction de la tour par la multiplication des langues, ne faisait qu’appliquer la malédiction proférée par Noé, celui qu’Il avait sauvé des eaux pour repeupler la terre.

Mais décidément, après avoir chassé ses 2 premières créatures de l’Eden, avoir permis le meurtre d’Abel par Caïn et finalement avoir plus ou moins récompensé ce dernier, après avoir noyé l’ensemble des hommes sauf Noé et sa famille, ce Dieu, comme les Gnostiques l’ont souvent dénoncé, est d’humeur rien moins qu’amour et compassion.

Mais qui donc était à Babel et qui construisait la Tour ? les hommes de la tribu de la descendance de Cham ? ou bien l’ensemble des descendants de Noé ?

Avant de répondre, ici, où nous avons l’ambition de nous intéresser à toutes les Traditions, regardons ce que la Tradition musulmane, que nous connaissons très mal et qui pourtant véhicule peut-être ce qu’il y a de plus proche de la Tradition initiale avec l’Hindouisme et le Taoïsme, dit sur cette Tour.

Mais les dates se télescopent. L’événement de la destruction de la Tour de Babel se serait produit en 2773 après la création du monde, pour l’Islam, et seulement 1787 ans après pour les Juifs.

Confusion des calendriers ou confusion des langues ?

Nemrod est connu de l’islam, et comme le dit la Bible, comme étant de la lignée de Noé. Mais si la destruction de la tour s’était produite en 1787 après la création du monde, comme l’affirment les textes juifs, cela se serait passé du temps du règne du roi Arghû, roi babylonien qui régna 23 ans. Or, pour un commentateur arabe nommé At-Tabâri, la naissance d’Arghû aurait eu lieu 170 ans après la fin du déluge.

Donc le déluge aurait ainsi eu lieu 1617 ans après la création. Je ne sais pas ce que les textes bibliques disent à ce sujet.

At-Tabâri, en revanche, situe la construction de la Tour du vivant d’Abraham, ce qui est impossible pour la Bible qui situe le Père du monothéisme à la 10ème génération avant Noë donc au minimum 300 ans, et probablement plus, après le déluge..

At-Tabâri situe du reste la naissance d’Abraham 3337 années après la naissance d’Arghû.

Confusion des langues ?

Il existe, dans l’Islam, d’autres mythes, à partir de Nemrod, et dont le symbolisme est identique :

Nemrod avait nourri 4 aiglons. Quand ceux-ci furent adultes et forts, il leur attacha une nacelle et s’envola ainsi.

Pour les faire aller toujours plus haut il leur tendait de la viande.

Du haut de sa nacelle il vit les montagnes, semblables à des fourmis.

Allant toujours plus haut, il entra dans les ténèbres. Il ne voyait plus rien, ni au dessus, ni au dessous. Prenant peur il jeta de la viande et les aigles piquèrent à toute allure.

Nemrod s’écrasa sur la Montagne fumante. Ah, au fait, il s’était envolé de Jérusalem ( Mohamed s’envolera lui aussi de Jérusalem mais évidemment montera au Ciel ).

C’est seulement après cette première tentative de rejoindre le Ciel que Nemrod - car il n’était pas mort - se lança dans l’aventure de la Tour avec les résultats que nous connaissons.

C’est Dieu qui voyant arriver ces hommes détruisit la construction en s’attaquant aux fondations ( c’est-à-dire à ce qui semblait le plus solide - faut il ici réfléchir à ses propres certitudes basiques ? -), et, de peur, les hommes qui parlaient auparavant une seule langue se mirent à en parler 73 différentes.

At-Tabâri, toujours lui, dépeint une humanité accablée par les fléaux qu’envoie un Dieu jaloux d’une possible indépendance des hommes. Il veut préserver son rôle de maître dont l’intercession doit être continuellement implorée.

La construction de Babylone et de sa tour avaient comme motivation le souvenir encore proche de la grande inondation du déluge. L’idée était donc de construire une ville qui pourrait les protéger d’un événement semblable, et la tour comme dernier rempart contre la noyade.

Mais Dieu voulut, dit At-Tabâri, rendre les hommes faibles, rendre contradictoires leur pensées et leur apprendre qu’en dehors de Lui, il n’y avait point de salut.

Il s’opposa donc à leur rassemblement, dispersa leur groupement et fracassa de toute sa force leur langue.

Un lexicographe arabe, Ibn Manzur, livre lui, un autre récit :

On dit que Babel fut appelé ainsi car lorsque Dieu voulut confondre les langues des humains, Il envoya un vent et les amena de tous les horizons à Babel. Dieu confondit avec ce vent leur langue, puis il les dispersa à nouveau sur la terre.

L’encyclopédiste As-Suyûti, de son côté, raconte :

Lorsque Dieu voulut rassembler les humains à Babel, Il envoya sur eux du vent. Ils se réunirent en se demandant pourquoi on les rassemblait.

Un héraut cria : qui a placé l’Occident à sa droite et l’Orient à sa gauche, et fait face à la demeure sacrée, à lui est dévolu le langage du Ciel.

Ya’rûb se leva et il fut dit : Ya’rûb sera le premier à parler l’arabe.

Le héraut continua et répartit ainsi 72 langues.

Quand ce fut fini, la confusion était totale car chacun parlait une langue différente, on appela çà du Babil.

Encore une autre version, celle d’un certain Al-Bakrî :

Lorsque les hommes s’endormirent leur langue était le syriaque. Au matin, quand ils s’éveillèrent, leur langue fut séparée en 62 langues différentes et chacun commença à bredouiller dans sa langue. Pour cette raison l’endroit où ceci eut lieu fut nommé Babel.

Dans tous ces récits on ne peut être frappé que par le rôle du vent et surtout par l’absence d’explication pour l’agissement de Dieu.

Si Dieu a donné la parole à l’homme, cela semble uniquement pour le louer à travers les prières. Il semble qu’Il ait peur d’une communication entre les hommes ce qui n’est pas sans rappeler les régimes totalitaires interdisant le courrier, la presse, le téléphone, aujourd’hui l’Internet )

Peut-être est ce dans un mythe plus ancien que l’on peut trouver une autre explication ?

Sur des tablettes d’argile sumériennes, on peut lire le récit suivant :

« 1200 ans après la création du pays, la population s’étant multipliée donnait de la voix. Le Dieu souverain Enlil en fut incommodé. Il alla voir les Dieux suprêmes et leur dit que la rumeur des hommes est devenue trop forte, qu’il n’arrive plus à dormir. Ceux-ci leur lancèrent alors des épidémies, de la sécheresse, de la famine puis enfin le déluge. Mais Enki, le Dieu bon, protégea les hommes d’une disparition totale. Enlil trouva alors de pulvériser l’unique langue dans une myriade de parlés, et ainsi obtenir la disparition du bruit par l’impossibilité de communiquer entre eux. En tant que Seigneur de l’Air il n’avait pas eu trop de mal à choisir le moyen convenable pour parvenir à ses desseins et à embrouiller les paroles avec du vent. »

Les Dieux veulent du silence !

On peut tout simplement s’arrêter à cette conclusion simpliste, ce qui expliquerait que si tous ces Dieux, y compris celui de la Bible,ont fait se confondre les langues, ils n’ont, en revanche, rien fait pour l’écriture qui pourtant existait déjà et l’écriture cunéiforme des Mésopotamiens semble même avoir été la seule à cette époque.

N’avaient ils donc pas peur de l’écrit qui pourtant, autant que la parole, peut être un vecteur de connaissance et de transmission ?

Ou bien savaient ils pertinemment que l’écrit fige les mots, les idées, empêche leur enrichissement et sclérose les transmissions ?

Les récits changent d’aspect selon le genre de livre dans lequel ils se trouvent et la profession de son auteur. Selon que celui-ci soit exégète, géographe, historien, philologue, etc.. la même histoire sera présentée de façon différente et transmise ainsi.

Tous les récits seront néanmoins complémentaires sans une véritable unité de contenu autre que celle de leur accord sur l’image qu’il faut transmettre.

Ainsi un Franciscain qui accompagnait les Conquistadores en Amérique raconte un mythe indien identique :
« Au début, avant que la lumière du soleil n’ait été créée, le monde était plongé dans l’obscurité et les ténèbres ? ce n’était qu’une immense plaine, sans la moindre colline ni élévation, entourée de tous cotés par de l’eau, sans arbres, ni choses vivantes. Immédiatement après que la lumière et le soleil se furent levés à l’est, apparurent des géants difformes qui prirent possession de la terre. Fascinés par la lumière et la beauté du soleil, ils décidèrent de construire une tour si haute que son sommet toucherait le ciel. Utilisant un argile gluant et du bitume ( la même technique qu’à Babylone ) ils commencèrent sans tarder à bâtir la tour. Quand la tour fut si haute qu’elle touchait le firmament, le Seigneur des cieux, fou de rage, dit aux habitants du ciel : avez vous remarqué que les habitants de la terre, fascinés par la lumière du soleil et sa beauté, ont dans leur arrogance, construit une tour pour monter jusqu’ici ? que le diable les emporte car il n’est pas juste que ceux de la terre, vivant dans la chair,se mêlent à nous ! Sur le champ les habitants du ciel frappèrent tel la foudre, ils détruisirent l’édifice et divisèrent et éparpillèrent les bâtisseurs sur toute la surface de la terre «

On ne parle pas de langue mais quelle proximité avec la Tour de Babel !

Et puis la différence de langues, comme la différence d’écritures ou de religions sont ils en finalité néfastes ?

Un philosophe iranien, Az-ZamakhsharÎ affirme qu’elles sont nécessaires à la reconnaissance mutuelle des personnes et des choses. A cause de la différence, dit-il, la reconnaissance mutuelle est possible. Car si les choses étaient en accord, semblables et d’une seule façon, l’inconnaissance et la confusion apparaîtraient et beaucoup de bonnes choses se seraient arrêtées.

Pour maintenant étudier la Tour de Babel sous son aspect babylonien, il faut déjà préciser que , contrairement à la symbolique qui y est attachée dans le monde judéo-chrétien et islamique, pour les Babyloniens, cette Tour était destinée, au contraire, à permettre aux Dieux de descendre sur terre.

La démolition de la Tour de Babel aurait alors une autre symbolique, non plus celle de l’ambition démesurée des hommes qui veulent conquérir le ciel, mais, au contraire, la médiocrité de leurs moyens puisqu’ils n’arrivent pas à mettre à la disposition de leurs Dieux les moyens pour que Ceux-ci viennent les visiter, restant désespérément au niveau du sol.

Ceux-ci, en effet, ne rendraient visite aux hommes que si ceux-ci s’en rendaient dignes !

Mais qu’était donc cette Tour ?

En fait il s’agit d’une ziggourat, comme il en existait dans toutes les villes le long des grand fleuves. Celle de Babylone était nommée é-ternen-an-ki ( temple des fondements du ciel et de la terre ).

La ziggourat est une tour à étages - 7 ou 8 selon les historiens - sur le sommet de laquelle était un temple, généralement consacré au Dieu Mardouk, le dieu le plus,important du panthéon babylonien.

Un poème - le Poème de la Création - le présente comme le créateur du cosmos et l’initiateur de l’existence des hommes. Au fur et à mesure les autres Dieux deviennent, de fait, des aspects différents de Mardouk, en installant une sorte de monothéisme avant la lettre.

Il est à noter que le fils de Mardouk, Nabu, est le Dieu de l’écriture.

En haut de la tour il y avait un temple dont le seul mobilier était un lit où aucun homme ne pouvait pénétrer. Seule une femme choisie par les prêtres pouvait passer la nuit dans ce lit, avec le Dieu Mardouk. Toutefois il semble qu’une cérémonie de mariage avait lieu une fois l’an, au mois de mars, à l’équinoxe de printemps qui était la nouvelle année babylonienne, et que le Roi, représentant le Dieu, venait s’y unir avec une Prêtresse d’Ishtar, la Déesse babylonienne.

Je voudrais maintenant aborder une réflexion sur la langue originelle, car le mythe de la Tour de Babel y fait évidemment allusion puisqu’avant cet événement tous les hommes auraient parlé le même langage.

Mais avant, je veux vous citer ici un extrait de texte que j’ai trouvé sur Internet et qui donne une lecture psychanalytique du mythe de la Tour de Babel.

Son auteur est Jean-Louis Morizot.

« Dans le livre de la Genèse, l'histoire des origines du monde et de la création précède l'histoire des Patriarches.

Création du monde, création de l'homme et création de la femme, la chute du Jardin d'Eden, les enfants d'Adam et d'Eve, Caïn et Abel, la descendance de Caïn, le déluge, Noé et ses fils et enfin, le chapitre 11, La Tour de Babel, qui vient interrompre la longue filiation des fils et des filles de Noé, avant qu'elle ne se poursuive avec l'histoire des patriarches, Abraham et sa descendance.

Intermède donc dans cette genèse, une histoire des noms et de ceux qui les portent, intermède où le temps s'arrête pour faire apparaître Nemrod le roi chasseur, sa ville, Babel au pays de Shinéar (Babylone en Mésopotamie, l'actuel Irak) et son rêve fou de se faire un nom, marquer son temps par une construction, un monument d'architecture, rêve éternel des puissants, qui fasse vivre leur renom dans la mémoire des hommes après leur mort.

Nemrod, le révolté, révolté contre le créateur, construisit tragiquement l'incommensurable tour, la lugubre tour des choses, l'édifice du bien, du mal et des pleurs, oeuvre d'une vie de tyran. Epopée humaine, âpre, immense, projet titanesque auquel il lia son nom faute d'y avoir fait don de sa personne (on ne dit pas la " Tour de Nemrod ").

Plus haute que les ziggourats des astrologues, Hérodote qui visita Babylone vers 460 avant Jésus Christ rapporte dans ses Histoires la description d'une tour monumentale de sept étages... Pourquoi sept ? Sept est un chiffre complexe, qui rappelle les sept mobiles célestes, le soleil, la lune et les cinq planètes connues, sept commandait par allégorie, la semaine et le déroulement du temps...

Quoi qu'il en soit, le dieu de la création ne permit au projet ni d'être achevé ni de perdurer. Comme il avait tiré la conséquence de la faute d'Adam et d'Eve, pour avoir goûté du fruit de l'arbre de la connaissance, du bien et du mal, connaissance réservée à Dieu lui-même, comme il avait anéanti dans le déluge les héros fornicateurs, premiers descendants d'Adam et Eve, il anéantira et la tour et ses constructeurs, qui furent dispersés quand ils avaient voulu ne faire qu'un avec leur projet.

En fait ce texte doit être relu comme un système symbolique, comme nous y invitent tant les kabbalistes lecteurs de la Torah que l'exégèse chrétienne :
- sous la lettre et les événements rapportés au sens littéral, il s'agit de retrouver les trois autres sens de l'écriture, allégorique, herméneutique et mystique.

La construction et la destruction de la tour ouvrent la question de l'origine des langues des hommes, de la langue originelle dont sont issues les langues des hommes.

Babel porte du ciel pour des hommes qui voulaient se faire comme Dieu, devient Babel, la confusion, confusion des langues telle que les hommes se dispersèrent car ils ne s'entendaient plus.

Le premier dans le monde médiéval chrétien, Dante Alighieri s'est penché sur la question de la langue originelle, celle qu'Adam avait parlé à Dieu et qu'avaient parlé ses descendants avant la Confusio linguarum qui suivit la construction sacrilège de la tour.

Le " De Vulgari Eloquentia ", écrit en 1305, oppose cette langue parfaite, langue mère, l'hébreu, aux langues vulgaires dont elle est la matrice. Dieu ayant donné à Adam, ce que Dante appelle la " forma locutionis ", qu'il faut traduire, certes faculté de langage mais plus précisément la structure de toute langue, avec laquelle Adam va forger une langue, celle de la nominatio rerum, celle que parla Eve à Adam (Eve qui fut la première à parler lorsqu'elle a dialogué avec le serpent).

Dieu lui, parlait à Adam à travers les phénomènes naturels (le feu, la grêle, la neige, le souffle des orages) et Adam a parlé à Dieu sous forme de réponse. C'est pourquoi, Dieu a dû lui parler d'abord, mais il n'est pas nécessaire que le Seigneur ait employé une langue de mots portée par une voix.

Qu'est-il arrivé avec Babel pour Dante? Il est probable qu'il pensait qu'avait disparue la " forma locutionis " parfaite, celle qui permît la création de langues capables de refléter l'essence même des choses dans l'identité entre leur être, modi essendi et leur représentation signifiante, modi significandi et dont l'hébreu adamique était le résultat parfait et impossible à atteindre.

Seules sont restées des forma locutionis imparfaites de même que sont imparfaites les langues vulgaires des peuples.

C'est cette langue édénique parfaite que Dante a poursuivie avec l'espoir de la restaurer, par un acte d'invention : la langue vulgaire illustre, dont la langue poétique est le meilleur exemple pour une guérison de la blessure post babélique.

Une langue dans laquelle le mot serait identique à la chose, d'un discours qui ne serait pas du semblant dira Lacan, voilà ce dont nous sommes exilés, et à quoi nous rêvons : à ce qui n'est pas !

L'Après Babel n'est pas un épisode provincial, c'est un Drame !

Déjà Platon dans le Cratyle s'était posé la question sans parler d'une langue parfaite, du rapport des mots et des choses rapport établi soit suivant leur nature (c'est la thèse de Cratyle, les noms nomment les choses selon leur nature) soit en fonction d'une convention humaine (c'est la thèse d'Hermogène qui y voit un rapport contingent). Pour Socrate, la connaissance ne dépendait pas de notre rapport aux noms mais de notre rapport avec les idées des choses issues de la perception des noms.

Pour Dante, que l'homme ait la faculté du langage, que les petits de l'homme apprennent le langage maternel dans la langue vulgaire, tient à ce qu'à lui seul il ait été donné de parler.

Parler signifie manifester les pensées de notre esprit au moyen de signes sensibles.

Seuls les anges ont la capacité intellectuelle de comprendre la pensée de l'autre ou de lire les pensées de tous dans le divin esprit du monde.

C'est cette blessure, post babelienne, que la langue parfaite de Dante veut réparer : langue parfaite à inventer par lui-même, de la multiplicité des langues imparfaites du vulgaire, pour mieux faire que l'hébreu ancien d'Adam, perdu après Babel, langue universelle, qui dirait enfin ce qu'elle dit, sans tromperie et donnerait la connaissance des choses. (La langue divine née du pacte entre Dieu et Adam, dont dérivent les langues vulgaires).

On ne peut échapper à l'idée d'une création du monde comme un phénomène linguistique (ce que développe en particulier la tradition de la Kabbale), à l'idée d'une unité entre peuple et langue, à l'idée que le rapport d'un homme à son langage est homologue à son rapport à son monde.

Dans les lointaines vallées de l'Euphrate, les hommes érigent une oeuvre architecturale immense, ils y travaillent en commun, c'est cette communauté qui constitue le but et le contenu de l’œuvre : faire Un à plusieurs, créer entre les hommes un lien, le lien du trait unaire de l'identification dit Lacan. La destruction de cette œuvre sépare les hommes et renvoie chacun et à son incomplétude et à l'insuffisance de sa pensée à faire lien avec quiconque. Projet inachevé que la tour, comme la langue des hommes à qui il manque le dernier mot pour dire le vrai sur le vrai !

Cela nous le savons, mais l'expérience de la parole des hommes montre que nous passons notre temps à l'ignorer -quand même- quand nous parlons, disons, affirmons en courtisant la Vérité et négligeant le reste à tout dit. «

Cette longue, peut-être trop longue citation, quelquefois pédante avec ses citations latines, est cependant pleine d’enseignements. Y’a t’il eu une langue originelle, et si oui, comment se serait elle construite ?

La Tour de Babel, dans sa version judéo-chrétienne, participe bien d’un archétype, celui de la langue originelle définitivement perdue et que les hommes regrettent car elle correspondait à un âge d’or. Comme on l’a vu, sous des formes différentes, en Amérique comme au Moyen Orient, les hommes ont tenté d’expliquer cette malédiction qui est à la base de beaucoup de conflits. Une langue correspond à une pensée, à une culture et le rêve de l’unicité primordiale hante l’humanité qui a chuté.

Ce qui a toujours frappé les hommes c’est la confusion des langues.

L’homme aurait oublié ses origines et la multiplicité des langues en serait un indice. Au Moyen-Âge, l’homme pensait que la diversité des langues et les malentendus, voir les haines qu’elle ne cesse d’engendrer, devaient provenir de quelques fautes anciennes punies par Dieu.

C’est la faute au péché originel, en quelque sorte, et nous ne sommes pas loin non plus du mythe de la parole perdue car il est évident qu’il existe une quête de la langue originelle.

A l’origine, dans beaucoup de traditions, et cela est vrai dans la Bible, l’homme primordial nomme les choses, les plantes et les animaux, et leur donne ainsi vie comme Dieu, par le Verbe, avait créé l’homme.

Chez les Dogon, en Afrique, il est dit que la parole a d’abord servi à désigner les éléments nécessaires à l’agriculture. Puis cette parole a pris possession de l’homme, elle est venue comme le vent, est entrée dans son oreille puis est ressortie par sa bouche.

N’oublions pas, non plus, que dans le Nouveau Testament, après la mort de Jésus ; quand celui-ci descend sur les Apôtres, l’épisode de la Pentecôte, dit des langues de feu, où ces mêmes Apôtres se voient accorder le don des langues, c’est-à-dire de comprendre toutes les langues parlées sur la terre.

On retrouve dans toutes les traditions les mêmes idées, que l’on a appelé depuis le Moyen-Âge, archétypes.

Si l’homme a conservé de ses origines les mêmes images, je pense que le premier langage, obligatoirement sommaire - mais pourquoi, après tout, et le linguiste danois Jesperen propose exactement l’inverse, c’est à dire une sophistication extrême des premiers mots qui ont du ensuite être simplifiés pour une utilisation plus aisée - ce premier langage devait utiliser les mêmes onomatopées pour définir les mêmes objets, sans grammaire.

Ne serait ce pas la grammaire avec la structuration de la relation entre les mots à travers des idées qui, évoluant selon les peuples et leur situation, aurait en fait créé la différentiation entre les langues ?

Mais avant de conclure cette méditation sur la Tour de Babel, il reste à voir son rapport avec l’écriture.

On a vu, plus haut, que si Dieu avait multiplié les langues, Il ne semblait pas s’être intéressé à l’écriture.

Or, c’est en Mésopotamie, on l’a déjà vu ici, que l’écriture est née. Elle est née d’abord d’une écriture pictographique, puis idéographique, puis symbolique, qui représentait les objets ou les idées, avant que, pour des facilités d’utilisation, elle devienne abstraite, phonétique.

Son évolution ultime lui permit de servir à exprimer différentes langues.

Les historiens pensent que la Tour de Babel comme les palais de Sumer ou Babylone n’auraient pu voir le jour sans l’aide de l’écriture qui permettait de définir les plans, les matériaux et leur mise en œuvre.

Donc, encore une fois, mais les rédacteurs de l’époque s’en rendaient ils compte ? si Dieu avait voulu interrompre définitivement toute ambition de construire une tour en mesure de venir le rejoindre, Il aurait dû aussi multiplier les écritures pour les confondre.

Mais n’est ce pas ce qui a été fait ? car qu’y a t’il de plus impossible à déchiffrer qu’une écriture d’une autre culture ? n’est ce pas là une source de confusion aussi importante que celle due à la langue ? combien de cultures disparues nous restent totalement inconnues parce que nous ne savons pas lire leurs textes ?Champollion a eu la chance de découvrir la pierre de Rosette, combien de pierres de ce type faudrait il trouver pour appréhender toutes ces civilisations disparues qui nous ont laissé des messages jusqu’à ce jour illisibles ?

La seule écriture commune est peut-être le symbole, c’est peut-être même l’écriture originelle ?

J’arrête sur cette interrogation.

J’ai dit,


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